AD 2019 oblige, c’est durant le mois de juillet de cette année-ci que je décidai enfin de rédiger l’Analyse du manga AKIRA, écrits que je souhaitais réaliser au début des années 2000. Sur cette présente page, je révèle l’ensemble de cette analyse, que j’ai voulue la plus profonde et cohérente possible. Sa rédaction m’aura pris près de 4 années, mais elle est là, complète, définitive et intégrale. N’hésitez pas à vous rendre sur Youtube, dans la playlist dédiée à cette analyse afin de l’écouter. Le tout comprend 18 vidéos qui sont accompagnées d’illustrations du manga.
Merci infiniment d’être passé par là, en espérant sincèrement que cela vous plaise… Némure Tetsuo
Episode 1: TETSUO
Episode 2: AKIRA
Episode 3: AKIRA 2
Episode 4: KEI
Episode 5: KEI 2
Episode 6: KANEDA
C’est en 1991 que je découvre Akira, par un pur hasard, alors que je traîne mes pattes dans un kiosque à journaux toulousain. Cela faisait à peine un an que les éditions Glénat avaient décidé de traduire et de diffuser cette BD dans l’hexagone, et je tombe dessus par le plus beau des hasards. Je ne verrais pas le film, sorti au cinéma en mai de cette même année, mais rattraperai ce retard éditorial en me procurant tous les anciens épisodes de la BD. Et sans le savoir, je commençais, tout doucement, à pénétrer dans un monde immense et vertigineux, à m’engouffrer dans un univers viscéral et déchaîné, à m’aventurer dans une autre dimension, éclectique et subversive.... Et je ne m’en déterrerai jamais, j’ai alors tout juste 17 ans.
Les mois se succèdent, entre la lecture d’un nouveau chapitre, et l’attente langoureuse du prochain. Mais au premier semestre de l’année 1992, je ne me rappelle plus de la date exacte, un aparté des éditions Glénat apparaît sur la première page de l’épisode 31. Il mentionne que les parutions mensuelles en kiosque s’arrêtent, et que l’on pourra apprécier la suite de l’histoire dans sa publication de luxe qui sortait alors en parallèle chez tous les bouquinistes. Ironie du sort, il faudra attendre 1995, soit trois longues années, pour connaître la fin d’Akira, en langue française.
En juin 1992, alors que je viens de passer mon bac, je traîne chez un libraire qui propose des imports de mangas. Sur les étalages, les quatre premiers tomes Deluxe d’Akira distribués par la Kodansha. Je m’empresse de les acheter, je m’empresse de les feuilleter, et j’ai comme l’impression de me replonger dans l’œuvre. Relire Akira, en noir et blanc, dans son sens de lecture originale, baigné par les onomatopées du Soleil levant, me procure une ivresse insondable jusque là, dilue mon être dans une frénésie immersive et sensorielle encore inconnue. Non pas que la version internationale, en couleurs, soit de mauvaise qualité, Steve Oliff a fait un travail formidable, mais indéniablement, elle perturbe le trait d’Otomo, elle estompe les jeux de trame, elle édulcore le récit, dans son ensemble. D’ailleurs, relire Akira au travers du manga d’origine me rendit par la suite incapable de le survoler dans son adaptation française.
Quelques mois plus tard, je parviens sans problème à me procurer le volume 5. Et le semestre d’espérance qui, langoureusement, nous mènera au dernier tome (sorti officiellement en mars 1993) me parut d’une inlassable éternité. Il ne se passera pas une semaine sans que je me questionne sur sa date d’arrivée, pas une journée sans que je tâche de capter la moindre information à ce sujet. D’ailleurs, début mars, je devais sûrement me rendre tous les jours dans cette librairie du cinquième arrondissement de Lyon (la seule qui vendait des mangas à l’époque) afin de ne pas rater cette arrivée tant attendue. Et il finit par être là, ce sixième tome, monstrueux, massif, imposant, propageant par ses jeux de vignettes colossaux, la conclusion si convoitée de cette formidable Saga.
Depuis l’amorçage de mes lectures, deux années auparavant, j’avais sans cesse perçu cette amitié, puissante et indéfectible, qui unissait Tetsuo à Kaneda, c’était incontestablement le moteur narratif de cette épopée. Et le visionnage de ce sixième volume, au travers de ces contorsions buccales et ces jeux de regards convulsés, ne fit que me confirmer cette liaison directrice et immuable. Mais Akira, dans son ensemble, raconte surtout, et avant tout, l’histoire de Tetsuo, de cet adolescent orphelin. Et après avoir été témoin, sur 1728 planches, de ses souffrances interminables, on put enfin assister, grâce à ce sixième tome, à son avènement et à sa consécration.
Car si Otomo et un auteur visionnaire, ce n’est pas parce qu’il fut capable de prédire les jeux Olympiques de 2020. Ces derniers ne sont que la réminiscence de ceux de 64. Non ! Si Katsuhiro est un avant-gardiste, c’est parce qu’il sut faire de Tetsuo la métaphore inconditionnelle d’une jeunesse abandonnée et délaissée. Avec trente années d’avance, Otomo fut capable de prédire ce qu’allait devenir sa société japonaise : une société sénile et pourrissante, sans aucune jeunesse. Mais le plus beau dans toute cette histoire, c’est que Katsuhiro nous dévoile le remède à ce problème systémique, il nous l’offre, dans une double planche monumentale au doux fatalisme, une double planche qui fait frissonner l’ensemble de ma chair rien qu’en y pensant, cette même double planche qui conclut le tome 6 avec maestria et qui nous montre une bande de motards face à un Néo Tokyo en reconstruction. La fatalité est claire : la jeunesse est le futur de l’Humanité.
Si Otomo est un auteur qui peut se qualifier de pessimiste, ce n’est sûrement pas à cause de cette fatalité énoncée qui finalement est débordante d’optimisme ; mais sûrement parce qu’il devait se sentir bien seul à percevoir son inéluctabilité. Et quand on vient de vivre une année 2020, difficile et incertaine, où l’on a sacrifié une jeunesse pour sauver la vieillesse, on ne peut que comprendre la solitude d’Otomo, et constater que l’Humanité n’a toujours pas capté où se trouvait réellement son futur. Moi, l’éternel optimiste, je viens d’appréhender, en cette année 2020, le pessimisme de Katsuhiro Otomo.
Mais je m’éloigne, bien précipitamment, ceci n’est qu’un prologue. Donc, en mars 1993 sort le sixième et dernier tome de la saga, nous révélant, avec brio, la conclusion profondément humaine de ce chef-d’œuvre des années 80. En ce début de printemps donc, je possède l’intégralité du manga, en noir et blanc, et c’est deux ans plus tard, en 1995, que sort Akira Club, l’Art Book qui lui est dédié, avec tous ses extras et ses anecdotes croustillantes. En 1997, j’effectue mon premier voyage pour le Japon. Même si je fis un petit détour par Hiroshima, c’est essentiellement à Tokyo que je traîne mes pattes, semblant exaucer un rêve d’enfant vieux de vingt ans. Bien évidemment, j’oserai m’immiscer à l’intérieur de quelques boutiques de mangas, notamment celle bien garnie du quartier d’Akihabara. Et c’est ici où je vais découvrir tous les recueils d’histoires courtes de Katsuhiro, toutes ses comptines d’avant Akira. Je vais tout m’approprier, tout accumuler : Boogie, Short Peace, Highway, Hensel, Kibun, Anthology... Je vais tâcher de m’accaparer de tous ces bouquins qui gravitent autour d’Otomo, et je rentrerai en France avec une collection qui ne me laissera pas peu fière !
Jadis, je fus donc traumatisé par Otomo au travers de son œuvre majeure Akira. Dès mon retour du Japon, je deviens traumatisé par Katsuhiro pour l’ensemble de son œuvre. Akira n’était en fait que la pointe de l’iceberg (une pointe qui représente la moitié de son volume, soit, mais une pointe quand même), une extrémité magistrale qui dissimulait une base tout aussi arrogante. Encore aujourd’hui, je reste subjugué par la prolifération artistique dont fut sujet Otomo durant des années 1970, ce type était une véritable machine !
Bref, en 1998, je m’incruste au sein d’Asiexpo, une association lyonnaise qui promeut les cultures asiatiques. Tous les ans, au mois de novembre, elle organise un festival, Étoiles et Toiles d’Asie, avec des avant-premières, des projections de films, des expos, des conférences, des ateliers… Pour l’édition de cette année, je propose de faire une exposition sur Otomo, afin surtout de présenter ses travaux d’avant Akira. Dans ma tête, l’exhibition est composée d’une trentaine de dessins, allant de ses débuts en 1971, jusqu’à 1982. Parfait ! l’idée plaît, il ne reste plus qu’à avoir l’autorisation : j’envoie donc un fax à la Kodansha. J’y explique le but de l’expo, son contenu, les dates, les expectatives… Mais la réponse se fait attendre. Je profite alors de mon troisième séjour au Japon, en septembre, pour me rendre directement chez les locaux de l’éditeur. Face à face livide avec la secrétaire, un peu de patience, et j’apprends que la réponse est négative, car l’auteur souhaite tracer un trait sur ses œuvres du passé. Je quitte les lieux, stoïque. Cette décision, qu’elle soit d’Otomo ou de son ayant droit, est parfaitement respectable, mais cela ne m’empêcha pas d’être empli d’une profonde déception. J’étais déçu de ne pas pouvoir faire cette expo sur cet artiste que j’appréciais tant, sur cet artiste qui avait bouleversé mon existence, à tout jamais.
Bref, ainsi va la vie, ainsi vont les choses, et 1999 se consomme lentement jusqu’à mon départ pour l’Amérique latine. Je fais un vagabondage d’un an, en auto-stop, le long de la Cordillère des Andes. À mon retour, fin de l’année 2000, je m’embarque dans l’écriture de cette aventure, cela me prendra neuf mois. Ayant trouvé un éditeur, il va falloir que je me lance dans la vente du bouquin, c’est ce que je ferais, au travers de conférences qui accompagneront expositions photo et autres diaporamas. D’ailleurs, j’ai pas mal de dates de bloquées, dans des MJC, des librairies, des restaurants, des centres culturels… Afin de clarifier tout ça, mais aussi pour faire la propagande des futures rencontres, je décide de créer un site internet et de le mettre en ligne. Après cette mise en bouche de la programmation htm et de l’utilisation de Frontpage, je me dis alors dans ma petite tête : « Pourquoi ne ferais-je pas un site sur Otomo ? »
Je m’excuse pour tout ce paragraphe qui pourrait sembler hors sujet, mais je pense encore aujourd’hui que si le site d’Otomo existe, c’est bien par rapport à tous ces évènements qui l’ont précédé. Je ressors donc ma collection tant chérie, me replonge dans mes archives, scanne des centaines d’illustrations, rédige les résumés de chaque comptine, la critique de chaque chapitre. Je clarifie tout ça, le classifie suivant une chronologie bien respectée, mets en page afin d’offrir une expérience de navigation la plus intuitive possible. Et le site sort fin 2001, il se nomme otomo.free.fr et sera une référence pendant plus de dix ans. Il sera mentionné, copié, falsifié, mais fort heureusement jamais égalé. D’ailleurs, après avoir terminé ce site, sûrement pris par l’effervescence de l’écriture, je me dis alors, dans ma pauvre petite tête : « Pourquoi ne ferais-je pas l’analyse d’Akira ? »
Malheureusement, ce ne sera qu’une idée vague, un désir qui restera bien enfoui dans mes viscères cérébraux. Car en 2002, j’effectue ma migration définitive en Amérique du Sud, en Argentine, au nord du pays. Je laisse donc derrière moi mes archives, ma collection, tout ce passé, pour me tourner vers d’autres horizons. Cependant, je tâche de maintenir le site, dans sa forme et aucunement dans son fond, afin qu’il puisse répondre aux normes changeantes du web. En 2005, j’y ajoute même un forum dans le but de mettre en relation des passionnés de manga en général et d’Otomo en particulier. Submergé par les spams, je lâcherai très vite l’affaire. C’est en 2015 que j’effectue la dernière mise à jour du site afin qu’il soit en Responsive Design et puisse être navigable depuis PC, téléphone ou tablette. Là aussi, ce n’est qu’une refonte structurelle ; le fond, lui, reste inchangé, identique à la rédaction originale de 2001. Il et clair qu’à l’heure actuelle, ce site peut paraître un peu dépassé, mais il est toujours là, ferme et inflexible. Je le reprogrammerai intégralement courant 2021 afin de lui donner sa forme finale et définitive.
On voit donc que, loin de l’effervescence bouillonnante des années 90, le temps passe… et la vie suit sa cour. Mais 2019 pointe le bout de son nez, et malgré l’éternité qui semble me séparer d’Akira, cette date a su préserver dans mon cœur tout son symbolisme : « AD 2019, Néo Tokyo », un slogan à jamais gravé dans ma chair. Et pour marquer le coup, je commence, début 2018, à faire un digital Painting, une compilation de différentes planches d’Otomo afin de lui rendre comme un hommage. Je finalise l’illustration en décembre, juste avant le passage à la nouvelle année : j’aurai pris mon temps.
J’amorce donc 2019 avec cet hommage, un visuel que j’insère comme page introductive du site qui, pour des raisons de sécurité, a changé de direction. En effet, après quasi deux décennies à avoir hébergé mes sites chez free, je finis enfin par acquérir un nom de domaine plus conforme : otomo.ampprod.fr sera dès lors son adresse. 2019 suit son cours et en juillet — je devais sûrement être embourbé dans un état de mélancolie extrême — résonne dans ma pauvre petite tête : « Et si je faisais l’analyse d’Akira ». Cet écho viscéral semblait refouler la profonde frustration de n’avoir pu accomplir cette tâche vingt années auparavant… Et je ne pouvais, cette fois-ci, me confronter à un second échec.
Je commence donc à recompiler le manga, me replonge dans sa lecture où rien n’a changé depuis les années 90. Au début, je souhaitais présenter cette analyse sous forme de vidéos, faire un slide-show des vignettes clés de la BD et balancer, dans une improvisation chère à mon cœur, l’interprétation tant personnelle que j’avais de cette histoire. Mais c’était grandement sous-estimer l’œuvre et surtout tout ce que j’avais à en dire. Je me lance donc dans la rédaction, scrute chaque planche et tapote au clavier l’exégèse du manga. La première vidéo sort en septembre, après un éprouvant travail d’édition, d’enregistrement, de montage, d’habillage.
Et durant les six mois qui vont suivre, je vais intégralement me dévouer à cette tâche : à écrire, à éditer, à graver, à monter. C’est pendant cette même période que je m’attelle, en parallèle, à la création du PDF, celui que vous êtes en train de lire en ce moment. Les textes étant sauvegardés sur support magnétique, il ne me restait plus qu’à les mettre en page et les accompagner du visuel adéquat. Durant un semestre donc, mon activité va simplement se résumer à la rédaction de l’analyse et à la mise en ligne des vidéos, à l’autopsie de chaque vignette et au façonnage de leur sens caché. Je me retrouve alors submergé par une vague frénétique et déchaînée qui pousse à retranscrire ma vie à un seul mot : AKIRA. De plus, plus le temps passe, plus l’histoire défile sous mes yeux, et plus l’analyse devient riche et profonde, la composition lourde et pesante, la réflexion minutieuse et harassante. Par exemple, les écrits qui font référence au tome 4 comportent deux fois plus de caractères que n’importe quel volume le précédant. Et lorsque, mi-avril 2020, je mets en ligne la neuvième vidéo (celle correspondant à la fin du tome 4), je ressens une fatigue insoutenable, un épuisement à la fois physique et cérébral, un étiolement qui pousse ma raison à prendre la décision de faire une pause, un break : il faut que je me calme, que je respire un peu.
Malheureusement, nous sommes en pleine pandémie, un contexte sanitaire et mondial qui catapulte ma chaire dans l’absurde de Camus. Et le grotesque l’emporte sur ma volonté, le pathétique conquiert le contrôle de ma vie, et le cirque ambiant m’impose une quarantaine de plus de sept mois. Durant tout ce temps, mon occupation intellective se concentrera bien sûr sur Akira, mais je serais incapable d’aligner quelques mots, de rédiger quelques phrases, de concrétiser une critique. Je mettrais en ligne la version HTML de l’analyse, directement accessible depuis le site, j’élaborerai des illustrations vectorielles et noir et blanc afin d’accompagner la future conclusion de cette même analyse, mais je ne pourrais prolonger son écriture. En octobre, des idées submergent dans ma pauvre petite tête et je commence la rédaction de ce prologue, m’imaginant que ce sursaut calligraphique engendrera la réactivation de ce projet qui me tient tant à cœur, de ce projet que je me suis promis de mener à terme. Car je dois continuer, je ne peux me laisse ronger par la peur… Et par un doux miracle, ce sursaut calligraphique me donne la force de poursuivre, et je me replonge dans cette analyse, frénétiquement. L’écriture est sans cesse plus intense, mais plus sporadique aussi, avec de longues pauses, parfois de plusieurs mois. La rédaction de la fin sera d’ailleurs très douloureuse, sûrement par peur de mal faire ou d’oublier des choses, mais surtout à cause de cette phobie indélébile qui m’habite : celle d’arrêter d’écrire… Car il n’y a rien de pire que d’arrêter d’écrire. Mais j’y mettrai un terme, à cette analyse, en novembre 2021, avec une certaine insatisfaction, comme à mon habitude. Mais j’y aurai mis un terme.
Le 6 décembre 1982, à 14h17, une bombe, d’un nouveau genre, explose sur la ville de Tokyo. Neuf heures plus tard s’enclenche la troisième guerre mondiale. Leningrad, Moscou, Kazan, Vladivostok, Irkoutsk, Novossibirsk, San Francisco, Los Angeles, Chicago, Nouvelle-Orléans, Huston, Washington, New York, Okinawa, Berlin, Hambourg, Varsovie, Londres, Birmingham, Paris, New Delhi… Et le monde commença à se reconstruire… Sur la page suivante, nous est dévoilée une vue satellite qui pointe sur la nouvelle capitale japonaise : « AD 2019 Néo Tokyo, 38 ans après la troisième guerre mondiale ».
Et tout justement, en 2019, nous y sommes, et j’ai donc décidé de faire une petite analyse de l’œuvre culte de Katsuhiro Otomo : AKIRA. Mais avant toute chose, je pense qu’il est intéressant de se mettre dans le contexte, de nous plonger dans la situation, de revisiter la chronologie. Car si Akira a vu le jour à la fin de l’année 1982, Katsuhiro, lui, a commencé à dessiner en 1971. C’est plus précisément le 30 décembre 1971 que sort sa première BD, ou plutôt son premier court récit, devrais-je dire : Macchi Uri No Shoojoo. En fait, cette dernière ne fut jamais éditée. Il faudra attendre le mois d’août 1973 pour que la première histoire d’Otomo soit publiée dans les pages du magasine Action Comics : Juusei, une adaptation de Mattéo Falcon, la nouvelle de Prosper Mérimée.
Donc, de la mi-août 1973, jusqu’à la fin décembre 1982, nous avons neuf années pendant lesquelles Katsuhiro va dessiner, dessiner, et dessiner. Une production affolante, et durant cette période, il va pondre 2700 planches (c’est beaucoup plus qu’Akira lui-même), dont 533 seulement pour l’année 1980, ce qui est énorme. Otomo est un mangaka très très productif et prolifique. Il va s’attarder sur différentes formes narratives, en usant de l’humour noir comme il aimait le faire à l’époque. Il va se pencher un peu sur des histoires de sport avec du base-ball. Il s’étalera sur la psychologie, Katsuhiro est un auteur très friand de psychologie. Il se permettra aussi de nous raconter sa rencontre du troisième type. Il va parler de survie, évidemment, de la manière la plus horrible et la plus gore qui puisse exister ; de la déchéance avec ses loques et ces cloches qu’il adore mettre en scène. Il nous exposera des drames familiaux, des récits sur l’incompréhensible, des aventures souterraines où les jeunes en sont les héros. Il nous narrera des épopées qui n’ont rien à envier à l’odyssée d’Homère, nous révélera la guerre dans toute sa cruauté et sa splendeur, nous confrontera à l’absurde bien sûr, toujours…
Pendant ces neuf années donc, Otomo va élaborer son style, il va l’améliorer, il va le peaufiner. Il va passer d’un criminel néophyte, tel qu’on peut le voir dans Boogie-Woogies Waltz en avril 1974, jusqu’à un samouraï raffiné, tel qui nous apparaît dans le sixième tome de Kibun Ha Moo Sensoo, paru en décembre 1980. Et donc, durant cette même période, il va s’intéresser à tout type de récit. Des récits d’inclusion qui feront plusieurs centaines de pages. Des récits pour enfants très courts, de 2, 3, 4, 5 pages. Des rêves d’enfants, bien sûr, qui vont sublimer sa carrière ; des récits de science-fiction, quelques-uns seulement ; des récits prophétiques, dans l’attente du messie. Et toute cette production, il va nous l’exposer avec une maîtrise parfaite de la couleur, de la perspective et du clair-obscur. Il nous fera survoler les grands espaces comme il nous confinera dans des cadrages à la Ozu, avec une présence, parfois, étourdissante et enivrante du silence et de la solitude. Toutes ces comptines, Otomo va les mettre en images en faisant un usage raffiné du détail. Que dis-je en faisant un usage maniaco-dépressif du détail, nous obligeant à rester scotchés durant des minutes entières face à une seule illustration. Comme cette fameuse planche qui servit de couverture au recueil de récits Good Weaver, sorti en mars 1980, qui demanda, paraît-il, deux mois et demi à Otomo afin d’être confectionnée.
Pendant ces onze années, donc, Katsuhiro va progresser, bien sûr, il va s’améliorer, évidemment, et va devenir un auteur reconnu, un auteur sollicité par différents écrivains ou musiciens, un auteur respecté et apprécié. Fin 1983 d’ailleurs, DOMU recevra le prix de la meilleure œuvre SF. Sur ces neuf années de publication, Otomo aura élaboré 150 récits, en gros, qui faisaient tous entre 2 et 50 planches. En règle générale, c’étaient des histoires courtes qui s’étiraient sur une vingtaine de pages. Seul Fire Ball, sorti en janvier 1979 dans Action Draks, faisait 50 planches. Et à côté de ces courts métrages on va dire, car oui, Otomo est surtout et avant tout un auteur d’histoires courtes, il a donc écrit six œuvres un peu plus longues. Et la première, c’est Sayonara Nippon, qui est parue d’août 1977 à février 1978, et qui s’étale sur cinq chapitres et 116 pages. Le manga sortira le 16 juillet 1981. Ensuite il y a eu Seijaga Machini Yattekiru, publié durant le mois de mai 1979, qui s’épandra sur quatre chapitres et 78 planches. Lui aussi sera inclus dans le manga final de Sayonara Nippon. Ensuite il y a eu G… qui fut la première collaboration d’Otomo avec un écrivain, en l’occurrence Nobuyuki Shinoyama. Les quatre épisodes de G… sont sortis en août 1979, et totalisent 75 planches. En janvier 1980 apparaît DOMU, qui va s’étaler sur quatre chapitres, jusqu’en juillet 1981. Il compte 136 planches et le manga sortira le 18 août 1983. Nous avons plus tard une deuxième collaboration, cette fois-ci avec Toshihigi Yahagi : Kibun Ha Moo Sensoo. Un long récit de guerre qui fera plus de 300 planches, 315 pages pour être précis, avec une douzaine d’épisodes. Le manga final sortira le 24 janvier 1982. Et enfin Apple Paradise qui n’a jamais été publié et est paru dans le magazine Manga Kisotenkai, en septembre 1981, il s’étalera sur 120 planches.
Voilà ! Donc je pense qu’il est primordial de bien comprendre que lorsque Katsuhiro dessine ses premières cases d’Akira, en décembre 1982, il s’était immiscé dans un schéma narratif qui lui était connu. Non pas qu’il allait écrire une chronique de 20 planches, mais plutôt un récit s’étalant sur une centaine de pages. En fait, il souhaitait raconter l’histoire d’une bande d’adolescents confrontés à un problème qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Mais très vite emporté par le succès immédiat de sa comptine, grâce à une mise en scène dynamique, à un choc visuel flagrant et à cette incompréhension habilement développée, Otomo se retrouve embringué dans quelque chose de totalement incontrôlable. Et par la force des choses, il va décider d’assumer cette chose incontrôlable, il va l’assumer sur 2200 planches et huit années. Il en ressortira une œuvre phénoménale qui va révolutionner le genre, une œuvre monumentale qui va marquer son époque et influencer le ciné et la BD du monde entier par la suite. Car on peut le dire, et il ne faut pas avoir peur : dans l’univers de l’art populaire et contemporain, il y a clairement eu un avant et un après-Akira. Je présente donc cette analyse, que je souhaite la plus complète possible (mais elle ne le sera pas), non pas pour rendre hommage à cette œuvre culte, mais pour lui rendre son dû.
Quand Otomo commença à écrire Akira, il souhaitait raconter l’histoire d’une bande d’adolescents confrontée à un problème qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Et donc, dès les premières planches, juste après l’explosion de 82, lorsque l’on se retrouve en 2019 (il est important de préciser que la majeure partie du récit Akira se déroule en 2020, cependant, il s’amorce fin 2019), Otomo dépeint une escouade de motards se rendant dans la vieille ville. Et un plan aérien nous révèle alors une métropole coupée en deux. À l’horizon, Néo Tokyo, moderne, rayonnante, surchargée. Au premier plan, l’ancienne ville, obscure, détruite, en ruine. Le tout relié par une autoroute délabrée, une artère synaptique inusitée.
Dès le début, donc, la mise en scène est aérée, les planches contiennent quatre voir cinq cases, Otomo joue avec la lumière et le halo des phares, il use de la trame et du noir profond. Les onomatopées du vacarme des motos occupent une grande place, les lignes de vitesse sont présentes, mais de façon timide. La sensation de vélocité est plutôt amplifiée par une perspective en contre-plongée et par un passage rapide d’un plan large à un plan serré. Mais subitement, la course doit s’arrêter, la bande fait alors face au cratère causé par la première déflagration de 82. Kaneda ôte son casque, c’est d’ailleurs le premier visage qui nous est divulgué: le regard sûr, petit sourire, trame légère pour ombrager sa belle gueule. S’ensuivront les portraits du reste de la troupe, notamment Yamagata et Tetsuo, ce dernier dévoilant, lui, un regard affecté. La discussion entre ces jeunes s’éparpille sur huit cases permettant ainsi de donner la parole à tout le monde. Mais très vite, il faut repartir, et Kaneda, là aussi, lance le coup d’envoi. Démarrage sur les chapeaux de roue, vrombissement en cadrage incliné, Tetsuo, par une subite accélération, prend la tête du cortège. Et soudainement, dans l’épaisseur marbrée de la nuit, ses phares illuminent une silhouette: Takashi, ou numéro 26 comme le mentionne sa paume droite. L’accident est inévitable, et le jeune Tetsuo se fait littéralement éjecter de sa moto. La posture de Takashi, face à la noirceur des flammes, nous révèle, sans doute possibles, la violence de l’explosion qui n’en demeure pas moins incompréhensible. Tetsuo est à terre, en sang, il est secouru par ses amis, sauf Kaneda qui fonce droit sur numéro 26. Ici, et de façon précoce, nous sommes témoins d’un caractère fondamental de Kaneda. Ce dernier n’a pas un rôle de protecteur, mais celui de justicier, il ne se soucie guère de la santé de ses compagnons, il préfère régler ses comptes à ceux qu’il juge comme étant coupables. Ce trait de caractère est important, j’y reviendrai par la suite, car Otomo va jouer avec lui jusqu’à la fin de la saga, pour le détourner de la manière la plus magistrale possible. Kaneda, donc, stupéfait, se trouve face à Takashi, enfant à la tête de vieillard, et le voit disparaître par fondu enchaîné. La Police, ou l’armée, pointent leur nez, Tetsuo est toujours au sol, inerte, il devra être conduit à l’hôpital. Et le premier épisode s’arrête là, sous le regard interrogatif de Kaneda qui, dès le début, se retrouve confronté à une situation qu’il ne peut comprendre.
Pour contraster avec la scène nocturne de la veille, nous nous retrouvons le lendemain, en pleine candeur diurne, aux pieds d’un établissement scolaire. L’arrière-plan, surchargé de gratte-ciel, prouve que nous sommes en marge du bouillonnement économique de Néo Tokyo. À l’intérieur de l’internat, des jeunes déambulent, certains sont accroupis, tout paraît insalubre, contrairement au bureau du proviseur, parsemé de détails croustillants, où même la moquette semble respirer l’ordre et la fraîcheur. Le directeur de l’établissement réprimande nos jeunes héros suite à leur activité nocturne de la veille. Il leur fait la morale et dépeint une vision intrigante de la société. Le parallélisme entre le visage endurci, strié et stressé du proviseur avec celui, plutôt doux, innocent et indifférent de nos impubères est assez burlesque. Le trait d’Otomo n’est pas encore à maturité, mais reste très efficace. La scène où le prof de gym se défoule contre les mineurs est d’une efficience exemplaire. On y note, sur une seule case, la souffrance des adolescents à terre, la soumission de ceux qui attendent leur tour, la jubilation du prof en action, le tout sous les yeux de deux observateurs en arrière-plan qui jouissent pleinement du cirque ici présent. D’ailleurs, cet aparté au sein de l’école est surtout là pour dépeindre l’état d’âme de Néo Tokyo. Une société divisée, conflictuelle, incomprise, où cohabitent deux générations: l’une ayant connu la guerre et l’autre devant assumer les conséquences de cette dernière.
La capitale nippone, enfin, nous est dévoilée sous un angle attrayant: une vue plongeante et nocturne qui sublime toute sa modernité. Mais très vite, dès que l’on se place à hauteur d’homme, les ruelles grouillent de personnes solitaires et nonchalantes, pas mal sont accroupies, avachies par la décadence, les trottoirs sont crasseux. On retrouve alors Kaneda, gobant une amphétamine, s’incrustant chez Harukiya pour y rejoindre ses potes. L’entrée au bar se fait en contre-plongée, on imagine la puissance des décibels, l’odeur de pisse et d’éthanol, l’ambiance déjantée et grunge. Sous une énorme enceinte, un mecton se défoule sur une borne arcade... une borne arcade, en 2019... décidément, Otomo et sa nostalgie du futur. S’ensuivent neuf cases cadençant la rythmique du dialogue qui occupe les jeunes, préoccupés pour Tetsuo. Mais tout semble s’estomper dans un silence sibyllin à la vue du visage de Ryu, noyé dans la pénombre, regard inquisiteur, appâtant celui du reste de la bande. C’est alors que Kei fait son entrée. Otomo use d’une demie planche pour nous présenter son arrivée, pour nous dévoiler ce personnage capital de la saga, ce personnage central, sûrement le personnage principal, un personnage profondément féminin, profondément japonais, aux pupilles hypnotisantes. Et pour contrebalancer ce moment de stupeur, une nouvelle page, chargée de neuf cases encore une fois, nous montre Kaneda faire le joli cœur face à la jeune femme. Mais il se fait promptement remballer par Ryu qui démontre clairement un autre niveau de maturité. S’ensuit une course-poursuite dans la ville: jeux de lumières et de vitesses, passage d’une nitescence pénétrante et concentrique à une obscurité viscérale et magnétique, cadrage serré et cinématographique. Mais tout se sclérose sur la vue panoramique du visage rabougri de numéro 26. Il semble regarder une émission télévisée au travers des vitrines d’une boutique. Et quand Yamagata se casse la figure et s’ensanglante la main, là aussi, on retrouve un Kaneda totalement indifférent aux infortunes de son ami, mais plutôt soucieux de régler ses comptes au petit vieux. La scène urbaine où les jeunes taquinent le mutant est légèrement tramée, suffisamment en tout cas pour faire ressortir toute la clarté de Takashi, lorsque ce dernier commence à manifester son Pouvoir.
L’explosion de la vitrine est impactant, combinant à merveille la voracité du souffle émis au statisme de l’instant. Des arrêts sur image que Katsuhiro maîtrise à la perfection, offrant un cocktail d’émotion aux lecteurs, l’obligeant à s’ébahir face à la beauté de son trait. D’ailleurs, l’ébahissement se fera grandissant au vu des regards pétrifiés de Kaneda, Kai et Yamagata lorsqu’une citerne d’eau leur tombera dessus, générant un incendie qui immobilisera les habitants du quartier. Cet incendie, visible depuis les cieux nocturnes de Néo Tokyo, introduit, comme sait si bien le faire Otomo avec ses subtiles transitions, l’hélicoptère de l’armée. Tout de suite après, nous faisons la connaissance d’un autre personnage central de l’œuvre: le colonel, tracassé apparemment par cette absence prolongée de numéro 26. Dans les airs comme sur terre, les militaires sont très vite sur les lieux de l’incident, et l’incompréhension devient manifeste aux yeux de Kaneda et sa bande. Sur plusieurs planches, Otomo va alterner les mises en scène. Il se concentre à la fois sur Ryu qui semble maintenir sa cadence expéditive, mais qui finira miraculeusement par retrouver Takashi; et sur Kaneda, noyé dans une foule désordonnée, à la recherche de Kei pour trouver réponse à ses incompréhensions. Il sera promptement bloqué dans son élan par une paire de poitrines qui lui attribuera sans gêne aucune la taille d’un gamin de 10 ans.
Face à face, Ryu observe Takashi qui l’observe à son tour. Par ce jeu de case, Otomo immerge littéralement le lecteur au cœur même de la scène, au cœur même de l’intrigue, jusqu’à ce que Kaneda pointe ses jambes, en contre-plongée. Autre caractère flagrant de cet adolescent, c’est l’insouciance totale dont il fait preuve face aux évènements qui l’entourent, cherchant désespérément à régler les comptes de numéro 26. Mais de nouveau, la cadence structurée des dialogues est interrompue par la lueur incandescente des projecteurs de l’armée qui intervient alors. Course échappatoire, coup de feu, Ryu s’enfuit avec le mutant et Kaneda se retrouve coincé dans un cul-de-sac, admonesté par un soldat. Mais Kei fait son apparition, pointant son flingue sur le briscard. Mouvance de l’halogène, clarté qui ruisselle, photon laissant son empreinte rétinienne. C’est sur cette case même qu’Otomo va mettre en scène pour la première fois ce qui deviendra par la suite sa marque déposée, son style propre, son copyright. Ces faisceaux de lumière, combinés à la concentricité du trait vont léguer à son œuvre un dynamisme et une force narrative sans précédent qui, peut-être, joueront sur le succès initial d’Akira. Kei tire et tue le soldat, sous les yeux de Kaneda qui, si on en croit sa stupeur, n’a jamais été témoin d’un tel acte criminel.
Cadrages vigoureux et effrénés dans les ruelles exiguës, dérapage contrôlé, Ryu, ne lâchant pas d’une poigne le bras droit de Takashi, tente d’échapper à l’armée. Coup de feu, bousculade au cœur d’une foule abasourdie, slalome entre les faisceaux de lumière. Ryu nous est ici présenté comme un personnage plutôt expérimenté, maîtrisant ses gestes et sa posture. D’ailleurs, il est intéressant de faire une petite parenthèse. Lors des histoires courtes élaborées avant Akira, Otomo mettait souvent en scène des individus de type jeunes adultes, avec une petite moustache. Et Ryu correspond parfaitement à ce type. Dès le début donc, je pense qu’il était voué à avoir un protagonisme évident au sein du récit. Et la force de son trait nous le dévoile avec limpidité: Ryu déchire, il assure, il assure tellement qu’il met en difficulté l’armée. Le colonel décide alors de faire appel à Masaru pour en terminer avec cette traque.
Gigantesque jeu d’ombre sur numéro 26 en pleine crise, jeu d’ombre concentrique dans une case claire et aérée pour émuler effervescence et suspense, traits concentriques dans une autre vignette surchargée pour implanter la venue d’une situation inattendue. Otomo mélange les mises en scène pour donner rythme et poésie à sa narration. Il joue avec la force du regard et l’expressivité du contour des visages. Il se permet même une pause détente en esquissant une case cocasse dont l’objectif n’est que d’apaiser la tension. Mais l’apaisement n’est que de courte durée. Surtout lorsque l’on voit un escadron de soldats mitrailler comme des sauvages le van qu’usa nos héros pour se faire la belle. Ici, devant une telle situation, on se rend vite compte que, dans ce Néo Tokyo futuriste, les exécutions peuvent être sans appel. Nos héros, d’ailleurs, fiers de leur subterfuge, observent le spectacle de loin, depuis le canal d’évacuation. Takashi, de son côté, semble apparaître en négatif, il serre les dents, frappe du point, souffre de quelque chose qu’on ignore. Masaru entre alors en scène, visage crayonné par les projecteurs qui l’embrasent. Les pupilles de numéro 26 sont totalement dilatées. Sa figure, ponctuellement tramée, me fait penser, ne me demandez pas pourquoi, à celle de Cho San dans Domu. Tout le monde est sur le qui-vive, Masaru nomme Takashi, révélant ainsi son prénom pour la première fois, à la grande surprise de Ryu et Kei, et l’invite à rentrer en laissant paraître le numéro 27 sur sa paume droite.
En organisant l’évasion de numéro 26, Ryu pensait avoir mis la main sur Akira, qu’il nommera d’ailleurs pour la première fois. Akira, titre de l’œuvre, entité parfaitement inconnue à ce niveau de l’histoire, prend tout doucement forme: ce serait en fait un enfant. Mais ce n’est ni Takashi ni Masaru... et Ryu reste perplexe sous l’expression faciale dominante du colonel qui souhaite apparemment préserver le secret. Les plantons, toujours bien armés, prennent le contrôle des lieux, et Kaneda, dans un élan d’arrogance ma foi très manifeste, s’empare du flingue de Kei et éjecte Takashi au milieu du canal. Succession de planches chargées, au découpage oblique, pour nous présenter les dialogues du moment: Kaneda voulant sauver sa peau et partir en paix ; Takashi, en pleine crise, nécessitant ingurgiter un médicament et le Colonel ordonnant à Masaru d’entrer en action. Le tout, sous la catalepsie déconcertante de Ryu qui semble avoir subitement perdu de son protagonisme. Mais le regard vide et transparent de numéro 27 ne trompe pas, il va bel et bien entrer en action et commence alors à faire valser les eaux tourbes et pestilentielles du canal. Mais, suite à un geste inapproprié de Kaneda et sous la commotion générale, tout s’emballe et c’est le réseau d’évacuation, dans son intégralité, qui s’effondre. Panique totale, Kei et Ryu tentent de s’échapper, les soldats ont du mal à garder leur équilibre. Masaru lance à Takashi ce fameux médicament, mais ce dernier tombe entre les doigts de Kaneda qui s’enfuit en courant. Après ces 6 pages au découpage rapide et au cadrage alterné, où seuls quelques bruits de stupeur osaient accompagner le brouhaha de la destruction, Otomo nous pond une planche silencieuse et statique, à la convergence significative, mêlant harmonieusement les noirs et les blancs, afin de nous faire part, en un clin d’œil, du désarroi de l’armée, du sauvetage de Kei par Ryu (qui décidément assure toujours autant), de la détresse et de la solitude de Takashi. La situation semble se calmer à la venue de l’hélicoptère, les militaires se remettent de leurs émotions, et le colonel dénote un visage préoccupé par la disparition de ce fameux médicament. Kaneda, quant à lui, totalement exténué par cette longue nuit, rentre seul.
Les lendemains paraissent toujours aussi vifs et éclatants après ces agitations nocturnes. En contre-plongée, des pas s’insèrent dans la cour de l’école, Tetsuo, pansement au front, regard affaibli, refait surface. On ne l’avait pas revu depuis l’accident avec Takashi. Dans l’amphithéâtre, les postures des élèves sont hilarantes. Beaucoup de visages sont soutenus par des mains fatiguées, certains semblent complètement écrasés par l’apesanteur. Des pieds jaillissent de part et d’autre, certains jeunes conversent, et beaucoup d’entre eux semblent noyés dans l’indifférence absolue. Aucune attention n’est portée au professeur, Yamagata lit le journal, Kaneda ausculte la gélule interceptée la veille. La relation conflictuelle entre prof et élèves tourne à la dérision, le laxisme est total. Kaneda quitte ce vacarme ambiant pour se rendre à l’infirmerie, endroit calme et studieux, foisonnant de détails, à l’odeur de chloroforme évidente. Ici travaille sa soi-disant petite amie qui le fournit aussi en ecstasy, jeune demoiselle de 10 ans son aîné. Trois planches, parfaitement structurées, nous dévoilent une liaison illégale et une histoire soupçonneuse de grossesse. Tout ceci peut paraître bien futile lorsque l’on contemple l’œuvre dans sa totalité. Cependant, je pense qu’au moment de l’écriture, cette scène devait avoir son importance, au vu de la station triste et affectée de cette jeune demoiselle. On ne connaîtra d’ailleurs jamais son prénom.
Mais toute l’attention est maintenant portée sur Tetsuo, la trame de son blouson semble rehausser sa présence et sa fragilité. On dénote même chez Kaneda une joie sincère et profonde à le retrouver. Pour fêter ça, il faut aller s’éclater en ville. Kaneda retourne à l’infirmerie pour chercher des amphétamines et apprendre par la même occasion que le comprimé capturé la veille est d’une violence extraordinaire, et qu’il contiendrait des substances non autorisées. Décidément, encore un mystère de plus pour notre héros. Peut-être est-il important de le préciser, mais au début des années 80, 80 % de la consommation mondiale d’amphétamine se fait au pays du soleil levant. En mettant en scène, donc, cette bande de jeunes drogués, Katsuhiro ne fait que dépeindre sa société du moment. Akira, en soit, n’est pas une œuvre de science fiction, ce n’est qu’une métaphore sociale, une estampe édulcorée d’un Japon en pleine mutation.
Afin d’introduire la virée nocturne, Otomo signe une illustration d’une efficacité exemplaire: bouche grande ouverte, pilule projetant son ombre névralgique, dentition détériorée, pilosité insalubre. Ce dessin, qui reste l’une des images emblématiques du manga, résume à elle seule toute l’effervescence et la déchéance qui secouent Néo Tokyo en cette fin d’année 2019. On voit alors Kai et les autres avaler un comprimé. Tetsuo en tient un dans sa main droite, il semble réticent à l’ingurgité, mais finit finalement par le mettre dans sa bouche. On se demande bien à quoi il pense? Et le mugissement des moteurs domine à nouveau les cases, accompagnant cette jeunesse se ruant de plaisir vers les artères de la cité. Depuis les hauteurs du QG de l’armée, le Colonel, posté face à une baie vitrée surplombant la ville, discute avec le docteur, encore un personnage important de ce début de saga. Le scientifique, à la physionomie très caractéristique et vêtue de sa blouse blanche, démontre un certain intérêt pour les ondes cérébrales de Tetsuo qui est d’ailleurs attendu pour de nouvelles analyses. Après avoir constaté que l’armée tient en son contrôle une bande de petits vieux aux pouvoirs étranges, on remarque que celle-ci semble rattachée à la science afin de s’émouvoir de courbes encéphalographiques. Tout reste encore très flou, et l’intérêt porté à Tetsuo ne fait que renforcer le mystère qui plane sur l’intrigue, plaçant ce personnage, dès le début, comme quelqu’un de particulier, de singulier, pourquoi pas d’atypique. Mais notre jeune est plongé dans une tout autre ambiance, à la vélocité exubérante et au cadrage à même le sol. Noyé dans une ivresse sensorielle, Kaneda, bien accompagné, est totalement déjanté et fait bourriner son moteur au côté de ses camarades. Alors que Tetsuo, lui, semble s’embourber dans une silencieuse et préoccupante solitude, rehaussant de ce fait, indirectement, sa singularité. Dans les avenues de Néo Tokyo, les motos exhibent leur dilution dans un embrasement urbain et psychédélique.
Mais quand rentrent en scène les forces de l’ordre, sur trois planches consécutives, Otomo noircit les cases de mille lignes concentriques, rendant les acteurs du moment totalement surexposés. La vitesse et la tension sont à son maximum, ça fonce dans tous les coins, en plongée, en contre-plongée, l’enchaînement des vignettes est d’une fluidité enivrante. Mais tout semble se paralyser lorsque les clowns prennent en charge Tetsuo. On sent la tension au travers de son regard inquiet, on sent la vitesse au travers des phares virevoltants. Tout est fluide, mais tout paraît immobile. Des arrêts sur image que Katsuhiro maîtrise à la perfection conformant sa narration, belle et insolite, en une poésie structurale et onirique. Mais Tetsuo reçoit un coup de gourdin en pleine tête et chute brutalement, dans un esthétisme des plus chorégraphiques. Le règlement de compte des Clowns sur notre jeune héros va s’étaler sur une dizaine de cases, alternant scènes statiques et en mouvance, jusqu’à l’arrivée magistrale de Kaneda qui, de par son revers du droit, nous révèle toute sa fougue et son obstination.
Tetsuo se relève dans une image dense et froide, le visage égratigné, le regard tenace. Il commence à tabasser Chip, un clown restant dans les parages, avec une certaine violence. D’ailleurs, cette scène est la première scène véritablement violente du manga. Tetsuo s’acharne avec bestialité, sans contrôle aucun, jusqu’à ce que Kaneda le somme d’arrêter. Regard électrique entre les deux ados, Otomo confectionne deux portraits d’une grande clarté et précision pour nous présenter ce face à face.
Voilà trois mois qu’Akira a vu le jour, l’épisode 7, narrant ce face à face, est sorti le 21 mars 1983 dans Young Magazine. À ce niveau d’élaboration, Otomo a acquis sa maturité graphique, ses personnages principaux et le décor sont plantés. Tout se concentre essentiellement sur l’intrigue, la relation entre les protagonistes reste très vague pour le moment. Mais ce face à face entre Kaneda et Tetsuo est d’une importance capitale, il est impératif de ne pas l’oublier. Car Akira raconte l’histoire d’une amitié, une amitié que rien ne pourra abolir. Donc, à ce stade narratif, trois mois après le lancement du récit, je pense que Katsuhiro était conscient qu’il s’était embringué dans une aventure qui allait durer longtemps, très longtemps, et qu’il allait devoir pleinement l’assumer. Ce face à face n’est pas anodin, la puissance qui s’extirpe de ces deux visages est une marque flagrante de l’apothéose à venir.
Le lendemain, de nouveau plongé dans la candeur zénithale de l’école, le Colonel vient chercher personnellement Tetsuo afin de poursuivre ses analyses. Noyé dans une cantine effervescente et radoteuse, ce dernier paraît bien seul, surtout suite aux évènements de la veille. Kaneda baratine l’infirmière et la renvoie chier. Il se retrouve alors dans le couloir, face au militaire qui escorte Tetsuo. Il s’échappe, sous la stupeur de son ami, par un saut magistral au travers de la fenêtre. Là aussi, cette éjection brutale et gracieuse marque la fin de l’internat, nous ne verrons plus ce lieu par la suite. En s’enfuyant à plein moteur, Kaneda ne doit pas être au courant qu’il n’y mettra plus les pieds, par contre Otomo, lui, en est conscient. Il est conscient que son récit initial, celui de narrer l’histoire d’une bande de gosses, a pris une tout autre tournure, cette éjection stylisée en est une preuve flagrante... Décidément, cet épisode 7 est d’une acuité rare.
Le soir venu, soumis à la douce ferveur de Néo Tokyo, Ryu discute avec Nezu, nouveau personnage qui aura son importance dans cette première partie de saga. On ne sait pas encore très bien qui il est, même si son visage sénile empeste déjà la félonie. Il semble très informé, il est au courant que l’armée cherche la capsule perdue l’autre jour par Takashi et ordonne donc à Ryu de retrouver Kaneda au plus vite. Kaneda d’ailleurs, sur sa moto, arpente les boulevards périphériques de la ville et s’approche du site Olympique. Pendant ce temps, le colonel s’excite contre ses hommes qui ont lâchement laissé filer l’adolescent. Il est alors rejoint par le docteur pour un bilan sur Tetsuo, ce dernier est actuellement sous médicaments. Mais leur conversation est soudainement masquée par l’émergence d’un bruit sourd, une explosion en provenance du complexe sportif. La caméra se poste sur les lieux de l’incident, on y voit le stade en flamme. Kei apparaît de nulle part, elle s’échappe, mais stoppe brutalement sa course en voyant Kaneda sur sa moto. Ce dernier, fardé de son éternel petit sourire, démontre un certain orgueil à se trouver au bon endroit et au bon moment. La jeune femme, rejointe par ses coéquipiers, lui demande de déguerpir. Mais, étant un témoin de l’acte criminel, ils finissent par l’embarquer et s’enfoncent alors dans les égouts... première intrusion en ces lieux tant chéris par Otomo.
Changement de plan, changement d’ambiance, nous nous retrouvons au laboratoire, où Tetsuo est soumis à des analyses, voir même des expérimentations. La case, d’une clarté médicale, où il se trouve allonger sur cette sorte de lit à rotor, me fait fortement penser à une scène de Fire Ball. Noyé dans une pièce en total contre jour, le docteur s’entretient avec le colonel, il lui fait part des premiers résultats et semble très impressionné par les facultés du jeune garçon. La profondeur de champ générée par cet éclairage contrasté fait du militaire un personnage radicalement délayé dans ses songes; il ordonne au scientifique de passer en vitesse supérieure.
Dans une pièce étroite, Kaneda est surveillé par l’un des terroristes, un brouhaha venant de l’extérieur annonce l’arrivée de Ryu. Décidément, cela ne pouvait pas mieux tomber pour lui, il devait mettre la main sur Kaneda, il lui est offert sur un plateau. Leur discussion va s’étaler sur une vingtaine de cases, parfaitement découpées, droites et précises, se centrant sur les mimiques faciales de chacun, dévoilant ainsi leurs traits de caractère. La quantité de mégots présents dans le cendrier est une magnifique allégorie au temps qui passe, lentement mais sûrement, c’est aussi une preuve de l’incroyable patience de Ryu. Ce dernier est toujours à la recherche de ce fameux comprimé, mais Kaneda, décidément très talentueux dans la comédie, ne cessera de lui rabâcher qu’il l’a perdu. Ryu lui révèle alors qu’ils font partie d’une organisation antigouvernementale. Mais le jeune n’est pas plus surpris que ça, indéfiniment baigné dans son innocence, inquiet pour sa moto laissée près du site Olympique.
Au laboratoire, Tetsuo est toujours inerte et allongé, le doc ordonne de passer au niveau dix. À ce stade de l’intrigue, on sent bien qu’ils expérimentent quelque chose sur l’adolescent, mais cela reste encore confus, et surtout on ignore ce que cache toute cette mise en scène. Le colonel quant à lui, demande plus de vigilance de la part de ses hommes, car ce que complote l’armée en secret commence à être médiatisé, ce qui prouve, au moins, qu’ils complotent quelque chose. Il se rend ensuite dans une nursery, endroit vaste et clair où déambulent des mutants. Takashi est accroupi face à un circuit de train, il semble très affecté, son visage paraît ici enfantin. Il souhaite regarder la télé, mais le militaire lui interdit toute image violente. Ce dernier se dirige alors vers Masaru, blotti dans son fauteuil. Juste à côté se trouve un lit couvert de drap soyeux, et nous faisons la connaissance de Kiyoko. Sa main droite, agrippant une poupée, ne peut nous révéler son numéro 25, en revanche, sur sa main gauche, on y remarque une alliance. Le visage de Kiyoko est profondément ridé, elle paraît beaucoup plus vieille, son état de santé ne doit pas être des meilleurs vu qu’elle est sous perfusion. Elle raconte son rêve au colonel: Akira va bientôt se réveiller. Elle ne pourra en dire plus et s’assoupit. Stupeur du militaire. La case suivante, intensément chargée et tramée, arrive là aussi à nous dévoiler, d’une manière habile, toute la solitude, le désarroi, la confusion, l’effondrement et tout le silence qui secoue la tête du colonel à cet instant précis. Il sort promptement de la nursery et expose une figure écarlate, transpirante et convulsée par le stress. Il ordonne à ses hommes de mettre en place l’alerte rouge.
Dans la planque des anarchistes, Kei présente son dortoir à Kaneda, et ressort en l’enfermant à clé. Cri de frayeur à l’extérieur, le jeune défonce la porte. Face à eux, un Kaneda en flamme, immobile et sclérosé, le visage rongé par la peur, murmurant d’une voix saccadée «AKIRA», puis disparaît. À la page suivante, nous voyons Tetsuo, sur son lit d’hôpital, en pleine crise, dégoulinant de sueur. L’épisode 8 s’arrête là, c’est un épisode très sombre, où l’on sent que tout s’accélère. L’entité Akira se fait de plus en plus présente et pesante. Les desseins de l’armée semblent plus intelligibles. Le mystère initial, ou devrais-je dire l’incompréhension initiale, s’évapore petit à petit. Ces trois dernières planches ne font que confirmer ce qu’avait laissé entrevoir le chapitre antérieur: ce récit s’est converti en saga et est parti pour durer. Il est évident que ce Kaneda en flamme, c’est Tetsuo qui en est la cause, c’est lui qui l’a généré. Je ne pense pas que ce fut volontaire de sa part, il devait dormir après ses analyses, et a dû faire un rêve, ce qui a déclenché cette vision qui, si on en croit Kei plus loin, était parfaitement tangible. Ensuite, ce Kaneda en flamme, c’est une image que l’on va revoir, pas seulement comme une illusion, mais comme une situation réelle et concrète. Tetsuo, par cette soudaine crise, démontre une certaine capacité à se projeter dans le futur, il est conscient du futur de Néo Tokyo, du futur de Kaneda. Décidément, la relation qui lie ces deux adolescents est bien plus qu’amicale. Cette dernière scène donc, montre sans difficulté qu’à partir de maintenant, Otomo doit avoir une vision très ample de son œuvre, il doit même sûrement en connaître la fin.
L’épisode 9 commence sur la vue plongeante d’un conseil extraordinaire. Le colonel exige une levée de fond pour faire face au réveil imminent d’Akira. Dans l’assistance, c’est la cacophonie, beaucoup sont exaspérés par ces dépenses injustifiées depuis plus de trente ans sur une nursery et un programme totalement incompréhensible. Dans cette effervescence ma foi fort politique, on y remarque un siège vide qui pourrait bien être celui de Nezu. Mais l’asseoir ici même et à cet instant précis du récit, aurait dénudé tout le mystère que doit dégager ce personnage. Le colonel, lui, est sans appel, si les fonds pour le projet Akira restent bloqués, ce seront des milliers de victimes et une ville entière à reconstruire. Le militaire démontre une connaissance de la situation qui dépasse toute celle des autres politiciens, il gère la sécurité de sa nation avec un mysticisme qui le rend finalement peu crédible. Mais son sens des responsabilités saura lui donner raison.
Dans la planque des anarchistes, Kei discute avec Ryu sur la fameuse apparition de la veille, elle confirme sa tangibilité, «ça ressemblait à l’énergie de Takashi, mais différente», affirme-t-elle. Décidément, dès le début, Kei fait preuve d’un certain don de perception, elle a une aptitude mentale qui ne lui semble pas indifférente, ni à elle ni a Ryu. À l’hôpital militaire, Tetsuo se plein de son mal de crâne, «ça passera» lui garantis le docteur.
Une nouvelle journée semble poindre ses rayons sur un local à billards. À l’intérieur, pas mal de monde taquine de la boule, l’ambiance est posée et conviviale. Les cadrages cinématographiques nous donnent l’impression d’être dans une salle obscure. Au comptoir, un inhabitué du coin sirote un verre, il observe et attire l’attention. Soudain, l’armée fait une entrée fracassante dans les sous-sols, toujours à contre-plongée pour majestifier son intervention. Dans le feu de l’action, elle commence même à faire parler les mitraillettes, déchiquetant un collègue de Ryu qui parvient, lui, à fuir. Les soldats prennent vite le contrôle des lieux. L’inhabitué est en fait un espion, ou un agent secret, il a une photo de Kaneda sur lui, c’est ce dernier qui est convoité. Ici, on comprend parfaitement que la recherche du comprimé par le colonel reste l’une de ses priorités, mais tout semble bien exagéré. Quelle est l’importance de cette pilule pour générer une telle intervention, pour pousser à exécuter le premier qui bouge? Soit, cette dernière contient des substances illégales et interdites. Par effet domino, cela pourrait causer préjudice à certains ministères ou grandes corporations et pourquoi pas révéler des histoires de corruption. Mais bref, et je me répète, tout paraît démesuré, disproportionné, extravagant, surtout lorsque l’on sait comment cette même pilule va disparaître. Maintenant, cela permet au moins de sentir toute la tension qui s’est soudainement emparée du récit. Ryu retrouve Kei, il lui demande de s’enfuir par les sous-terrains et lui donne son Hudson, sous le regard jouissif de Kaneda. Là aussi, une réaction étrange de notre héros vu que, quelques jours auparavant, il pointait une telle arme sur le crâne de numéro 26. Bref, les deux jeunes s’échappent par les égouts, leur seule issue, et parviennent à s’en sortir.
Une planche, d’une candeur déconcertante et parfaitement aseptisée, nous montre Tetsuo qui arrive à ouvrir la porte de sa chambre. Il se retrouve devant le médecin de garde qui s’étonne de sa présence. La page suivante, elle, est totalement sombre et ventilée par une bise nocturne. Tetsuo est alors sur les toits de l’hôpital, supplantant Néo Tokyo et ses néons. Son regard est à la fois vide et turgescent, il semble surpris, submergé par l’incompréhension. Il est conscient de quelque chose, sans pour autant réaliser ce que cela signifie: Tetsuo s’incorpore, tout doucement. On le retrouve ensuite noyé dans la pénombre d’une ruelle, dominé par les buildings en arrière-plan. Il titube, donne l’impression d’être perdu, peut-être souffrant. Une bande de motards passe à ses côtés: les clowns. Ils s’arrêtent, l’observent, étonnés.
Mais la vue d’une paire de lunettes sur un sol recouvert de sang nous replace très vite dans les halls de l’hôpital. Je trouve ce plan sublime, et en le revoyant, je ne peux m’empêcher de penser aux binocles de Miyako, mais nous y reviendrons bien plus tard. Face à un corps déchiqueté, le colonel et le docteur contemple, dans l’insensibilité la plus incroyable, le résultat de leurs expérimentations. Le scientifique est impressionné par cette montée en puissance rapide de Tetsuo. Pour lui, il est impératif de lui attribuer un numéro, et ce sera le 41. Notre jeune adolescent fait donc maintenant partie de ce projet secret, il est devenu, au même titre que Masaru, Takashi, Kiyoko, et sûrement Akira, un objet d’étude, un produit réfléchi et élaboré par l’armée et la science. On le retrouve d’ailleurs dans cette ruelle ombragée et face aux clowns. Il est devant Chip ce même sur lequel il s’était acharné bien des nuits auparavant. Et le bouffon, équipé de son gourdin fait maison, compte bien prendre sa revanche.
Lors des publications d’Akira dans le bimensuel Young Magazine, Otomo élaborait une page-titre introduisant chaque épisode. Hormis pour la première, qui nous révélait Néo Tokyo vu depuis l’espace, celles des huit chapitres suivants nous présentaient Kaneda ou Kei, les protagonistes du moment, en situation, dans un découpage assez strict où l’on pouvait lire le nom de l’auteur en kanji, et le titre de l’œuvre en katakana. Pour ce dixième épisode, sorti le 2 mai 1983, Katsuhiro va confectionner une page-titre s’étalant sur quatre planches, haute en couleur, prolongeant la narration de son histoire: c’est-à-dire la confrontation entre Chip et Tetsuo. Une page pour dévoiler le nom de l’auteur, et les trois autres pour faire apparaître les trois katakanas d’Akira. Pour la version Deluxe éditée par la Kodansha, Otomo va réécrire cette scène, en noir et blanc, et la concentrer sur trois planches cette fois-ci. Entre les deux versions, on note peu de différence notoire, hormis peut-être la posture de Tetsuo, qui semblait passive dans le magazine, et plus active dans le manga. Ce qui est clair, c’est que le final reste le même, la tête de Chip explose, dégueulant sur le sol une marre adipeuse de sang qui se confond alors avec les ombres. Tetsuo va mal, il lui faut de la drogue pour calmer sa douleur. Les Clowns, excellents fournisseurs de ce type de substances, l’invitent à les suivre.
De leurs côtés, planqués maintenant chez Harukiya, Kei et Kaneda exposent leur assise dans une piaule aux murs squalides. La jeune femme râle de se retrouver dans ce trou à rats. Lui, plus curieux que jaloux, tente d’en savoir plus sur la relation qu’elle entretient avec Ryu. Elle lui affirme que c’est son frère, mais Kaneda n’est pas dupe. Il commence à s’approcher d’elle, dépose son bras gauche sur son épaule et lui profère des répliques coquines. Kei ne restera pas longtemps de marbre et se verra obligée de le gifler lorsqu’il se sera sauvagement jeté sur elle. Expulsé contre des cagettes de bières, le jeune effronté n’en demeure pas moins satisfait, il a réussi à mettre la main sur ce qu’il désirait: le pistolet de Kei. Il sort presto de la pièce et enferme la jeune femme depuis l’extérieur.
Dans la planque des Clowns, une vieille salle de bowling délabrée et poisseuse, nous faisons enfin la connaissance de Joker, leader de la bande, bien portant, édenté, cicatrisé, maquillé, oreilles parées de petites boucles. Ses sbires lui racontent ce qui vient de se produire avec la tête de Chip. Tetsuo entre dans les lieux, tout paraît vraiment insalubre et en ruine. Le Joker écoute, il est mué dans une attention qui renforce la matité de sa peau. Mais le boss des clowns ne l’entend pas de cette oreille et pense faire la fête à Tetsuo muni d’une quille. Deux planches ou sept cases auront suffi à Joker pour s’incliner face à la puissance mystérieuse de Tetsuo. Akira raconte aussi, et peut-être surtout, l’histoire d’un adolescent, un adolescent ayant subitement acquis le Pouvoir, Pouvoir sur le temps, l’espace et la matière.
Enfoui dans l’opacité des égouts, Kaneda tente de trouver son chemin pendant que Kei parvient à se libérer du dortoir. De nouveau à l’air libre, le jeune garçon constate qu’il n’est pas là où il aurait aimé être, c’est-à-dire près de sa moto, mais plutôt dans un endroit où grouillent pas mal de soldats. Le vacarme d’un l’hélicoptère se fait alors entendre: le colonel amorce son atterrissage.
Une planche de quatre cases nous résume ensuite une scène à la fois ironique et tragique. Des centaines de pilules, de comprimés et de drogues synthétiques en tout genre gisent sur une table. Tetsuo, entouré, avachi, ingurgite 500.000 yens de dope comme du jus de fruits. Les clowns, médusés, l’observent avec inquiétude: «L’avoir comme boss va nous coûter cher». Et de nouveau Tetsuo, désaltéré, apaisé, révèle un visage souriant. C’est la deuxième fois que nous voyons le jeune sourire, preuve qu’il doit se trouver, en ce moment même, dans un état d’extrême relaxation.
Dans les égouts, Kei s’empresse de retrouver Kaneda, elle semble connaître les lieux comme sa poche. À l’extérieur, sur une double planche colossale, l’hélicoptère de l’armée, avec le colonel à son bord, atterrit près du site Olympique. Cette image, qui fut la page-titre de l’épisode 12, sera la seule, parmi le 120 qu’Otomo confectionnera tout au long de l’histoire, à être réutilisée dans le manga final. Les cases qui suivent sont déconcertantes de vie. On y sent l’intensité de l’embrasement ambiant, le vacarme insupportable qui domine les lieux, la violence insoutenable des pales de l’hélico. Le militaire, dans un excès de colère, ordonne d’éteindre les projecteurs afin que sa base secrète ne soit pas tant visible. Décidément, l’armée est très cachottière sur ses agissements, mais finalement, cela en a toujours été ainsi.
De retour à l’obscurité, nous retrouvons Kaneda, dehors, qui tente de faire sa route. Mais, et de façon bien grotesque, il se fera très vite repérer puis pourchasser. Juste à l’entrée de cette base secrète, le colonel apprend l’intrusion d’un étranger dans les parages. «Tuez-le», répondra-t-il avec un calme qui contraste énormément avec le trait de caractère qu’on lui connaît. La traque de Kaneda s’initie sur trois pages, enclavées dans un clair-obscur vigoureux et véloce: jeu d’ombre projetant une course exacerbée, saut sensationnel pour rejoindre les égouts. Les soldats ne font aucun quartier, ils obéissent aux ordres et tirent farouchement sur l’adolescent qui parvient à déguerpir.
Nous voyons ensuite le colonel sur un monte-charge. Accompagné du docteur et d’un autre scientifique, il s’enfonce lentement dans les entrailles de la Terre. Les cases regorgent de détails incalculables, une tuyauterie complexe et innombrable envahit alors l’environnement. Posté, droit comme l’exige son grade, le militaire s’enlise dans des songes profonds et hermétiques. Il faudra attendre le film de 88 pour entrevoir, de façon bien résumée je pense, la nature de ces songes profonds. Arrivée au plus bas, les scientifiques s’empressent de se rendre dans une salle vétuste, où tout paraît archaïque et anachronique. Ils vérifient le niveau de température de différentes enceintes de Dewar: tout est normal. Le colonel, lui, est déjà entré dans une pièce, où la fraîcheur, palpable, semble émettre un intense rayonnement. Posté face à la chambre froide où sommeille Akira, il s’embourbe dans un monologue métaphysique. La double page où nous est présentée la capsule cryogénique est stupéfiante de sophistications. Infestée de détails organiques, elle ressemble à un être vivant, boursouflé, tentaculaire, cadencé par un rythme tachycardique. En opposition, sa monochromatie la rend sans profondeur, sans âme, glaciale, comme l’être qu’elle doit contenir en son sein. Car Akira se trouve là, enterré depuis plus de trente ans, caché, camouflé par les générations antérieures, trop apeurées par ce que la science pouvait leur offrir. Ce discours amer du colonel atteste que c’est cette dernière qui fut, dans le passé, et apparemment à des fins civilisationnelles, sûrement pour l’avènement d’une nouvelle humanité, fondatrice du projet Akira. Et en 2020, c’est toujours elle, cette science, accompagnée maintenant par l’armée, qui tente de le faire renaître. Otomo, au travers de cette double planche resplendissante, démontre avec merveille le mariage insécable, l’amour inconditionnel, la symbiose atemporelle qui unit le scientifique au militaire. Nous savons tous, depuis Archimède jusqu’à Oppenheimer, que lorsque la science s’unit à l’armée, c’est toujours à des fins sombres et funestes. Ce projet civilisationnel d’antan se serait-il converti, par la force des choses, en un destructeur de Monde? Akira, cryogénisé dans cette capsule tentaculaire et boursouflée, serait-il une arme redoutable, enclavée dans la profondeur de la Terre pour des raisons qui semblaient évidentes à son époque? À ce niveau de lecture, il est impossible de l’affirmer, mais tout nous pousse à croire qu’il en est ainsi.
Après cette charge émotionnelle forte, nous revoyons Kei, toujours à la recherche de Kaneda qui lui tente de deviner sa route au travers du réseau d’égout, labyrinthique et souterrain. Mais l’armée est à ses trousses, et il se retrouve face à un grillage. Les douze pages suivantes vont narrer les déboires de notre héros, au regard préoccupé, contre trois soldats pilotant des unités volantes. La cadence est frénétique, les cases sont radicalement noircies par une exubérance de lignes centripètes. Kaneda, visé de plein fouet par les mitraillettes, arme son flingue et tire de façon instinctive. Il touche en plein cœur l’un de ses assaillants qui s’effondrent dans les eaux et génère une explosion sourde et opaque. Réaction en chaîne, la voie de canalisation est totalement bouchée par une fumée dense et ténébreuse. Le môme en profite pour se faire la malle, il court à pleine vitesse et semble rejoindre le bout du tunnel, mais il se retrouve finalement face à un précipice. Kei, à la démarche attentive, pointe sa grâce de l’autre côté. Les jeunes tentent de s’échanger quelques paroles, mais très vite Kaneda se fait tirer dessus et perd son équilibre. Quatre planches, ou trente-huit cases, nous décortiquent les secondes qui suivent dans une mise en scène synoptique hors du commun. Tout s’enlise dans une exaltante précipitation, la lecture croise des cadrages au format paysage et portrait, calligraphiés par l’acoustique du moment, pétrifiés par les stupeurs faciales. En effectuant son saut magistral, Kaneda démontre toute sa «badassitude». Il est arrogant, il est effronté, il est inconscient soit... Mais quand la situation l’exige, il sait faire preuve d’un courage et d’une agilité surprenante. Par un jeu de force, entre la gravité et l’énergie cinétique, son ultime assaillant se crache contre le plafond, alors que lui termine sa course dans les eaux bourbeuses du canal.
Des soldats viennent prévenir le colonel sur leur échec de capture. Ce dernier reste placide, et suggère, d’une voix pondérée, de poursuivre les recherches. Il remonte à bord de son hélicoptère et quitte les lieux avec le même embrasement qu’à son arrivée. Le comportement du chef de l’armée, et sûrement son état de santé, semble intimement lié à Akira. Le faite de s’être rendu là où il sommeille, et d’avoir trouver tout en ordre l’a profondément apaisé malgré les prémonitions pessimistes de Kiyoko. On sent que ce projet l’occupe, le préoccupe et lui tient à cœur, il agit de manière posée et responsable et semble être animé par des envies de grandeur. Cependant, tout reste encore très très flou.
De nouveau dans les égouts, Kaneda refait surface et retrouve une Kei heureuse, elle, de le voir saint et sauf. À l’extérieur, toujours proche du site Olympique, baigné maintenant par la quiétude, Kaneda parvient à faire démarrer sa moto, les deux jeunes l’enfourchent. Il se dégage de leurs visages un sourire vérace, preuve de leur joie à s’en être sortis indemne. Ils dévalent alors, à pleine vitesse, l’autoroute inusitée pour rejoindre la grandeur photogénique de Néo Tokyo.
Une vue plongeante et lumineuse sur un angle de rue crasseux du dix-septième district nous introduit une nouvelle journée. Harukiya cherche Kaneda qui est en train de faire quelques réglages sur sa moto. Le patron, l’hébergeant gratuitement, pense bien faire travailler le jeune en contrepartie. Malgré la négative de ce dernier et son refus d’être traité comme un esclave, il finira par nettoyer le bar, avant son ouverture, à grands coups d’aspirateur. Il pense alors à Kei et se demande où elle pourrait être. Harukiya lui apprend qu’elle est sortie, tôt le matin. Et nous la retrouvons d’ailleurs, sous un énorme viaduc, mains dans les poches, lointaine, le regard dégageant une certaine amertume. Elle se fait plus souriante en revoyant Ryu, blessé au bras gauche, accompagné par l’un de ses confrères. Une longue discussion s’amorce alors, et elle s’étalera sur trois pages. Kei raconte son altercation avec ces plates formes volantes près du site Olympique. Ryu lui annonce que des sommes colossales ont été débloquées sur des installations proches de ce même site. Décidément, l’idéal Olympique ne serait qu’une mascarade pour masquer des desseins plus profonds, plus sombres, plus tragiques: le mystère du projet Akira pourrait s’élucider au sein même de ce lieu. La jeune femme fait preuve d’une vive envie d’être actrice de cette élucidation, et souhaite agir au côté de Ryu. Mais ce dernier lui conseille pour le moment de surveiller Kaneda. Il ne voudrait pas que l’armée mette la main sur lui, car il est toujours convaincu que le mioche détient cette fameuse pilule. Il se retire alors prestement, laissant sa compagne de nouveau seule, plantée dans son amertume. Depuis le début du manga, le personnage de Kei a su préserver, avec élégance, un certain mystère. Après cette discussion, on sent qu’elle porte une affection particulière à Ryu, leur relation est plus que fraternelle et va au-delà de leur union dans la lutte. Cette dernière case où on la voit seule révèle un vide, le vide énorme qui l’habite, ce vide émotionnel qu’elle souhaiterait tant combler. Mais surtout, après cette discussion, on se sent encore plus proche de son engagement et de son dévouement. Akira, c’est aussi l’histoire d’une femme qui fera tout pour défendre ses idéaux, qui ne cessera de se battre pour ce en quoi et en qui elle croit.
La nuit venue, Kaneda est toujours en train de rafistoler sa bécane. Il extrait du réservoir, sous un regard obnubilé, la capsule interceptée à Takashi voilà déjà plusieurs semaines. Décidément, que cherche bien ce petit effronté avec une telle possession? Pendant ce temps, Yamagata et Kai entrent chez Harukiya. D’une mauvaise humeur évidente, ils s’entretiennent avec le patron. Juste après, se profile en ces lieux l’espion, ou l’agent secret de l’autre jour. Il détient trois photos avec lui, celles de Kei, Ryu et Kaneda... Il observe, écoute et sursaute en entendant de la bouche de Kai le prénom de son ami.
Toujours bercée par une démarche nonchalante, Kei refait son apparition. Elle reste discrète à la vue de Kaneda qui, lui, la taquine sur son soi-disant frère. Elle le remet en place, prouvant de ce fait que Ryu est un sujet de discussion sensible. S’extirpe alors de l’intérieur du bar et dans une bousculade tumultueuse, la bande au complet, heureuse de retrouver son camarade. Yamagata est colérique, il raconte les déboires avec les clowns. Ces derniers exécutent de véritables razzias afin d’acquérir de la dope à outrance. Mais le visage de Kaneda change d’expression en apprenant que Tetsuo est devenu le nouveau leader de cette bande. Il n’y croit pas. Pourtant, ses amis sont formels, c’est bel et bien lui, et il s’est totalement transformé. Une transition, en fondu enchaîné, nous mène alors de la noirceur de sa chevelure à la noirceur de la nuit. Lancés à pleine vitesse, des clowns tabassent sans scrupule un motard qui finit par s’écraser au sol. Au loin, trois lumières s’extirpent de la pénombre, une silhouette s’approche, et Tetsuo laisse paraître un visage qu’on ne lui connaissait pas.
C’est le 4 juillet 1983 que l’épisode 14 d’Akira sort dans Young Magazine. Pour l’introduire, Otomo signe une illustration magistrale, une image d’une puissance phénoménale: un Tetsuo, le regard pénétrant, baigné par son jeune Pouvoir. C’est pour moi la plus belle page-titre de toute la saga. Beaucoup d’autres pourront sembler d’une qualité graphique supérieure ou auront peut-être demandé à l’auteur plus d’heures d’élaboration. Mais celle-ci est unique en son genre, par la force émotionnelle qu’elle dégage, par l’impétuosité qu’elle transmet, par la prépotence de son harmonie. Pendant les huit années durant lesquelles Otomo va s’acharner à mettre en page Akira, il y a deux choses sur lesquelles il va exceller: la destruction de Néo Tokyo et... Tetsuo. Tetsuo sera le seul personnage du récit a recevoir une attention particulière dans son tracé, le seul à être montré avec une telle précision et qualité. Katsuhiro va élaborer, tout au long de l’histoire, des dessins d’une complexité prodigieuse pour nous exposer la lente et douce transformation de cet adolescent. Et celle-ci est la première d’une belle série. Un Tetsuo beau, intense, quintessencié, qui forme une transition parfaite avec la dernière vignette du précédent chapitre.
Et pour commencer cet épisode, nous retrouvons Kaneda, accroupi, pensif, sans nul doute attristé par la récente nouvelle qu’il vient d’apprendre. Mais il faut réagir, il décide donc de se réunir avec tous les gangs de la ville afin de mener une bataille déterminante contre les clowns. Avec Yamagata et Kai, ils définissent l’heure et le lieu du rendez-vous: demain, à 17h chez Harukiya. Tout ça, sous l’oreille attentive de l’agent secret qui sut écouter toute la conversation, bien planqué au coin d’un mur.
Dans la clarté profonde d’une nuit surchargée, nous retrouvons Ryu discutant avec Nezu. D’après les plus récentes informations de ce dernier, tout le budget alloué à l’armée serait pour financer le projet Akira, pour développer une unité entière de personnes aux capacités paranormales, s’apparentant presque à un attirail nucléaire. Ryu est terrifié, avec de telles sommes dégagées, ils seraient aptes à détruire cent fois la planète. Ici, à ce niveau du récit, et si l’on en croit ces informations, les forces militaires seraient en train de s’équiper d’un arsenal impressionnant. Cependant on n’en connaît pas les raisons: l’armée souhaite-t-elle faire un coup d’État afin de prendre le pouvoir? Souhaite-t-elle déclarer la guerre à un pays adversaire sous les ordres du gouvernement en place? On n’en sait rien. Nezu parle d’ennemis, ce qui nous laisserait penser que la bataille est interne, bien que... Par contre, on ne réussit pas a savoir si lui appartient à un pouvoir en place, qu’il soit politique ou religieux. Ce qui est clair, c’est qu’il arrive toujours à avoir accès à des renseignements sensibles. Mais surtout, il parvient toujours, et sans difficulté, à énoncer un récit dramatique de la situation afin de mieux convaincre Ryu sur ses agissements.
Quatre planches nous sont ensuite présentées, afin de conter la bagarre entre l’agent secret, venant tout juste de quitter le bar Harukiya, et l’un des coéquipiers de Ryu. Ce dernier se souvient très bien de ce visage qu’il avait remarqué dans la salle de billard, le jour de l’intervention militaire. Là aussi, difficile de savoir ce qu’avait en tête Otomo en mettant en scène ce genre de situation qui n’apporte rien à l’histoire, hormis le fait de nous replonger dans une perverse nostalgie. La présentation du combat est intéressante, cadencée et rythmée, elle se termine sur une case insonore où l’on voit l’espion, effondré à terre, un poignard dans l’estomac.
Le lendemain, vers 17 h, tous les gangs du quartier sont postés chez Harukiya dans le but d’établir un plan d’attaque. Kei, assise au comptoir, a pris ses distances. Apparemment c’est Yamagata le stratège, c’est lui qui dicte les conduites de chacun afin d’attirer Tetsuo dans un piège. L’un des vauriens l’appellera d’ailleurs «monstre» à la grande stupeur de Kaneda. Ici, on comprend parfaitement pourquoi ce n’est pas ce dernier qui impose les directives, il aurait été incapable d’élaborer une embuscade contre son propre ami. Chez les clowns, des ustensiles chimiques déambulent dans une pièce à la norme hygiénique vacante. Joker et ses potes préparent une drogue tellement pure qu’une seule goutte enverrait n’importe quel mortel en enfer. Tetsuo, globes oculaires sur le point d’exploser, visage convulsé par la douleur et la souffrance, s’en injectera un erlenmeyer complet.
De nouveau au bar, Yamagata tente d’expliquer à Kaneda pourquoi son ancien camarade est devenu un monstre. Il lui parle de ses pouvoirs psychokinésiques, de ses nouvelles capacités mentales totalement stupéfiantes et méconnues. Si Otomo souhaitait raconter l’histoire d’une bande d’adolescents confrontés à un problème qu’ils ne pouvaient comprendre, c’est bien ici que se situe l’apogée de cette incompréhension: le changement d’état de Tetsuo. Kei, au travers d’un regard magnétique, trouve cela très intéressant et veut en écouter davantage. Kaneda, lui, demeure plus interrogatif. Normal, c’est de son ami qu’il s’agit.
Avachi sur une banquette, tubulure à perfusion autour du bras, Tetsuo semble dans un état comateux. Mais il se réveille soudainement, les yeux dilatés, comme porté par une puissance attractive des plus mystérieuse. Il quitte le bowling avec le reste des clowns. Chez Harukiya, entouré de Yamagata et Kei, Kaneda sirote un verre. Affecté, désorienté, il pense à son ami, et ne peut accepter que celui-ci soit un monstre. Une paire de bottes s’affiche alors au-dessus d’un asphalte zébré, l’acoustique d’un moteur confine notre attention dans sa célérité. Et l’épisode s’arrête là, sur une planche hors du commun, avec un Tetsuo, cheveux aux vents, bras croisés, sur son chopper, qui dévale les rues à toute vitesse. Son visage, ferme et affirmé, exhibe une concavité buccale troublante et une pupille translucide, totalement boursouflée par le psychotrope.
Regards croisés entre Kai et Kaneda, Tetsuo a été repéré, c’est l’heure d’initier la bataille. Juste après, on se retrouve à l’hôpital, où le colonel vient féliciter la bravoure de son agent secret allongé sur un lit. Les informations fournies par ce dernier sont précieuses pour le militaire qui ordonne à ses hommes de ratisser la zone du dix-septième district. Un face à face transitionnel magnifique nous permet de revoir Kaneda qui demande à Kei de lui prêter son flingue: «Tu sais, je pense qu’il restait encore une balle». Décidément, notre héros n’a pas froid aux yeux.
Commence alors, sur neuf planches, la mémorable guerre des gangs, celle même qui sera mise en scène dans le film. Cadrage ultra-panoramique sur des motards en furie, cadrage véloce sur un lynchage chorégraphique et parfaitement bien orchestré, plan séquentiel aux tracés percutant sur la confrontation avec les Clowns, éjection de la racaille dans les lieux publics afin de contraster cette guerre des classes, matraquage tenace et figé d’une pétrifiante barbarie. Joker fait alors son entrée, bouche ouverte et regard obstiné. Ils s’y mettent à plusieurs pour lui barrer la route, mais l’ancien boss des Clowns ne manque pas de ressource et envoie valdinguer pas mal de monde. Cependant, contre la multiplicité des assaillants leur faisant face, les clowns devront très rapidement abdiquer. Et tout se termine dans une orgie violente et charnelle, musicalisée par le couinement des pneus. Ces neuf pages sont mémorables soit, mais elles sont surtout uniques, de par leur mise en scène, leur cadence, leur frénésie, leur tension, leur beauté singulière: du Otomo, dans toute sa splendeur et sa maîtrise.
On retrouve ensuite Kaneda, accompagné par Kai, à pleine vitesse, sur une case calligraphiée par le bruit du moteur. Alors que Tetsuo, lui, apparaît dans une case de même dimension, rayée par cette même concentricité, mais noyée dans un silence absolu. Ce dernier se fera d’ailleurs pourchasser par quelques renégats à la recherche de vengeance, mais tous finiront leurs courses sous les roues d’un camion. Yamagata, lui, est posté près d’un hangar, casque sous le bras. Il est rejoint par tous les autres membres du comité final, dans une mise en scène peut-être trop chorégraphiée. Ils attendent Tetsuo qui nous offre alors un regard opiniâtre et déterminé, totalement estompé par une trame uniforme. Et le chapitre s’arrête là, sur un Yamagata combatif et convaincu: «Tu es allé un peu trop loin, n’est-ce pas, Tetsuo».
Une page-titre atypique pour nous présenter l’épisode 16, sorti dans les pages de Young Magazine le premier août 1983. Le découpage en six cases quadrangulaires est toujours présent, mais il nous dévoile ici six visages, ceux des protagonistes du moment: Kei, Yamagata, Tetsuo, Kaneda, le colonel et Ryu. On constate que tous pointent leurs pupilles sur la droite, sauf Tetsuo qui est en opposition totale, et Kei qui nous fait froidement face. À la simple lecture de cette illustration, donc, on prend conscience de la particularité évidente qui caractérise ces deux derniers cités. Le premier, émotionnel, est et sera éternellement à contre-courant; la deuxième, intellect, saura faire preuve d’une grande partialité dans ses actes et ses jugements. Cette page-titre, à la tension manifeste et riche en expressivités faciales, est une parfaite introduction au drame imminent qui se prépare.
Cependant, tout commence chez Harukiya, avec un cadrage plongeant sur les véhicules de l’armée stationnant aux portes de l’établissement. La vue d’une voiture sombre prouve la présence du colonel en ces lieux. Ils soumettent le patron à un interrogatoire, voulant en savoir plus sur ce bar et ses fréquentations. Ils iront même jusqu’à abuser de leur autorité en brûlant la licence d’exploitation. Décidément ce n’est pas de bol pour le militaire, il a été averti trop tard par son agent secret. S’il avait été réellement dans le feu de l’action, il aurait pu connaître l’heure exacte du rendez-vous et ainsi mettre la main sur ces jeunes délinquants pour enfin récupérer ce qu’il recherche tant. Mais au travers de cette infortune, Otomo souhaitait peut-être accentuer sur l’apodicticité que les forces de sécurité, finalement, arrivent sans cesse après les faits.
Pendant ce temps, Tetsuo est toujours harcelé par ses assaillants et il n’hésite pas à user de son Pouvoir pour les éliminer. Soudain, dans une mise en scène constamment zébrée et tendue, Yamagata surgit du dédale de conteneurs et éjecte un violent coup de casque sur le crâne de Tetsuo. Ce dernier mord à l’hameçon et s’empresse de poursuivre son ancien pote qui, par des zigzags incessants, le mène jusqu’à l’entrée d’un hangar. Yamagata s’y introduit ; Tetsuo, par un bond magistral, le suit de très près. À l’intérieur, notre héros dérape avec style et élégance. Les portes se referment, tout se noie dans une totale obscurité... suspens. Une multitude de phares aveuglent alors Tetsuo, projetant ses ombres dupliquées sur ce sol zébré par la crispation. Debout sur sa moto, le jeune se masque le regard et un fenwick donne l’impression de foncer sur lui. Une case éblouissante nous dépeint ensuite sa stupeur dans un jeu de lumière déconcertant de beauté et de fluidité. Il est pris en charge par les chariots élévateurs qui le propulsent sauvagement dans les airs. La tension est a son apogée.
Mais tout s’arrête là, nous voyons alors Kei sur un scooter volé quelques pages auparavant, générant, de par sa conduite irresponsable, un accident sur moult véhicules de l’armée. Une autre pause détente comme sait si bien le faire Otomo. Cependant, pour que cette dernière ne soit pas trop brutale, il a su noircir les cases de lignes parallèles préservant ainsi la vitesse et la palpitation qui nous habitaient jusque là. Kaneda et Kai arrivent sur les lieux, tout semble calme au premier abord, mais soudain, un vacarme explosif se fait entendre depuis l’entrepôt. Yamagata en sort, blessé, et s’écroule à terre. Tetsuo, titubant, se rapproche de lui, le souffle coupé. Mais changement de cadrage. Kaneda, mâchoire crispée par l’adrénaline, fait son entrée en scène avec un dérapage contrôlé parfaitement maîtrisé. Deux vignettes, au format panoramique, nous montrent son visage et celui de son ami emborvés de lignes parallèles, comme si le temps, pour eux, s’était promptement arrêté. Yamagata demande à son pote de faire attention, Kaneda descend de sa moto et glisse sa main droite derrière son dos, il échange avec Tetsuo quelques phrases taquines. Otomo joue avec une succession rapide de cadrages variés et nous expose un nouveau face à face entre ces deux meilleurs amis du monde. Le premier, quelques gouttes de sueur sur la joue, semble affecté et épris de douleur. Le second, quelques gouttes de sueur sur le front, émet un rictus aux lèvres qui prouve son indécision. Et dans le feu de la conversation, Tetsuo frappe du poing droit et vocifère: «comme quand nous étions gamins». Par cette simple phrase, notre jeune, ici, démontre sa frustration accumulée, expose la relation conflictuelle, mais masquée, qu’il a pu entretenir avec Kaneda. Et il profite de cette surcharge de puissance pour la lui révéler. Je ne pense pas que leur relation passée ai été si disharmonieuse ou traumatisante que ça. En se comportant de la sorte, Tetsuo nous dévoile seulement son degré d’immaturité, abusant de sa nouvelle corporalité pour nous faire un petit caprice. Mais soudain, il convulse sa mâchoire, subjugue son iris, et crie le nom de Kaneda qui pointe alors le Hudson sur lui. Et, par cette situation insoutenable et inespérée, Katsuhiro nous offre un autre face à face, impétueux, époustouflant, surtendu. Tetsuo, suant à grosses gouttes, plongé dans la pénombre, crispe ses pupilles et émet un sourire anxieux. Kaneda, agrippant bien fermement l’arme dans ses mains, exhibe un visage lumineux d’où s’extirpe son regard noyé d’une farouche instabilité. Un face à face apocalyptique au sens propre du terme, puisque le lecteur, aussi, fait face à nos deux héros. Entre eux, Yamagata, les yeux toujours apeurés, ordonne à Kaneda de tirer, de tirer tout de suite.
Mais Tetsuo écarte les bras et invite son pote à agir de la sorte. Kaneda, indécis, reste immobile et sans voix. Tous deux savent parfaitement qu’un tel acte ne pourra jamais se produire, car ils sont amis. Et, dans un moment d’accalmie, Tetsuo éjecte par la force un fenwick sur son pote. Ce dernier parvient à l’esquiver, mais chute sous une tonne de cagettes et, dans le feu de l’action, il en perd son flingue. Tetsuo s’agrippe les cheveux, son mal de crâne lui reprend de plus belle, il souffre. Kaneda s’extirpe des décombres et observe alors Yamagata s’emparer du Hudson. Il se retourne et pointe l’arme face à Tetsuo, il semble en effet moins hésitant à agir que son ami qui l’interpelle pour éviter le pire. Mais Tetsuo fait parler son Pouvoir, déconnecte Yamagata de toute pratique et l’envoie valser.
Les deux planches qui vont suivre sont les plus tragiques de l’œuvre. Grâce à elles, l’épisode 17 se convertit, sans aucune gêne, comme étant l’épisode le plus dramatique de toute l’histoire. Yamagata se retrouve projeté en arrière, les yeux remplis d’impuissance, et sa tête vient s’écraser contre la ceinture de Kaneda. Le choc est d’une violence inouïe. La blancheur de la case et les trames légères qui colorent les vêtements ne font que raffermir la déjection sanguinolente produite par l’impact. Kaneda est complètement pétrifié. L’image où on le voit, criant le prénom de son ami décédé, est d’une force immensurable. Le sang qui calligraphie le sol, le bras tendu de Yamagata tenant toujours fermement le flingue, la posture inclinée de Kaneda noyé dans une tristesse absolue. Autant de détails qui font de cet instant le plus sombre, le plus funeste, le plus déchirant, le plus tragique de cette épopée. Et cette même image nous démontre aussi qu’Akira, le manga, doit se lire dans sa version originale, en noir et blanc. Le noir et blanc a une énergie qu’aucune mise en couleur ne pourra égaler. Je me souviens encore de l’épisode 6 de chez Glénat, quand Akira sortait en kiosque en 1990, cette même image avait servi de couverture à l’album. Mais rien à voir avec l’originale, aucune comparaison n’est possible sur l’émotion que l’on peut ressentir à la vue de cette scène lorsqu’on la contemple en noir et blanc. Le noir et blanc possède une force sans équivalent, et Otomo maîtrise cette forme d’expression à son plus haut degré.
Yamagata s’effondre au sol, le bras toujours tendu. Kaneda, le visage recouvert de sang, reste muet. Il regarde Tetsuo, affaibli, mais d’humeur apaisée. Il braque alors l’arme contre lui et, au travers de l’index de Yamagata, tire sur la gâchette en criant «Tetsuo». À cet instant, je suis persuadé que Kaneda demeure incapable de tuer son ami, c’est pour cette raison qu’il n’appuie pas lui-même sur la détente, mais passe par un intermédiaire charnel. Tetsuo, touché en plein estomac, s’envole au milieu d’une case, là aussi, aphone, figée, bouleversante, comme seul Otomo sait les pondre. Kaneda est encore sous le choc de son acte; son pote, totalement médusé par ce même acte, se relève et entre dans le hangar. Notre héros enfourche sa bécane et file le rejoindre. Une fois à l’intérieur il prend conscience, sur une double page foisonnante de détails, du carnage accompli: un champ de ruine, des corps gisants à même le sol, et Tetsuo blottis contre un engin défectueux. Sans hésiter, sans même savoir pourquoi, Kaneda fonce droit sur son rival du moment qui lui ordonne de déguerpir. Car Tetsuo aussi, contaminé par cette amitié, ne souhaite que survienne le pire. Mais le motard poursuit sa quête illogique et finit par s’écraser à terre sous la fureur impitoyable et instinctive de Tetsuo. L’entrepôt s’effondre alors sur lui même dans un vacarme retentissant, en deçà du corps inerte de Yamagata, le pistolet invariablement bien agrippé à sa main droite.
Juste après, l’armée fait son apparition, donnant une fois de plus raison à Otomo qu’elle arrive toujours après la bataille. Les soldats constatent les dégâts, recensent les victimes et Tetsuo refait surface, réclamant de la drogue pour calmer ses souffrances. Kaneda, posté en arrière, lui harcèle un violent coup de bâton sur la tête, le jeune s’écroule au sol. Le colonel fait alors son entrée et somme aux deux adolescents de cesser leur querelle. Kaneda, en voyant le militaire, se surprend et donne l’impression de sombrer dans une panique évidente: c’est lui qui a la capsule de Takashi, et le colonel se pointe ici même pour la récupérer. Tetsuo, qui semble lire dans les pensées, tente de porter une dernière salve sur son pote afin de déchirer son blouson et éjecter la pilule qu’il y avait cachée à l’intérieur. En apercevant le comprimé rouler à terre, Tetsuo s’empresse de s’en emparer sous les yeux écarquillés du militaire. Kaneda, de son côté, vexé de s’être fait substitué la capsule, tâche de maintenir une forme d’humour en invitant Tetsuo à la consommation: «Elle a été spécialement conçue pour toi. » Le jeune la porte à sa bouche, l’avale, mais le militaire lui ordonne de la recracher, il pourrait en mourir.
Tetsuo, en proie à une douleur inconnue, pousse un hurlement strident et assourdissant. L’acoustique émise paralyse, dans une candeur morbide, toute une case et les sujets lui faisant face. Il s’incurve, brutalement, semblant déchiqueter sa colonne vertébrale. Deux visages, celui du colonel, effrayé, apeuré, inquiet, et celui de Kaneda, foudroyé, abasourdi, désorienté, observent la scène de leurs yeux grand ouverts. Le jeune s’écroule à terre, épris d’une convulsion lancinante pour finir inerte, à même le sol. Le militaire se précipite près du corps, implore la venue de l’hélicoptère médicale, ausculte le globe oculaire, et reste sans voix... Tetsuo serait-il mort? Kaneda crie alors: «Va en enfer!» Mais à qui est adressée cette sentence? À son pote tout juste décédé ou au colonel? Il est important de bien comprendre qu’à ce niveau de l’histoire, Kaneda n’est absolument pas au courant des expérimentations qui ont été faites sur Tetsuo (il ne le sera d’ailleurs jamais). En voyant le militaire réagir de la sorte, il donne l’impression, à cet instant, qu’il y voit plus clair. Non pas qu’il soit pleinement conscient que son ami est devenu un cobaye pour la sécurité nationale ; mais il doit maintenant être capable de mettre en relation cette tragédie passée avec les agissements secrets de l’armée. Donc il est fort probable que cette dernière phrase soit dédiée au colonel. Face à une telle insolence, le militaire ordonne à ses hommes d’embarquer le jeune et de ne pas se laisser méprendre par son âge. Kaneda, dans un ultime regard, observe Yamagata qui est toujours à terre, les bras constamment en croix. Il hurle son prénom avec morosité.
Depuis les hauteurs d’un conteneur, Kei, toujours obnubilée par cette capsule, contemple la scène avec discrétion. Mais soudain, un bruit se fait entendre, Tetsuo cambre son torse et ouvre virulemment les yeux. Sur deux cases magistrales, densément tramées pour nous faire ressortir la stupeur du colonel, le jeune garçon se redresse, comme s’il revenait du royaume des morts. Son visage, humidifié par la bave, semble être attiré par un zénith incandescent. Une fois sur pied, reprenant son souffle, il nous présente une posture affaiblie, arc-boutée, mais qui domine pleinement la prestance surprise et déstabilisée du militaire. Cette illustration, d’une puissance rare, est la première d’une série qui va nous relater la perte de contrôle, progressive et inévitable, du colonel face à Tetsuo. On pourrait presque dire que cette image, d’une poésie déconcertante, marque le début de ce qui va devenir.
Kaneda, toujours baigné par sa récente confrontation, se libère des soldats et fonce sur Tetsuo. Ce dernier, imbibé d’une certaine animosité, se défait du militaire et amorce son avancée. De nouveau en pleine maîtrise de ses Pouvoirs, il génère un souffle d’une virulence monstrueuse et fait valdinguer toute la matière environnante. Posté face à une avalanche de débris, Kaneda réagit et se contraint à rebrousser chemin. Il croise alors Kei sur son scooter, monte à bord, et nos deux lurons, dans une fiévreuse accélération, tente d’échapper au marasme. La mise en scène est tumultueuse, les cases sont surchargées par la noirceur de la vitesse et la minutie des détails. Toujours obstiné dans sa quête, Tetsuo lance un nouveau coup sur nos fuyards et leur envoie une grue en pleine poire. Ces derniers s’effondrent, Kaneda est inconscient. Tetsuo, lui, se sent comme régénéré, il constate que la pilule qu’il vient d’ingurgiter est bien plus efficace que toutes les merdes prises auparavant. Il fait alors face à Kei qui tente de réanimer Kaneda. Elle lui crie cette phrase: «Kaneda est ton ami, tu l’aurais oublié?»
Le colonel intervient et demande à être écouté. Tetsuo s’acharne contre le militaire sur une image renouvelant sa position dominante. Mais l’homme résiste, tête baissée. Il essaie de faire comprendre au jeune ce qui adviendra lorsque la dope aura cessé son effet: «Utilise ton cerveau! D’où penses-tu que cette drogue vient?» Tetsuo, immobile et silencieux, s’enveloppe de débris en lévitation et semble accepter, doucement, son pénétrant destin. Mais il radote, s’enlise dans une négociation avec le militaire, prétendant qu’il pourra se démerder tout seul. Mais ce dernier lui somme de l’accompagner et l’implore, sous l’ouïe attentive de Kei, d’admettre ce qu’il est: numéro 41. En prononçant ce chiffre, le colonel dégage un regard fier et un sourire présomptueux. La physionomie de son visage n’a plus rien à voir avec l’aspect bouffi qu’il avait en début d’histoire. Avec sa cravate desserrée, on pourrait presque le qualifier de beau gosse. Son design a profondément changé, comme si grâce à lui, il avait réussi à intervertir son assujettissement avec Tetsuo. Ce dernier d’ailleurs reste interrogatif, sa paume droite ne révèle toujours aucun numéro, et pourtant il vient d’être nommé ainsi.
L’épisode 18, sorti le 8 septembre 1983 dans Young Magazine, marque aussi la fin du premier tome Deluxe d’Akira qui sera publié par la Kodansha un an plus tard, le 21 septembre 1984. Chacun des tomes du manga portera un titre, pour ce premier volet, ce sera TETSUO, normal vu que cette saga raconte avant tout l’histoire de cet adolescent, l’histoire de sa transformation et de son avènement.
Pour la première de couverture, Otomo mettra en image une scène des égouts, avec des tons chaud, rougeoyant, pour nous plonger tout de suite dans l’ambiance. Si l’on retire la couverture plastifiée, nous nous trouvons face à une illustration magistrale, foisonnante de détails, riche d’une vie tumultueuse. On peut rester des minutes entières à tout observer. On y voit un bâtiment insalubre qui pourrait bien être le bar Harukiya, des loubards, des motos, des exhibitionnistes. Une foule de jeunes assiste à un sanguinolent règlement de compte. Il y a des embrassades, des orgies, des cadavres. Il y a même une pancarte qui mentionne dans un bon français «Attention clébard taré». Mais surtout, presque en son centre, on peut y dénoter le tag «2019 BC» pour persévéramment nous replonger dans le contexte. Une illustration hors norme, la plus belle des six que confectionna Otomo, mais fort heureusement pas la plus puissante...
Une double page-titre pour introduire cet épisode 19, où nous voyons un enfant au-dessus de la capsule cryogénique. Il est évident que ce gosse est Akira, et qu’il est réveillé. Par cet épilogue, Otomo nous dévoile clairement que le titre de son œuvre est bel et bien un enfant, et que sa résurgence est toute proche. Cette illustration sera redessinée par l’auteur qui la mettra en couleur pour inaugurer le deuxième tome du manga. Et tout commence dans la nursery où nous voyons Masaru, Kiyoko et Takashi converser. Tetsuo, sur le point de grimper dans l’hélicoptère avec le colonel, semble percevoir cette conversation. Après avoir lu dans les pensées de Kaneda, il perçoit les paroles des mutants, nous prouvant ainsi que ses sens ont atteint un nouveau seuil de perception. Les mutants affirment que ce dernier est maintenant l’un des leurs, qu’il est très puissant et qu’il pourrait même surpasser Akira. Mais Kiyoko connaîtrait les moyens d’entraver cette montée en puissance. De ce banal dialogue s’extirpent deux informations profondément intéressantes. D’une part que les Pouvoirs de numéro 41 semblent grandissants et inaltérables. Évident! Mais surtout que si ce Pouvoir parvient à être supérieur à celui d’Akira, cela pourrait leur porter préjudice, à eux, les mutants, à eux, les produits, les entités de ce mystérieux projet. Si rien, donc, ne doit se situer au-dessus d’Akira, cela signifie que ce dernier doit être l’artisan d’un accomplissement.
Dans un cadrage plongeant et aérien, où Néo Tokyo paraît inondée par un agencement débordant d’édifices, l’hélicoptère de l’armée annonce son arrivée au QG. Juste après, une vue sur le stade Olympique en construction nous est proposée. Proche des barricades cloisonnant le chantier, un écriteau indique qu’il reste 413 jours avant le début de l’évènement sportif. Cela peut sembler étrange, car si nous sommes courant 2020, cela voudrait dire que les Jeux Olympiques de Néo Tokyo commenceraint un peu avant l’été 2021. Bizard... Erreur de calcul, ou cet écriteau n’a pas été changé depuis près d’un an ? Bref, parmi la masse salariale débordée par sa tâche, nous y voyons Ryu, posté sur l’échafaud, casque de sécurité sur le crâne, en train d’ausculter la fameuse zone militaire située juste à côté. Il y observe l’héliport et remarque une certaine agitation de soldats à l’entrée de la base secrète. Plus loin vers l’horizon, il contemple alors le cratère causé par la première déflagration de 1982. Cette dernière case, par une lecture de haut en bas, semble connecter le cratère, les ruines de la vieille ville et les installations modernes de la base militaire. Si la clé du mystère Akira se trouve là, si Akira lui-même sommeille dans une capsule juste en dessous du cratère, ce dernier n’aurait-il pas été engendré par ce premier? Rien n’est explicitement dévoilé pour le moment, mais ce dessin, d’une grande clarté, pourrait pousser le lecteur à se poser la question.
La nuit venue, lorsque Néo Tokyo brille de ses mille feux, on retrouve Nezu, pensif, assis sur un banc. Il est très vite rejoint par Ryu qui prend place à sa gauche. Ce dernier lui tend une pellicule photo inventoriant ses découvertes près de stade Olympique. Une pellicule photo en 2020, décidément, Otomo n’a rien d’un auteur de science-fiction. Non! C’est un auteur profondément moderne, intrinsèquement contemporain, singulièrement humain. Le dialogue qui occupe nos deux protagonistes s’étale sur deux planches, dans une mise en scène aérée, alternant les cadrages pour procurer fluidité à sa lecture. Nezu fait toujours preuve d’un grand mystère, recevant des informations confidentielles et pertinentes dont il ne peut révéler la source. Il sait que tout s’accélère, que le projet est en cour, il semble connaître les desseins de l’armée et dénote une vive envie à les contrecarrer. Nul doute qu’il est animé, lui aussi, par une soif de pouvoir. Ryu quant à lui démontre bel et bien qu’il n’est qu’un exécutant, il obéit aux ordres et rien d’autre. Le fond de ses actions est honnête, il est porté par une conviction sincère, celle sûrement de changer les choses, de changer le monde. Lui qui possédait un protagonisme évident en début d’histoire n’est en fait qu’une marionnette, dont on détend les fils en fin de journée après usage. Sa posture avachie sur le banc, lorsqu’il se retrouve seul, nous fait clairement penser à ce jouet délaissé. Nezu pointe son ombre vers sa limousine, une preuve de son grade, et reçoit un message de son chauffeur qui lui apprend que Lady Miyako souhaite le rencontrer au plus vite. Il dénote alors un visage préoccupé.
Dans la candeur éblouissante du laboratoire, nous apercevons Tetsuo allongé sur le scanner, éveillé, les poignets attachés comme si on ne voulait qu’il s’échappe. Il semble parfaitement remis de ses récentes blessures et réclame un peu de musique. Sur deux pages, nous voyons le docteur s’entretenir avec le colonel, une conversation laconique, mais qui apporte des révélations pertinentes. D’une part que le scientifique est véritablement impressionné par les prouesses de Tetsuo, jamais il n’avait travaillé avec un tel sujet. Ici, on note la nature noble et éthérée des desseins du docteur, ce dernier agit au nom de la science, pour le progrès de cette dernière. Il doit être, au même titre que ses collègues d’une génération passée, animé par des fins civilisationnelles ou pour l’avènement d’une nouvelle humanité. Son visage souriant montre qu’il se trouve dans une extase explicite. Ses expériences et analyses semblent poindre le bout d’un tunnel long de plusieurs décennies. En revanche, cette conversation nous révèle aussi toute l’inquiétude du militaire au sujet de l’attitude de numéro 41. Il est impératif de contrôler une telle source de pouvoir, au risque de créer un second Akira. Pour le colonel, le contrôle est primordial, ce qui ne fait qu’attester son sens aigu du devoir et des responsabilités. Ce dernier est véritablement obnubilé par la sécurité de sa nation. Mais surtout, au travers de cette phrase banale, le militaire nous fait clairement comprendre qu’Akira, à son époque, n’a pas su être contrôlé, ce qui a apparemment généré le pire, comme la catastrophe de 82 par exemple, et ceci le terrorise au plus haut point. Nous le savions déjà, et cela nous est maintenant explicitement confirmé. Le projet Akira fut, dans le passé, un projet scientifique, et uniquement scientifique. Trente-huit ans plus tard, l’armée s’unit au projet, au côté de cette dernière, pour y influer une notion de contrôle qu’elle n’avait pas à l’époque. Et le colonel, au travers de sa prestance, de sa carrure, de son charisme, est la métaphore parfaite de cette notion de contrôle.
Sur une planche et demie, nous revoyons alors Kei et Kaneda dans leurs cellules respectives. La première, assise sur un lit, semble concentrée, pensive, préoccupée. Le second, sur les nerfs, frappe du poing, ne supportant cette incarcération.
Nous retrouvons ensuite Nezu qui, dans une cadence vive et rapide, pénètre dans un temple spacieux et aéré. Au fond d’une pièce, il rejoint une personne postée sur une chaise basse, cette dernière se plein de son retard. Nezu s’incline, tel un fervent religieux et fait alors face à Lady Miyako, femme corpulente, à la belle coiffe et parée de petites lunettes rondes. Un halo de lumière se dessine juste derrière elle. Accroupie dans une pose méditative, elle tient un mala dans les mains ; sa tunique, blanche et immaculée, laisse entrevoir une écharpe de couleur. Et soudain, dans la mouvance de son poignet droit, elle divulgue un numéro 19 marqué sur sa paume. Miyako serait donc un mutant, au même titre que Takashi, Kiyoko et Masaru. Cependant, elle ne présente pas du tout la même physionomie que ces derniers. Elle ne ressemble pas à un enfant à la tête de vieillard, son physique a l’air d’être en concordance avec son âge. Cela signifierait-il quelque chose sur ses réelles aptitudes? Sa posture nous mène à penser que c’est une prêtresse et son influence, au vu de la station courbée de Nezu, doit être très grande. Elle raconte son rêve à son petit rat: un désastre imminent qui changera la face du monde, mais Akira n’en sera pas forcément l’origine, ce dernier n’étant qu’un pion au sein de l’échiquier. Les trois planches qui relatent ce dialogue sont peu chargées, entre trois et cinq cases, ce qui le rend totalement lapidaire et pondéreux: tout est très flou, baigné par une subjectivité sacrale. Ceci dit, on ne peut s’empêcher d’y émettre quelques interrogations et conclusions. Tout d’abord, Nezu semble être à l’écoute des directives de Miyako, sa posture courbée nous montre finalement que lui aussi n’est qu’un exécutant, une marionnette. Cependant, c’est lui qui donne les ordres à Ryu et donc fomente les pratiques de cette organisation antigouvernementale. Lors de l’évasion de Takashi, Ryu, et de ce fait Nezu, croyait avoir libéré Akira. Or, cette directive ne pouvait venir de la religieuse, car elle doit évidemment savoir qu’Akira dort sous zéro absolu dans les entrailles de la Terre. Ceci prouve que Nezu, aux côtés de l’obéissance à sa prêtresse, agit pour son compte, ou au pire pour le compte d’un autre pouvoir en place. Mais, si Nezu agit pour son propre compte, Miyako, munie de ses facultés mentales, devrait le savoir. Or cela ne semble pas la perturber. De plus, pourquoi la vieille n’a-t-elle jamais révélé à Nezu de l’endroit où sommeille Akira? Parce qu’elle le sait, c’est évident, les chiffres sur sa paume droite en sont la preuve. Si Nezu empeste la félonie, Miyako, elle, est une manipulatrice de premier ordre, c’est d’ailleurs pour cette caractéristique même qu’elle est le pilier du récit. Miyako manipule Nezu pour arriver à ses fins, elle souhaite s’accaparer d’Akira et utilise son petit rat pour y parvenir. Manifestement, ce dernier n’y voit rien, car il est trop emporté par son amour propre et ses projets personnels, mais elle l’utilise bel et bien. Elle aussi souhaite être actrice de cet accomplissement qui changera la face du monde.
Voilà donc, l’épisode 19 s’arrête là, vingt planches d’une densité et d’une intensité rare. Deux factions sont clairement mises en évidence: le colonel et le docteur d’un côté, et Lady Miyako de l’autre. On pourrait presque dire le politique et le religieux. Tous cherchent à mettre la main sur Akira et à contrôler cette entité qui nous fut révélée pour la première fois dans la page-titre de ce chapitre. Maintenant, on ignore absolument tout de la finalité d’une telle recherche, on ne connaît pas le pourquoi. Soit, Akira procure le pouvoir, cela semble évident... mais dans quel but? L’incompréhension est ici dépeinte dans une nébulosité des plus transcendantale.
Une porte s’entrouvre, deux soldats viennent chercher Kei pour un interrogatoire. Cette dernière, en pleine méditation, est posée sur le lit, droite et sereine. Durant les déplacements le long des couloirs, les cases sont claires, quelques lignes de vélocité nous poussent inexorablement à comprendre ce qu’observe la jeune femme: des caméras de sécurité, des capteurs... Son visage, la bouche complètement concave, n’exprime pas la tristesse, mais plutôt une méticuleuse concentration. Elle est d’ailleurs insensible aux radotages d’un des gardes. Ils entrent dans un ascenseur, Kei est toujours très observatrice. Le cadrage, à ce moment, est très découpé, chaque fait et geste nous est dévoilé, procurant une certaine tension à la scène. Soudain, la camera à l’intérieur de l’ascenseur explose et, juste avant la fermeture des portes, la jeune femme expulse l’un des gardes au dehors. L’autre, enfermé maintenant avec elle, tente de faire feu, mais son arme ne répond pas. Kei, surprise, lui défonce la mâchoire par un violent coup de coude dans une image qui, là aussi, combine merveilleusement le statisme de l’instant à la vélocité de la percussion. Nous savions notre héroïne agile et expérimentée, elle démontre ici être une crack au corps à corps. Cependant, suite à cette narration, nous restons profondément dubitatifs. Que s’est-il passé avec la caméra de surveillance et l’arme du soldat? Kei posséderait-elle le Pouvoir? Serait-elle manipulée en ce moment du récit? Des interrogations en suspens. Dans tous les cas, elle nous montre une toute nouvelle facette de sa personnalité, combative, intuitive et opiniâtre.
Tetsuo, dans une salle spacieuse, fait des exercices quand l’alarme retentit. Son vacarme oppressant semble envahir l’édifice dans son intégralité, poussant Kaneda à la surprise, le colonel à s’emballer, et les mutants à s’interroger. Kei, toujours froide et impavide, se défait de ses menottes, elle est alors armée. Dans une succession de cases noircies par des lignes parallèles, elle se fait prendre en chasse par des soldats, mais répond avec fermeté et sûreté. Dans l’élan de sa course, elle se murmure à elle même qu’elle doit impérativement joindre Ryu. Ce qui atteste qu’elle n’est pas manipulée, au contraire, elle est parfaitement lucide, consciente de ses actes, et fait preuve d’une réactivité époustouflante, d’une force de jugement phénoménale. Mais soudain, elle se retrouve dans une voie sans issue, sept soldats sont à ses trousses. Et lorsque l’un d’eux mène l’assaut final, Kei s’évapore de la case.
Le colonel est prévenu que la jeune femme a disparu. Il pique une crise et ordonne à ses hommes de la rattraper immédiatement. Mais Kei est plongée dans l’obscurité, totalement surprise et interrogative, elle se demande même où elle est. Une page entière nous montre cette situation paranormale, noyée dans un noir intense et profond où seule sa félinité blanchoie la scène. Un halo de lumière pointe au-dessus de sa tête, juste derrière elle. Si l’on en juge le mouvement séquentiel proposé par ces trois cases, elle semble se retourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Mais le halo a disparu. Que peut-on conclure d’une telle lecture? Que le halo pointera toujours derrière elle? Difficile de répondre. Cependant, on ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec ce halo de lumière qui figurait juste au-dessus de Miyako quelques pages auparavant.
Le colonel apprend que Kei est introuvable, et questionne le docteur afin qu’il émette son avis. Sans analyse, ce dernier ne peut affirmer si oui ou non elle possède le Pouvoir. Nous savions Kei munie d’un certain don de perception, d’une aptitude mentale indéniable. Mais de là à détruire des objets, à se téléporter ou à posséder des facultés similaires à ceux des mutants, il y a un chemin...
Avachi sur son bureau, tête sous un livre, Tetsuo semble faire la sieste. Il est brusquement réveillé par l’ouverture mystérieuse de la porte, il réagit. Sur une demi-page zébrée, Kei fait son irruption dans la pièce, son visage est totalement éberlué par sa soudaine présence en ces lieux. Le jeune la reconnaît, mais n’est pas plus impressionné que ça par cette brutale apparition, il reste calme. Kei se concentre, numéro 41 sent l’énergie. Elle s’accapare alors de son arme et, sous un regard glacial, fait feu sur Tetsuo, le visant en plein cœur. L’impact, sourd et paralysant, illumine la légère trame qui tapisse la corpulence de l’adolescent. Il est alors projeté en arrière, grimaçant d’une douleur manifeste. Accroupi au sol, numéro 41 tente de se ressaisir et propulse sur Kei l’ensemble du mobilier présent dans la pièce. Une case sombre, tramée et rayée, parvient à simuler deux perceptions bien distinctes: la vitesse à laquelle sont projetés les objets, et la brutalité avec laquelle ils cessent leur envol lorsque Kei en prend le contrôle. Dans un excès de colère, Tetsuo génère un souffle qui balaye l’intégralité de la cloison. La jeune femme, gracile et légère, s’extirpe des lieux et prend la fuite en courant. Numéro 41, l’hémoglobine dégoulinant le long de son bras gauche, la suit d’un pas lent. Mais très vite, elle stoppe sa course, entravée par la subite fermeture des portes anti-incendie. Tetsuo s’approche, confiant. Et Kei donne alors l’impression de passer au travers du portillon, projetant une ombre inédite sur la paroi. L’adolescent, surpris et interloqué, déchiquette la porte dans un vacarme tiède et vivifiant. En deçà, deux soldats, mais aucune trace de Kei. «Elle s’est téléportée» susurre Tetsuo, montrant un visage incroyablement beau, symétrique, mature cette fois-ci, aux orbes totalement écarquillés.
Dans les couloirs du bâtiment, c’est l’effervescence. Kaneda, accompagné par deux gardes, se retrouve très vite noyé dans une marée tumultueuse de militaires. Il lance quelques blagues à ses guides, révélant sa nature profondément innocente, toujours en retrait des préoccupations tangibles qui l’entourent. Mais soudain, le bruit des armes se fait entendre dans une page ésotérique et tendue. Pas mal de soldats sont projetés contre les murs, d’autres cherchent à fuir. C’est alors que Kei fait son apparition, stoïque, livide, le regard statique. Elle est harcelée par de multiples coups de feu, mais ces derniers, dans un doux mystère, ne parviennent à l’atteindre. Kaneda, surpris de la voir ici, parvient à se défaire de ses gardes et arrive de justesse à se glisser jusqu’à elle. Le jeune, sourire prononcé aux lèvres, lui déclare à quel point il est heureux de la revoir et l’entoure de ses bras menottés. Kei reste pleinement indifférente, silencieuse, pointant sur lui ce même regard vide et invariant. Mais soudain, leur crayonné se dilue et ils se téléportent dans une salle d’armement. Kaneda change de faciès, il n’y comprend rien et alourdit sa mâchoire d’un doux hermétisme. Kei, elle, est toujours immobile.
Dans un bureau, le colonel, accompagné par trois scientifiques, examine la vidéo où Kei se téléporte. Tous dénotent une stupeur évidente au vu de l’enregistrement: Transfert instantané de matière. L’un des chercheurs compare cette faculté à celle de Takashi, un autre le contredit. Le militaire, désorienté, mais semblant comprendre la trame du problème, contacte le docteur afin de prendre des nouvelles de Tetsuo. Ce dernier est totalement rétabli, juste un modeste traumatisme psychique, surtout causé par sa susceptibilité. Numéro 41 s’entretient alors avec le savant, sur son Pouvoir, sur l’envie de le surpasser. Le scientifique fait preuve ici d’un grand professionnalisme à parlementer avec son patient, il lui offre toujours des réponses posées et bien pensées. Tetsuo semble être conscient qu’il n’est pas le seul à posséder de telles facultés et il laisse le docteur sans voix lorsqu’il profère, sans prévenir, le nom d’Akira. Notre adolescent souhaite le rencontrer, mais le polymathe lui affirme que c’est impossible, ce dernier dormant sous zéro absolu. Il lui apprend par la suite qu’Akira a été développé par d’autres chercheurs avant la guerre; lui, ne détient qu’une compilation d’informations théoriques s’étalant sur plusieurs décennies. Et quand Tetsuo lui demande si le mutant était déjà en sommeil cryogénique avant la Grande Guerre, la réplique évasive du docteur ne fera que confirmer la connaissance réelle qu’il a sur l’origine du conflit. Dans tous les cas, numéro 41 fait preuve d’une interaction manifeste avec les autres enfants du projet, il semble même, à ce moment du récit, intimement lié à Akira.
L’épisode 22, sorti le 7 novembre 1983, s’introduit sous une magnifique posture du colonel, hachuré de mille lignes afin de texturer son costume. Une illustration belle, majestueuse, qui montre un faciès et un regard noble, amalgamant la préoccupation, la conviction et la fermeté du militaire. Ce dernier est sans aucun doute, avec Kei, le personnage central de l’œuvre, ses actes et décisions semblent déterminants dans le déroulement de l’histoire.
Cependant, tout commence dans la salle d’armement, Kaneda reste désespérément déboussolé de se trouver en ces lieux. Kei, toujours mouvé dans un comportement incompris, défonce une serrure à code et pénètre dans une vaste et sobre pièce qui s’apparente à un laboratoire d’étude. Elle s’approche alors d’une arme, massive, connectée à une batterie: une machine de guerre certainement très puissante. Le colonel, de son côté, entre dans la nursery, il ne souhaite en aucun cas être dérangé. À l’intérieur, tout est noyé dans un silence viscéral. Les planches aérées, meublées de cases gigantesques et complètement vides de caractère, ne font qu’exalter ce sentiment de quiétude. Kiyoko, Masaru et Takashi sont en pleine méditation. Les traits de leur visage dénotent une dose de concentration. La mise en page, plaçant Kiyoko au centre face à une peluche en lévitation, nous force à penser qu’elle agit avec l’aide de ses compagnons. Postée dans cet état de recueillement, leur physionomie exhale une certaine beauté, en opposition totale avec cette turpitude dont ils faisaient preuve en début de récit.
Mais on retrouve Kei, la machine de guerre en main, qui dégage une salve pour tester l’engin. Kaneda déblatère des paroles qui paraissent toujours hors sujet. C’est alors qu’Otomo nous dépeint un parallélisme facial époustouflant. Au cœur même de la page, deux cases, sourdement rayées, nous montrent Kei et Kiyoko balancées d’une mouvance symbiotique: même posture, même torsion du cou, même regard inquisiteur, même valse capillaire. Ce syncrétisme visuel, totalement époustouflant je me répète, nous prouve donc que Kiyoko est en train de manipuler Kei, qu’elle lui dicte sa conduite afin d’exécuter un plan bien précis. Les trois mutants sont éveillés par la présence muette du colonel qui les interroge alors sur le but de leur agissement. Numéro 25 prend la parole, et de se fait, étant toujours connectée à Kei, lui oblige à dire ses mots sous l’oreille attentive de Kaneda. Elle déclare au militaire qu’il faut tuer Tetsuo. Un rêve prémonitoire lui fit voir une destruction cataclysmique, des ruines innombrables, des morts par milliers. C’est Akira qui sera la cause de ce désastre... «Et Tetsuo?» lui demande le colonel. Ici, Kiyoko n’est pas du tout explicite dans sa dictée, elle n’énonce pas la véritable responsabilité de numéro 41 dans cette catastrophe annoncée. Est-ce lui qui va réveiller Akira? Est-ce lui qui va pousser Akira à générer ce cataclysme? On n’en sait rien et le militaire reste très perplexe. Ceci dit, Kiyoko est formelle: il faut éliminer Tetsuo. Les mutants seuls ne peuvent accomplir cette tâche, c’est pour cette raison qu’ils font appel à Kei, l’équipant du meilleur armement possible, afin qu’elle fasse acte de cet accomplissement. Le colonel est évidemment mal à l’aise, le contrôle lui échappe: une terroriste déambule dans ses propres bâtiments, équipée d’un laser. Tetsuo, lui, accompagné du docteur, dévale d’un pied ferme les couloirs du quinzième étage.
Mais dans l’atelier, Kei change de visage, laisse tomber l’arme et pousse un cri aigu et perçant. Surprise de voir Kaneda, elle se demande ce qu’elle fait là. Kiyoko, de son côté, s’évanouit dans son lit, mettant un terme à leur connexion: Kei est maintenant libre. Le militaire, profondément contrarié par cette situation, quitte les mutants et se retrouve alors face à Tetsuo: le scientifique a été contraint de le mener jusque là. Numéro 41, nacré d’un regard hautain, souhaite qu’on lui fasse les présentations. Il s’introduit, sous la déconcertante impuissance du colonel, dans la chambre des enfants. Masaru et Takashi le braquent des yeux. Kiyoko, dans un sursaut d’énergie, le dévisage et mentionne son prénom en katakana, comme si elle le connaissait de longue date. Dans une posture arrogante, Tetsuo taquine les mutants qui restent imperturbables. Le militaire lui ordonne d’arrêter et de retourner dans sa piaule. Tetsuo lui fait comprendre qu’il n’a aucun ordre à recevoir de sa part, et qu’il n’est pas un numéro. Pour le colonel, la perte de contrôle se fait maintenant profondément ressentir.
D’un coup de laser, Kei tente de détruire les menottes de Kaneda, et elle y parvient habilement. Elle commence alors à s’interroger sur d’éventuels agissements de la part de ce dernier lorsqu’elle était totalement inconsciente. Kaneda dévoile même un visage stupéfait à l’entendre dire s’il l’avait pelotée. Pauvre Kaneda, tout compte fait très innocent et accusé de pervers à tort. Sa figure décontenancée nous pousse, naturellement, à fortement nous attacher à lui, à lui vouer une douce empathie: c’est finalement un brave gosse! Pendant ce temps, dans la nursery, Tetsuo souhaite savoir où est Akira. Le colonel, surpris par cette requête, demande des explications au docteur, mais ce dernier lui affirme qu’il n’a rien dit. Numéro 41 réitère sa question. «Il n’est pas ici», lui répond le militaire. L’adolescent observe alors Takashi d’un regard profond et interrogatif. Un flash-back, sublimement mis en page, lui revient en tête: l’épaisseur marbrée de la nuit, les phares de sa moto illuminant une silhouette. Il se souvient de l’accident et semble comme terrorisé. Numéro 26, le visage transpirant, paraît imbibé d’une peur trépidante. Tetsuo lui harcèle alors un coup et, dans l’effervescence, s’en prend aussi à Kiyoko, lui faisant éclater le coin de son lit. Masaru réagit très vite et, avec l’aide de Takashi tout juste relevé, ils tentent de dominer Numéro 41 en le scotchant dans les airs. Le colonel, dans une nouvelle case claire et statique, prie aux mutants de cesser cette comédie. Tetsuo, après sa chute ombragée, fait exploser le fauteuil de Masaru qui s’écroule à terre. Le militaire s’interpose et ordonne au jeune de se calmer.
Deux planches éclatantes ou onze cases peu chargées en dialogue, nous raconte, dans une lecture stable et charnelle, la perte de contrôle définitive du colonel. Ce dernier, imposant et massif fait face à numéro 41 qui semble l’ignorer du regard. Surpris, les jambes du militaire commencent à flageoler, Tetsuo devient passionnément dédaigneux. Le chef des armées est sur les genoux, essayant avec ses bras de contrecarrer l’apesanteur qui le domine. Mais ses mains s’effondrent sur le sol, son crâne s’y dépose ensuite lentement, et Tetsuo lui marche dessus. Cette séquence incroyable, qui dégage une crispation continue et intenable, se termine sur un cadrage plongeant et théâtral: l’adolescent piétine le colonel allongé et exténué, sous les yeux déroutés du docteur et de Masaru. Cette estampe, d’une ostentation baroque, nous montre, à sa simple vue, la capitulation d’un lointain passé, la chétivité de l’armée toute puissante, l’ignorance explicite de cette science présomptueuse, le tout sous la domination flagrante de numéro 41, en pleine possession, lui, de ses moyens. Une image rutilante et radieuse, tramée et ombragée à souhait, qui nous pousse à éterniser nos pupilles et à prendre purement conscience de l’évidence: Tetsuo est et sera perpétuellement incontrôlable.
Mais Kiyoko tente de réagir, et tâche de reprendre contact avec Kei. Cette dernière dévale d’ailleurs les couloirs au côté de Kaneda et stoppe brutalement sa course. Elle s’enfonce alors dans un hall secondaire, meublé de générateurs, jusqu’à se retrouver devant un ascenseur. Tetsuo, lui, s’acharne toujours sur les mutants. Il fait face à numéro 25, en pleine méditation, et tâche de lui porter un coup fatal. Le lit explose dans un flamboiement ardent et volcanique, mais Kiyoko est intacte, en lévitation, assidûment focalisée dans son obsécration. La vue en contre-plongée où l’on admire Kiyoko planer pourrait presque s’apparenter à une vue plongeante où Tetsuo, ici, semble finement dominé. Le jeune reste stupéfait de voir la mutante allongée dans sa concentration. Il se retourne promptement, observe Masaru et Takashi et s’imagine que ce sont eux qui protègent leur idole. Le colonel enfin se relève, supplie numéro 41 de laisser les enfants tranquilles. Ce dernier lui relance donc sa question: «Où est Akira?» C’est alors que le docteur intervient, il souhaite le dire, mais le militaire lui interdit. Le scientifique s’obstine: «pourquoi ne pas essayer?» Mais le colonel, bien plus lucide apparemment, consolide sa position.
Vu ses facultés, il ne devait pas être difficile pour Tetsuo de trouver réponse à son interrogation. Connaissant l’interaction qu’il entretient avec les mutants, une simple lecture dans les pensées lui aurait suffi à capter cette information. Mais Otomo insiste sur cette négociation entre le colonel et le docteur pour tout justement renforcer le contraste qui existe entre la théorie scientifique et la responsabilité militaire. Et c’est à ce moment-là que le savant conjure: «Laissez numéro 41 essayer de contrôler Akira!» Quelle révélation! Enfin nous prenons connaissance de la finitude de Tetsuo. Il n’est là que pour pouvoir, ou devoir, contrôler Akira. Trente années d’étude, trente années d’analyse de données théorique, trente années de patience aussi. Et le scientifique veut tout mettre en pratique maintenant, comme s’il était convaincu que Tetsuo était apte à contrôler Akira, lui qui paraît incontrôlable. Pourtant, le docteur sait ce qu’est Akira, il est conscient du pourvoir destructeur de ce dernier, il sait qu’il fut la cause de la troisième guerre mondiale. Il sait tout ça et malgré tout il ne semble pas douter un instant que c’est le moment de passer à la pratique. Je ne pense pas que le scientifique soit soudainement pris par des envies de grandeur ou de prix Nobel. Il doit se trouver dans un état de profonde frénésie, totalement absorbé par ses travaux et leur conclusion. Il voit en Tetsuo le sujet par excellence et ne voudrait en aucun cas perdre cette occasion de pouvoir, comme il le dit, contrôler Akira.
Mais le colonel est formel, il crie «Non!!!» dénotant un visage imbibé de tristesse et d’impuissance. Tant que subsiste le moindre doute, ils ne peuvent se permettre de prendre ce risque. Le docteur prétend assumer la charge d’un tel acte, il est confiant dans ses analyses et études. Tetsuo tâche de tranquilliser le militaire en lui proférant des répliques qui pourraient paraître puériles au cœur de cette conversation d’adultes responsables. Mais le chef des armées persiste: «vous n’avez pas idée de ce qu’est Akira!» En prononçant cette sentence au savant, Otomo met clairement en confrontation le scientifique, excité par ses expériences et ses théorèmes voire même son ego, au militaire dénudé d’une obligation civile et morale. Mais Tetsuo insiste, charme le docteur qui lui reste dans l’indécision. Le colonel s’obstine dans sa négative et numéro 41 lui fait éclater la tête contre le sol dans une case déroutante, montrant ainsi toute l’impuissance du militaire face aux présents faits.
Pendant ce temps, Kei et Kaneda se retrouvent sur les toits, dans une image sombre et tramée pour nous faire ressentir toute la fraîcheur de la nuit. Kei est rapidement interpellée par une lumière vive et brasillante s’extirpant d’un dôme. Les jeunes s’approchent, grimpent, et se situent alors juste au-dessus de la nursery. En bas, Tetsuo apparaît, il est avec le doc et sait maintenant où se trouve Akira. Kaneda, le voyant, ne reste pas tétanisé très longtemps. Il envoie un coup de laser qui transperce de sa luisance une case en son milieu. Tetsuo, pétrifié, observe la scène, et remarque son ami amorcer sa chute pour finir noyé dans le ramage d’un arbre. Kei le suit de près. Le scientifique et numéro 41 sont médusés, ne comprenant cette soudaine intrusion. Mais à peine remis de sa dégringolade, notre héros, convulsé d’un regard obstiné, commence à tirer sur son pote. Il tire à répétition, dans une composition segmentée et foisonnante, mais Tetsuo parvient à éviter les coups. Ce dernier fait alors parler son Pouvoir et provoque un véritable tremblement de terre, déchiquetant en mille morceaux le sol bariolé de cette arène théâtrale. Cependant, Kaneda ne perd pas son équilibre et poursuit ses tirs à répétition. À ce moment, il donne même l’impression d’être aux commandes d’une console de jeux vidéo. Il accumule les salves dans tous les sens, avec une passion renversante. Numéro 41 tente de se planquer, mais il se retrouve très vite enfoui dans les décombres. Face au carnage, Kaneda semble se réveiller et change de physionomie pour émettre un timide «Tetsuo», preuve qu’il devait être immergé dans une frénésie incontrôlable. Regretterait-il son acte? Il ne faut pas oublier que Kaneda serait incapable de tuer son ami.
On voit alors Tetsuo, dehors, amorçant une chute vertigineuse face à l’énorme bâtiment de l’armée. C’est la première fois qu’Otomo met en scène la grandeur architecturale de Néo Tokyo. Un visuel tétanisant, impactant, noyée dans un dégradé de noir profond, qui enfle la monstruosité de l’édifice. Numéro 41 se crache sur une bâtisse, demeure indemne et dénote une importante satisfaction de maîtriser enfin la téléportation. Dans la nursery en ruine, Kei et Kaneda se retrouvent face aux mutants, et reconnaissent immédiatement Takashi. Kei s’approche, le parallélisme entre sa figure et celle de Kiyoko lui fait comprendre que c’est cette dernière qui l’a guidée jusque là. La jeune femme lui demande alors qui est Akira. Et Kiyoko, de son visage hypnotisant, lui répond que c’est l’un des leurs, qu’il porte le numéro 28 et qu’il est enterré sous le site Olympique. Pendant ce temps, le colonel, visage ensanglanté, retrouve ses facultés, se remet sur pied difficilement et expose sa surprise en voyant les jeunes prisonniers en ces lieux.
Mais toujours habité par sa fougue obsessionnelle, Kaneda demande à Tetsuo de sortir des décombres. Numéro 25 annonce alors qu’il n’est plus ici, qu’il est parti pour Akira, et qu’il faut le stopper au plus vite. Le militaire, fou de rage, comprend de suite que le scientifique lui a révélé la cachette. Mais le docteur se justifie, par un mensonge manifeste, qu’il n’avait pas le choix, car Tetsuo était devenu hors de contrôle. À aucun moment nous n’avons été témoins de cette scène, ce qui prouve bien qu’elle n’a jamais eu lieu, et que le savant ment. Ce dernier a volontairement dit à Tetsuo où se trouvait Akira, parce qu’il souhaite conclure ses années de labeurs, il souhaite assister au réveil d’Akira, il souhaite matérialiser ses décennies d’analyse, d’étude et de théorie. Encore une fois, par une double case surprenante, Otomo dépeint habilement cette symbiose contrastée entre science et militaire. En haut, le visage du docteur, clairvoyant, immaculé, noble, mais profondément irresponsable et inconscient. En bas, le faciès rempli de sang du colonel, la mâchoire convulsée, le regard pénétrant, démontrant avec hargne son sens des responsabilités. Un portrait d’une grande noblesse là aussi, mais plus sombre, plus opaque.
Cependant, il est temps pour Kei et Kaneda de déguerpir les lieux. Cette dernière parvient à découvrir la sortie de la nursery, mais pas mal de soldats grouillent dans les parages. Sur sept pages, Katsuhiro va mettre en scène l’échappée de nos deux jeunes, dans une cadence folklorique et burlesque. Ils dramatiseront sur l’état de santé du colonel pour détourner l’attention. Ils tâcheront de se faire discrets pour filer en douce... Mais tout finira très vite dans une escalade de course poursuite, de dégringolades désopilantes, de coups de feu totalement inefficaces. Et ceci, sans aucune retenue et avec une dose d’humour qui permet tout justement de décompresser un peu des tensions passées, et certainement futures. Bref, nos deux jeunes arrivent au final de l’escalier, il n’y a plus de marche pour aller plus bas. C’est alors qu’une silhouette s’extirpe de la pénombre. Un homme, déclarant appartenir à l’organisation qui a comploté l’évasion de Takashi, prétend qu’il peut les aider à sortir du bâtiment. Et nous retrouvons notre fameux espion, ou agent secret, le personnage le plus étrange de toute l’histoire, celui qui engendre des situations hautement insipides au récit. Maintenant, dans ce cas présent, il aura au moins prêté main-forte à nos deux héros pour qu’ils puissent s’échapper définitivement de ce lieu affreusement gardé. Car même si Kei ne fait nullement confiance en ce personnage, le vacarme d’une troupe de soldats pointant ses sabots l’oblige à le suivre. Un dessin unique dans Akira nous les montre alors, tous les trois, en ombre chinoise, en train de dévaler un hall. Au travers d’une baie vitrée, Néo Tokyo semble s’estomper dans l’intimité nocturne.
Dans la nursery en ruine, des soldats tentent de remettre en fonctionnement l’électricité et la climatisation. Dans un coin, Takashi et Masaru écoutent Kiyoko: «Il n’y a pas qu’une seule direction possible, nous pouvons choisir notre avenir...» Pour elle, le réveil d’Akira semble inévitable, l’important est avant tout le cheminement à épouser pour accéder à cette inéluctabilité. Ses angoisses se diluent alors sous la vue du bâtiment de l’armée, immense, énorme, rendant les gratte-ciel environnants totalement insipides. Là aussi, je ne pense pas que cette planche soit parue dans Young Magazine, mais fut dessiner spécialement pour le manga. Je profite d’ailleurs de cette case pour ouvrir une petite parenthèse. Cet épisode 25, sorti le 19 décembre 1983 marque le premier anniversaire d’Akira, preuve qu’Otomo tient le coup et la cadence. Durant les deux premières années, c’est à dire 1983 et 84, Otomo va maintenir un rythme effréné, il publiera 20 planches tous les 15 jours (une page-titre et dix-neuf pages de récit). Seuls les épisodes 38, 42 et 45, parus fin 84, auront 17 planches. Ce qui représente une production énorme, surtout lorsque l’on contemple le travail accompli (même s’il prétend qu’il aurait pu en faire plus!). Pressionné par cette cadence contractuelle, Katsuhiro n’aura pas forcement le temps de mettre en scène tout ce qu’il désirait: ce qui explique ces modestes différences entre la version magasine et la version Tankôbon. La page contenant cet imposant building est extrêmement riche en détail et précision, peut être qu’elle doit compter à elle seule des journées entières de travail. Ce genre d’illustration donc, Otomo (ou devrais-je dire ses assistants!) les élaborait en dehors de son contrat avec Young magasin pour qu’elle puisse embellir par la suite le manga final. Dans l’ensemble de l’œuvre, les plus grosses différences se situent à la fin de l’histoire, dans le volume 6, où Otomo y a rajouté près de 40 planches qui ne figuraient pas dans Young Magazine. Voilà pour la petite parenthèse...
Pendant ce temps, on voit un van sous un tunnel, l’espion est au volant. Au contrôle de police, il montre des papiers et donne l’air d’être tendu. Un agent de sécurité ouvre la porte arrière pour examiner l’intérieur, mais rien n’est à signaler. Le véhicule peut poursuivre sa route et s’enfoncer dans l’embrasement urbain, pendant que Kiyoko termine sa phrase, prétendant que le futur immédiat dépend dès lors de nos deux échappés.
L’épisode 26, sorti le 2 janvier 1984 dans Young Magazine, nous montre une Kei belle, combative et déterminée en page de couverture. On remarque sur cette dernière que les katakanas d’Akira sont placés en arrière-plan, derrière la jeune femme, alors que depuis le début de la saga, le titre était toujours imprimé au-dessus du dessin. Otomo va confectionner ce style de mise en scène sur cinq chapitres afin de donner plus de prestance à ses personnages. De plus, je ne pense pas que cela fut gênant pour son œuvre de masquer légèrement le titre. Après une année d’existence, ce dernier devait être bien ancré dans l’inconscient collectif.
Et tout commence avec une nouvelle journée qui s’amorce sur le site Olympique en construction. Dans un monte-charge, Ryu, toujours travesti en tâcheron, observe la base secrète située juste là. Il y remarque une effervescence anormale des forces de l’ordre, beaucoup de soldats s’agitent, démontrant une tension flagrante. Dans une cantine, imbibée de monde et exubérante de vie, une centaine d’ouvriers savourent un repas bien mérité, il doit être midi. Tous montrent une posture singulière, une démarche propre, une attitude intime. Cette case, saturée de détails, prouve encore une fois qu’Otomo est un auteur maniaque, soucieux de réalisme et débordant de talent. Je me demande combien de temps il lui faut pour esquisser une telle scène, surtout que cette dernière n’a qu’un rôle transitionnel. Mais Akira, dans sa globalité, est avant tout une estampe graphique, un choc visuel, une ivresse immersive et sensorielle, en noir et blanc. C’est pour cette raison même que c’est une œuvre unique en son genre, un pavé monumental de l’art contemporain.
Au coin d’une table, Ryu discute avec son compagnon, il lui fait part de ce soubresaut d’activité militaire et lui propose de passer à l’action. Ce n’est pas explicitement énoncé dans ces pages, car on nous le révélera que bien plus tard dans le manga, mais cette journée présentement racontée est le 16 avril 2020. Durant toute son écriture, Otomo a beaucoup joué avec les sauts temporels quantitatifs. Il s’attarde sur des planches entières, voire des chapitres entiers, pour narrer un instant de quelques heures, comme il peut faire écouler plusieurs semaines entre deux simples cases. D’ailleurs, cet après-midi du 16 avril va s’étaler sur huit épisodes.
Dans une ruelle périphérique de Néo Tokyo, trois gamins s’amusent, un véhicule est garé sur le trottoir, l’ambiance est calme et posée. Nous retrouvons alors Kaneda en train de boustifailler comme un bougre, les yeux rivés sur son bol. Il est accroupi au côté de l’espion, pensif et lointain, dans une salle exiguë et joliment meublée. On y remarque un tube cathodique et un téléphone de première génération, ce qui atteste que Katsuhiro calligraphie sauvagement son monde actuel. À gauche une porte coulissante donne sur un escalier, nous invitant à monter les marches. À l’étage, une vue plongeante pointe sur une table basse recouverte d’armes en tout genre. On y voit Kei discuter avec Chiyoko, membre de la résistance. La jeune femme lui fait clairement sentir ses doutes sur l’identité de l’espion. Si Ryu pouvait le rencontrer, elle serait alors fixée sur ce qu’il est vraiment. Il est d’ailleurs étrange que Kei, à un moment aussi tendu de l’histoire, ne soit toujours pas rentré en contact avec son compagnon. Cependant, cette dernière ne perd pas de temps, elle émerge dans la cuisine et presse Kaneda de le suivre: elle souhaite se rendre dans la base près du site Olympique. L’espion veut se joindre à eux, Kei accepte, mais lui fait comprendre qu’elle ne peut lui faire confiance.
Dans les airs, des hélicoptères de l’armée survolent la capitale. À son bord, le colonel, calme, est accompagné du docteur qui lui, montre un visage préoccupé. Ils font route, eux aussi, vers le complexe sportif. On ne sent aucun remords de la part du militaire envers le scientifique suite à leurs différends. Ce qui prouve qu’il possède une maîtrise de soi incroyable et une vision très globale de la situation. Mais surtout qu’il est, tout comme le récit dans son intégralité, éloigné de tout sentiment de culpabilité. Akira reste quand même, et avant tout, une fiction orientale. À l’entrée de la base secrète, cinq soldats en faction y contrôlent l’accès. Ryu et son compagnon amorcent leur approche en ces lieux. Déguisés en bidasses, ils simulent une démarche preste et démonstrative. Ils prétendent avoir été envoyés ici pour renforcer la garde. Le supérieur du moment leur demande de faire le tour du secteur afin de s’assurer que tout est en ordre. Ryu repart. C’est alors que Tetsuo, vêtu d’un manteau à col en fourrure et les mains dans les poches, fait son apparition, promptement, dans un plan large, comme s’il avait surgi de nulle part. Les soldats sont interloqués et s’interrogent. Numéro 41, sur deux cases séparées par le vacarme de l’hélico militaire, semble s’approcher lentement, son regard est hypnotique et fixe un point bien précis, il émet un léger sourire.
Soudain, un bruit sourd surprend Ryu durant sa ronde. Avec son collègue ils se précipitent jusqu’à l’entrée. Et là, l’horreur. Une case dégoulinante nous montre cinq corps déchiquetés tapissant de leur sang les parois et le sol. Ryu est sur le qui-vive, il sort son flingue, le cadrage panoramique de la vignette ne fait que renforcer la tension du moment. Il constate que la porte est ouverte et pénètre alors dans la base. De son côté, le colonel arrive sur les lieux, accompagnés du docteur et d’autres scientifiques. Il presse ses hommes armés de fusils laser, car il est pleinement conscient que la situation est critique. Dans les égouts, Kei et sa troupe avancent, munies d’une lampe torche. Kaneda lui fait savoir qu’il n’aime pas trop cet endroit, mais c’est la seule route qu’elle connaît pour rejoindre la base. Tetsuo quant à lui, toujours en vue plongeante, prend place sur le monte-charge et amorce sa descente. Aucune hésitation dans la direction à suivre, aucun vacillement dans sa démarche, aucune ambiguïté dans l’objectif à atteindre. Une mouvance minutieuse et millimétrée, comme s’il était littéralement attiré par l’énergie d’Akira. Nul doute que leur connexion, à ce moment précis de l’histoire, est devenue très intime, très viscérale, presque charnelle. Et l’épisode 26 s’arrête là, sur ces quatre planches qui montrent les acteurs de cette époustouflante après-midi: Ryu et son ami, le Colonel et ses hommes, Kei et Kaneda, et bien sûr Tetsuo.
À l’intérieur de la base, Ryu et son collègue sont sur leur garde, ils ne remarquent personne à l’intérieur. Plusieurs portes, menant toutes à des endroits bien distincts, se présentent à eux. Des traces de pas, fraîches et linéaires, les poussent à entrer dans un couloir bien précis. Ryu ne le sait pas, mais ces empreintes sur le sol sont celles de Tetsuo, et Otomo, par une case tout à fait banale, nous montre à quel point ce dernier se trouve soumis à une emprise des plus attractive. Dans les égouts, Kei mène la cadence, Kaneda se remémore d’une situation délicate qu’il vécut en ces lieux, l’espion, lui, reste vigilant. Soudain, ils se retrouvent face à une ligne électrifiée, s’ils la touchent, ils déclencheront l’alarme.
Ryu et son coéquipier, l’arme toujours à la main, entrent dans une salle spacieuse et garnie de détails. Un bruit lourd attire leur attention et, dans un jeu de perspective épurée par cette extravagante tuyauterie, ils aperçoivent Tetsuo, sur le monte-charge. Du haut de sa posture, légèrement cambrée, on lui remarque un visage gai, il se laisse tranquillement mener jusqu’aux entrailles de la Terre. Le colonel arrive à l’entrée de la base et fait face au carnage. Son regard est tétanisé, il commence à suer à grosses gouttes. Un spasme vigoureux prend possession de sa mâchoire, preuve que le stade critique de la situation a monté d’un grade. Il ordonne à ses hommes de le suivre, les cadavres attendront. À l’intérieur, il presse son monde, donne des directives brèves et précises. Il demande aux scientifiques de vérifier le système de refroidissement de la chambre d’Akira.
C’est alors que l’alarme retentit et hurle son vacarme de toute part, propageant son onde tonitruante jusque dans les égouts. Kei est éprise de stupeur et pense immédiatement à Ryu. Décidément, il ne fait aucun doute qu’elle doit sentir sa présence toute proche, elle doit savoir qu’il s’est introduit dans la base. Il ne faut pas oublier que Kei a un don de perception plutôt développé. Et on retrouve d’ailleurs Ryu qui use des escaliers pour effectuer sa descente. Il tranquillise son ami, se convainquant que l’alarme a été déclenchée au vu des corps déchiquetés gisant à l’entrée. Tetsuo lui est impassible, les mains toujours dans les poches, fondant sa corpulence filiforme dans un réseau de pipeline exubérant et tramé. Le colonel reçoit le rapport des scientifiques, tout à l’air normal. Néanmoins, ils souhaitent descendre eux aussi afin de s’en assurer. Dans une case agitée par le tohu-bohu des soldats, le militaire exige la venue des plates-formes volantes.
Depuis l’obscurité pesante des égouts, une lueur inhabituelle guide nos amis jusqu’à une salle vétuste. Kaneda amorce une approche, personne à l’intérieur. Cependant, la vapeur s’extirpant d’une tasse à café prouve la manifestation récente de quelqu’un en ces lieux. Ils entrent. L’espion les suit d’un pas lent, ce dernier semble porter son regard sur le bout du tunnel, comme s’il était attiré, lui aussi, par un être en particulier. C’est alors que la radio se met à vociférer un message d’alerte. La voix mentionne la présence d’un garçon sur le monte-charge et qu’il est impératif de stopper sa descente. Tous les moyens sont autorisés. Kei et Kaneda restent estomaqués à l’écoute de ce communiqué, le jeune fait immédiatement la relation entre le garçon et Tetsuo. Décidément, lui aussi semble intimement connecté à son ami. On retrouve d’ailleurs numéro 41, il est soudainement rejoint par des unités volantes qui amorcent sur lui un violent mitraillage. Quatre planches, imbibées de cases imposantes, aérées, zébrées par ces traits noirs et concentriques, nous montrent les assauts répétés des militaires. Les cadrages s’alternent pour offrir une lecture rapide et précise, où tout est ombragé par la vitesse, sonorisé par le rugissement des salves et des explosions. Mais soudain, la scène s’embrase par la contre-attaque des chasseurs qui noie Tetsuo dans un halo aveuglant et incandescent, illuminant son visage convulsé par l’acrimonie.
Dans leur bureau, les scientifiques se chamaillent sur les causes de cette présente situation. L’un d’eux, chauve et paré de petites lunettes rondes, les interpelle pour leur faire part d’un souci: une élévation de température dans la chambre principale. Le docteur se précipite et constate le problème, une augmentation de 0.00051 kelvin, totalement inexplicable vu que la deuxième et la troisième chambre fonctionnent normalement.
Sur quatre planches fuyantes, dévoilant des cadrages panoramiques pour amoindrir la claustrophobie des couloirs souterrains, Otomo se concentre à nouveau sur la course de Kei et ses compagnons. Ils sont postés à une intersection plombée par une perspective angoissante. Le passage de quelques plates-formes volantes, au design futuriste, leur indique la direction à suivre. Kaneda, motivé et précipité, s’élance dans cette direction, mais il sera interrompu par la survenue d’un retardataire. Immobile au milieu de l’allée, il refuse de se cacher et noie sa posture outrecuidante dans la lumière chaleureuse des phares de l’engin.
De retour aux portes du monte-charge, une vue plongeante extraordinairement scintillante nous montre des dizaines de soldats s’agitant. Ils tâchent de percevoir ce qui se trame dans les abysses, mais l’obscurité les en empêche. Cependant, ils discernent parfaitement l’acoustique des attaques effectuées sur Tetsuo. Ils demandent d’ailleurs du renfort. Dans le bureau, le docteur explique au colonel le problème de température qui poursuit son élévation, ils pensent à un dysfonctionnement. La planche de neuf cases nous les présentant dans un cadrage serré ne fait que rehausser la tragédie de leurs dialogues. Mais, suite à un vacarme tonitruant provenant des profondeurs, alors que Tetsuo se défait de ces plates-formes, le scientifique montre un regard médusé, une bouche pétrifiée. Tout en scrutant les chiffres du thermomètre qui ne cesse de grimper, il semble établir une corrélation: pour lui, le système de refroidissement fonctionne parfaitement...
Dans les couloirs, le fameux retardataire de tout à l’heure fonce au cœur d’une perspective zébrée et contrastée. Le pilote s’interloque, un corps inerte gît à même le sol. Il freine et contrôle son dérapage. Kaneda se lève alors, lance un cri d’alerte, et Kei surgit de nulle part, castagnant d’un violent coup de point le soldat qui s’écroule à terre. La jeune femme tente de dominer l’engin, mais il semble apparemment difficile à manier.
De retour au monte-charge, les pertes du côté de l’armée ne cessent de croître. Tetsuo poursuit sa défense et envoie valdinguer bon nombre de leurs machines. Mais il est toujours envahit par les tirs, et le dernier militaire en faction se crache sur l’élévateur, provocant son arrêt. Sous le choc de l’explosion, Tetsuo est même projeté au sol. Nous revoyons ensuite le visage hébété du docteur, pour lui, cela ne fait plus aucun doute: Akira et Tetsuo sont en résonance. Le premier perçoit la présence du second, il le ressent à chacune de ses manifestations. Pour lui, il est impératif de cesser les attaques. Ceci nous amène à un paradoxe inévitable. Qu’Akira perçoive les manifestations énergétiques de numéro 41 ne pose aucun problème, c’est pour cette raison que la température de la chambre froide augmente. En revanche, pour que Tetsuo soit connecté au mutant, ressente sa présence, il faut que ce dernier libère un minimum d’énergie, ce qui exclut tout sommeil sous zéro absolu. D’ailleurs, le scientifique a précisé qu’Akira dormait à cette température, mais c’était sûrement pour arrondir les chiffres. Sa chambre doit certainement se trouver sous quelques millionièmes de Kelvins.
Ryu, étonné par ce retour au calme, descend les ultimes marches d’escalier qui le mènent jusqu’au monte-charge et aperçoit alors Tetsuo. Il est important de signaler que Ryu ne connaît pas ce dernier, ils ne se sont jamais croisés, il n’en a jamais entendu parler. Même Nezu, qui sait pourtant plein de choses, ne l’a jamais mentionné. Donc, à ce moment précis, Ryu rencontre un parfait inconnu et sa surprise de le voir si jeune et tout juste essoufflé est normale et évidente. Il a quand même été témoin de toutes ces attaques qui lui ont été adressées. C’est alors que le colonel fait son entrée, posté sur ces énormes plates formes volantes au déplacement lent et mesuré. Il est accompagné par une multitude de soldats et ses ordres sont clairs: en aucun cas ne faire feu sur numéro 41.
À pleine vitesse, Kei tente de maîtriser l’engin militaire. Kaneda et l’espion, debout sur les patins, tâchent d’en maintenir l’équilibre. Après quelques virages contrôlés, quelques soubresauts inquiétants, ils arrivent au bout du tunnel, s’en extraient et se retrouvent soudainement au cœur même de l’intrigue. Derrière eux, en amont, l’armée sur ses plates-formes, avec le colonel qui semble reconnaître les adolescents. Face à eux, en aval, dans une case vertigineuse et anxiogène, le monte-charge, à l’arrêt, dégageant une fumée lourde et opaque. Ils descendent alors, expéditivement.
Une page-titre inquiétante nous introduit l’épisode 29, sorti le 5 mars 1984 dans Young Magazine: Tetsuo se trouve au-dessus de la capsule cryogénique et semble en faire exploser la surface. À la vue de cette illustration, profondément tramée pour tout justement valoriser cette explosion, on imagine numéro 41, plongé dans une frénésie exacerbant, aller chercher Akira jusque dans les entrailles mêmes de la chambre froide. Peu importe si les actes que dépeint cette image seront attestés ou non, sa monumentalité à elle seule nous expose déjà l’inéluctabilité du devenir, mais surtout, elle valide clairement les prémonitions de Kiyoko.
Sur le monte-charge, Ryu tente d’apaiser Tetsuo qui reste toujours accroupi. C’est alors que surgit, à pleine vitesse, l’engin piloté par Kei. Tout est très rapide, une dizaine de cases nous présente le passage véloce de la plate forme en ce lieu, rythmé par le parallélisme des lignes. Cependant, par des jeux de regard furtif et précis, tout le monde semble avoir pris le temps de se dévisager: Kei reconnaît Ryu et vice versa, l’espion reconnaît le coéquipier de Ryu, Tetsuo reconnaît Kaneda et dénote un visage surpris. Mais la survenue en contre-plongée du colonel met vite fin à ce jeu oculaire, et tout s’immobilise face à la coruscation de son escouade. Il ordonne à Tetsuo de l’écouter, mais ce dernier fait mine de ne pas l’entendre et réactive le monte-charge qui poursuit alors sa descente.
Kei et Kaneda, toujours lancés à fond la caisse, parviennent au terminus du conduit. La case où ils se trouvent est baignée par une perspective prononcée et les lignes fuyantes de la tuyauterie semblent nous mener à un crash inévitable. Mais la jeune femme réussit à braquer de justesse et, portés par l’accélération, nos héros se voient dans l’obligation de s’éjecter. Kaneda se noie avec son ombre dans une vignette furtive et rayée. Kei dérape sur le sol pendant que l’engin vient s’écraser contre une porte blindée. Elle se relève comme si ne rien n’était, et pense à Ryu, elle souhaite aller à son secours. L’adolescent, déconcerté, tente de la calmer et lui propose d’aller se planquer. L’espion, lui, a du mal à se redresser et semble déjà totalement absent. Je trouve fascinant tout ce qui vient d’être montré sur ces quelques planches. Dans une situation d’extrême tension, Katsuhiro parvient à nous faire sentir tout l’attachement que porte Kei à Ryu, la gentillesse et l’affection que démontre Kaneda à cette dernière. Un seul dessin, celui où l’on voit l’adolescent tenir les poignets de la jeune femme, témoigne tout cet entremêlement sentimental. Kei est tellement tracassée par Ryu qu’elle ne doit même pas deviner les caresses de Kaneda. Dans n’importe quelle autre circonstance, elle l’aurait déjà giflé.
Autour du monte-charge, des pipelines prennent feu, le colonel ordonne à ses hommes de ne pas contrarier Tetsuo. Ce dernier, assis, rit de la situation. Plantés près de la paroi blindée, nos jeunes cherchent une issue. Kaneda parvient à ouvrir une porte à l’aide d’une tige métallique et un air glacial se fait brusquement ressentir. Ils pénètrent dans un couloir exigu et frigorifique, révélant des visages totalement contrastés. Kaneda, grelottant, exhibe un faciès loufoque et attachant, alors que Kei, toujours très belle, nous expose son regard déterminé. Pendant ce temps, l’espion s’approche du point de chute du monte-charge, il dessert sa cravate, on le sent tendu. Kei et Kaneda se retrouvent rapidement dans cette salle vétuste, toujours aussi archaïque et anachronique. Le jeune à froid, la femme observe les appareils, et dénote une profonde stupeur à la vue d’un moniteur qui laisse apparaître le numéro 28. Elle comprend alors qu’Akira se trouve là. Kaneda, lui, reste stoïque, toujours en retrait des préoccupations tangibles qui l’entourent. Il ne saisit pas grand-chose et s’imagine devoir traverser un labyrinthe pour mettre la main sur le mutant.
Trois cases, lourdes de sens, nous montrent l’arrivée du monte-charge. Tetsuo, mains dans les poches, de nouveau sur pied, projette un regard magnétique, il semble percevoir la présence toute proche d’Akira. Le colonel le suit de très près, ses dernières directives sont sans appel: si vous devez tuer numéro 41, vous n’aurez pas de deuxième chance. Les soldats, armés de leur laser, comprennent parfaitement les enjeux, ils sont prêts pour l’assaut final. Ryu et sont coéquipier remettent les pieds à terre, ils ont perdu la trace de Tetsuo et se demandent où il est passé. C’est alors que l’espion fait son entée en scène, il affiche un sourire hautain.
Un bruit opaque surprend alors Kei et Kaneda: la paroi blindée se déverrouille. Un dessin magnifique, qui reflète toute la maîtrise d’Otomo, nous montre Tetsuo épris d’une démarche cadencée et méthodique. La porte, surchargée d’une trame olivâtre, semble alourdir sa masse déjà colossale. Entrouverte, elle laisse passer une bande longiligne et lumineuse nous obligeant à braquer nos pupilles sur l’adolescent qui affleure dans un clair-obscur admirable. Cette image est une œuvre d’art en soit, elle sublime Tetsuo et tout ce qui le constitue, sa puissance, sa détermination, son insolence, mais sa ténuité aussi. Il poursuit sa marche d’un pas ample, semblant suivre la direction que lui indique son ombre démesurée. Kei et Kaneda tentent de l’observer, mais préfèrent rester cachés. Numéro 41 projette alors son regard sur une porte, la même qui mène à la capsule cryogénique où sommeille Akira. Ce dessin offre une grande similitude avec la première de couverture qu’exécutera Otomo pour le deuxième tome du manga, ce sera aussi la page-titre du prochain épisode. Tetsuo demeure immobile, peut être pensif, en deçà d’un dégradé de noirs profonds qui semble le guider vers l’inconnu. Ses orbes oculaires sont boursouflés, mais cette fois-ci par une tout autre classe de psychotrope. Il est impressionnant le parallélisme que l’on peut faire entre ce présent regard et celui qu’on a pu entrevoir lorsque le jeune dévalait les rues sur son chopper. Hormis l’angle de vue et l’inclinaison du visage, les deux paraissent viscéralement équivalents. Je me pose alors cette question: Akira serait-il une drogue? Dans le sens où une fois notre corps habitué à cette substance, ce dernier en réclamera toujours plus. Bien évidemment, la connaissance de la fin de l’histoire m’aide à émettre cette interrogation, ce qui n’est pas légitime. Cependant, la similitude indéniable entre ses deux regards, celui face à la porte et celui sur le chopper, ne fait qu’attester la similitude de cette transe corporelle dans laquelle se trouve Tetsuo en ce moment face à la porte et sur le chopper après avoir ingurgité un erlenmeyer complet d’une drogue tellement pure qu’une seule goutte aurait envoyé n’importe qui en enfer. Cela ne fait nul doute, numéro 41 est sous l’emprise psychoactive d’Akira, et cette relation lysergique va perdurer jusqu’à la fin du récit. C’en sera même sa conclusion.
Nous retrouvons alors Ryu, pistolet à la main, devant l’espion. Ce dernier souhaite régler une affaire avec son coéquipier, il veut se venger de la tôle qu’il s’est prise l’autre jour. Incroyable! Face à cette scène indéniable, on en déduit que cet agent secret a volontairement aidé Kei et Kaneda à s’échapper du bâtiment de l’armée afin d’atteindre le collègue de Ryu et laver cet affront. Tout fut planifié, tout fut soigneusement pensé et orchestré pour le mener à cette finitude bien précise: la vengeance. En deux coups de poing, il met à terre nos deux bonshommes, il est rapide et vif. Ryu affirme même qu’il n’est pas ordinaire. Avec sa posture gracile, on pourrait presque le comparer à un Shinobi des temps modernes, guidé par des conduites, des codes et des valeurs d’une autre époque. En mettant en scènes cet individu étrange et ses situations insipides, Otomo ne souhaitait-il pas finalement insister sur l’insipidité même des traditions et normes d’un Japon archaïque? Si tel est le cas, ça valait bien seize planches tout compte fait!
Ceci dit, toujours noyé dans le feu de l’action, l’espion sort son cran d’arrêt et s’apprête à porter le coup de grâce à sa proie. Mais le colonel surgit soudainement, illuminant la querelle de ses projecteurs, et passe son chemin. C’est alors que Ryu s’inquiète pour Kei, il est persuadé que l’armée est à ses trousses. Par sa simple expression, le jeune homme ne fait que nous démontrer qu’il est totalement hors sujet, il ne comprend pas ce qui se trame en ces lieux, il ne comprend absolument rien à l’enjeu qui est en train de se dresser ici même. À vrai dire, il ne doit même pas comprendre ce qu’est Akira. Leader d’une organisation antigouvernementale, Ryu n’a finalement agi sans jamais rien comprendre, il est le parfait amalgame entre action et émotion. Aucune raison, aucune réflexion, et c’est presque peinant pour ce personnage haut en couleur, attachant, qui avait un protagonisme indéniable en début de récit. Mais ainsi vont les choses, et Ryu s’empresse d’aller porter main forte à sa bien-aimée.
Les verrous de la chambre froide se desserrent, Tetsuo, toujours face à la porte, l’ouvre. Le colonel entre alors dans les lieux, accompagnés par les scientifiques et sa troupe, il ordonne à numéro 41 de l’écouter. Réaffichant l’inquiétude sur son visage, il lui rappelle qu’ils ne peuvent se permettre de réveiller Akira tant que subsiste le moindre doute: son Pouvoir est au-delà de toute compréhension. Comme emporté par un ultime emballement émotionnel, il supplie même à Tetsuo de stopper son avancée. Deux cases sublimes nous montrent alors l’indifférence de numéro 41. La première, de dos, scrutant la capsule cryogénique plombée par les ténèbres. Et la deuxième, de face, projetant son ombre avec en arrière-plan le linéament mystique du colonel. Ce dernier ordonne au docteur de vérifier le système de refroidissement. Kei et Kaneda parviennent à se cacher juste à temps dans une bouche d’évacuation avant que ne surgissent les savants. Tetsuo entre dans la chambre froide et noie délicatement sa corpulence dans la pénombre.
Dans le bureau les scientifiques sont estomaqués, ils constatent que l’enceinte centrale est plus chaude que les autres, ce qui est anormal. Le Colonel admoneste Tetsuo pour la dernière fois, ses hommes sont sur le pied de guerre. Sous des regards obnubilés, les savants se questionnent: «Est-il réveillé?» La tension est à son maximum et la case suivante nous la rend tangible. Constituée de sept croquis, elle immobilise nos pupilles sur des scènes bien précises: Kaneda et Kei, muets; Tetsuo de dos, le moniteur montrant le numéro 28; le docteur poussant son cri d’alerte; un soldat prêt à tirer; et le Colonel, crispant sa mâchoire en hurlant «Feu!»
Un dessin impétueux nous exhibe alors sept militaires armés de leur laser. La fluidité de leur translation et la contraction de leur visage sont déconcertantes. Ils semblent effectuer une chorégraphie tellement précise qu’on dirait un seul acteur en mouvement décomposé. Encore du Otomo dans toute sa grandeur. Ils pointent leurs machines sur Tetsuo qui offre un faciès posé et un regard mordant. Les soldats tirent, les faisceaux traversent immédiatement les lieux, percutent la niche d’Akira, mais ne parviennent pas à toucher numéro 41. Une explosion luminescente projette en retrait l’adolescent et fissure la capsule cryogénique de part et autre. Les scientifiques sont médusés, l’enceinte de dewar est totalement fendillée, détruite depuis l’intérieur.
Une planche incroyable, qui ne devait pas figurer dans Young Magazine, nous montre la capsule, intensément tramée, éjecter de ses entrailles un souffle dense et glacial. La vue plongeante de cette scène lui procure une force et une prestance hors du commun. Comme si cet être vivant, boursouflé et tentaculaire, vomissait une masse de substance coagulée. Tetsuo, lui, reste debout, ferme, il ne semble pas être gêné par l’air marmoréen qui l’enveloppe. Le colonel de son côté présente un calme facial qui contraste follement avec la tension du moment.
La froideur s’empare alors de l’intégralité des lieux, une image tramée et vide nous fait clairement sentir sa présence. Le docteur quitte le bureau, il s’avance de la chambre froide d’un pas lent et tremblant. Son regard dénote une crispation manifeste. Sur une pleine page insonore, Tetsuo fait face à la capsule monochromatique et voit jaillir en sa cime un enfant: Akira. L’adolescent est abasourdi, ses orbes oculaires reflètent à la fois l’étonnement et la fascination. Il semble pétrifié, hypnotisant la case d’une stupéfaction vertigineuse. Akira, lui, apparaît en clair pour la première fois. D’à peine six ans, il meut son corps faible et fluet au travers de cette fraîcheur vaporeuse, ses yeux sont fermés. La Capsule poursuit sa déflagration chaotique, libérant son air glacial et paralysant. Le colonel, de nouveau dans les bureaux, ordonne aux deux scientifiques de régler l’avarie. Il montre par cette petite crise qu’il est totalement baigné par la méconnaissance de la situation actuelle. Il ne sait absolument pas ce qui se trame dans la chambre froide. Il ne sait même pas qu’Akira est réveillé, encore moins que ce dernier est en train de faire ses premiers pas depuis plus de trente ans. Le docteur, lui, à l’extérieur, demeure immobile, seule sa blouse blanche virevolte sous la propagation continue de la fraîcheur. Une case, d’une candeur pénétrante, nous montre son point de vue: un plan serré qui laisse tout juste entrevoir Akira s’avançant lentement vers Tetsuo. Enfin il le voit, enfin il le sent. Lui qui dédia sa vie entière à coucouner un projet d’une autre époque pour tenter de le conclure. Lui qui n’avait que des données théoriques sur un mutant, fruit d’une excentricité scientifique, afin de les analyser et d’en comprendre leurs équations. Lui qui s’était intégralement incorporé dans cette foi civilisationnelle qui portait les katakanas d’un enfant, enfin il le voit. Enfin il peut en avoir une information, visuelle et matérielle, enfin il peut le sentir et prodiguer un sens à sa propre existence. Ses yeux fixes, obnubilés, et sa bouche galvanisée par l’effarement montrent cette dernière dans sa plus effroyable splendeur: à peine pourra-t-il prononcer le nom d’Akira.
Le jeune môme, les yeux maintenant ouverts, mais aux pupilles totalement dilatées, poursuit son avancée. Devant lui, Tetsuo exhibe un faciès identique au docteur, mais dominé par une profonde innocence: il ne s’attendait décidément pas à ce qu’Akira soit «ça». La chute vertigineuse de la température provoque des courts-circuits, générant l’apparition d’arcs électriques monstrueux. Les militaires sont tourmentés par cette soudaine situation. Le savant reste pétrifié, son visage se congèle de plus en plus, sa bouche émet une buée sclérosant les katakanas d’Akira. Le colonel ordonne à ses hommes d’entrer dans le bureau. Les deux autres scientifiques demeurent interrogatifs, ils se demandent si le mutant est bel et bien réveillé. Kei et Kaneda, bien planqués dans les conduits d’évacuation, commencent à paniquer. Ryu se retrouve soudainement balayé par cette bise incomprise. Son coéquipier et l’espion, de nouveau sur le monte-charge, poursuivent leur règlement de compte.
Une fois ses hommes à l’intérieur du bureau, le colonel ordonne aux savants de fermer les volets afin d’être en sécurité. Mais ces derniers lui font savoir que le docteur est toujours à l’extérieur et qu’ils ne peuvent le laisser ainsi. Soudain, baigné dans une mise en scène fiévreuse et frénétique, un éclair surgit au dedans de la pièce, engendrant l’explosion d’un moniteur et surprenant les scientifiques. L’un d’eux, persuadé que toute cette dégénération est due à Akira, décide de déclencher l’alarme de code 7. Le colonel tente de l’en dissuader, comprenant parfaitement que tout est causé par un dysfonctionnement du système électrique. Mais c’est trop tard, il a appuyé sur le bouton et le militaire le gifle de colère. Pendant ce temps, les volets de la pièce se referment; de dehors, le docteur s’approche de la baie vitrée. Une page entière, d’une tristesse surprenante, nous montre le désarroi et la mort annoncée du savant. L’image où on voit l’ombre du store se projeter sur son visage transi est douloureusement sublime. On y remarque sa peau dévorée par le gel, sa coiffure solidifiée par les éléments qui s’émiette, son regard inchangé depuis sa récente vision. Autant de détails, paralysant d’effroi, qui ne font qu’affirmer la fin inéluctable de son existence: le fait d’avoir vu Akira lui a ôté définitivement tout sens à la vie. Je pense même que le docteur s’est volontairement laissé mourir, et son corps entier se concrète alors dans une station courbée, invoquant la dévotion et la soumission avec laquelle il dirigea sa carrière de scientifique. Il est impressionnant de voir comment Otomo, avec quelques lignes concises et une trame bien positionnée, est capable de nous transmettre une émotion âpre et lancinante.
À l’intérieur du bureau, le colonel, les deux chercheurs et six soldats sont en sécurité. La case qui nous les montre est assombrie par le store maintenant clos et par ces lignes d’une tension manifeste. En dessous, une esquisse calligraphique, claire et brillante, nous exhibe l’extérieur totalement recouvert de neige et pétrifié par le gel. Quelques silhouettes s’extirpent de-ci de-là et on voit nettement celle du docteur, agenouillé. Depuis les couloirs alourdis par l’exaspération, une bande de soldats tâche de prendre la fuite au bord d’une plate forme volante. Croisant Ryu, ils l’embarquent avec eux. Une case extrinsèque nous montre ensuite les abords du stade Olympique, dominés par le vacarme insoutenable de l’alerte de code 7. Les ouvriers se ruent dans tous les sens pour trouver refuge. De nouveau dans les souterrains, sur le monte-charge baigné par ce même vacarme désagréable, l’espion explique à son adversaire que cette alarme signifie quelque chose de pire qu’une attaque nucléaire. Mais ceci le fait sourire, car une seule chose compte pour lui, mettre un terme à sa vengeance.
Une vue aérienne et plongeante nous montre alors l’artère synaptique qui unit la vieille ville à Néo Tokyo, et sur une double page, dans un format panoramique idéal, Katsuhiro nous dépeint la métropole. C’est la première fois depuis le début du récit que nous pouvons contempler Néo Tokyo dans son intégralité. La cité ne paraît pas tant énorme que ça, même si l’horizon architecturé nous démontre que nous ne sommes face qu’à un premier plan. Sa structure pyramidale est flagrante, et la monstruosité des édifices la dominant nous fait finalement bien ressentir tout son gigantisme. Au cœur de ses rues, c’est l’apocalypse, des milliers de citoyens tâchent de trouver refuge dans les abris antiatomiques. Tout est noyé dans la confusion générale. Au temple de Miyako, la vieille confirme que le destin en marche ne pouvait être contrecarré. Nezu, prosterné face à elle, lui demande de son air cupide si Akira est bel et bien réveillé. Miyako ne lui répondra pas directement. Retrouver ces deux personnages ensemble, à cet instant précis, nous montre que leur relation est finalement très étroite, presque intime, ce qui la rend encore plus étrange et dérangeante. Mais surtout, voir un opposant au régime en place s’incliner devant une prêtresse renforce profondément cette connexité que peut avoir le politique avec le religieux. Et au vu de leurs postures, de leurs mimiques et de leurs crispations faciales, on en déduit clairement que c’est cette dernière qui se joue du premier. Deux cases nous exposent ensuite Masaru et Takashi dévisageant Kiyoko qui tend les bras et murmure: «Akira kun». Comment faire plus simple et efficace, l’accomplissement est bel et bien en marche.
On nous présente alors une vue sur le cratère causé par la première déflagration de 1982. Si l’on en juge l’ombre de l’après-midi, on y dénote un sentier qui s’immisce en direction de l’est jusqu’à sa crête. En son cœur, une trappe s’ouvre, mettant en lumière toute la sophistication des installations mise en place par l’armée. Le Colonel est surpris, car personne ne peut contrôler cette trappe. Mais l’un des savants lui fait comprendre qu’un court circuit doit être à l’origine de cette ouverture. Décidément, même face aux éléments, la perte de contrôle du militaire est totale.
Le choc thermique causé par l’ouverture du sas génère de véritables stalagmites de glace pointant à la verticale. Tetsuo, toujours proche de la capsule cryogénique, en déduit le chemin à emprunter pour sortir de ces lieux. Il demande à Akira de l’accompagner, ce dernier ne bronche pas et le suit, comme s’il comprenait parfaitement ses paroles. Dehors, une nuée de vapeur d’eau gelée s’extirpe alors du cratère pour se faire doucement balayer par la bise. L’image avec le stade Olympique en premier plan nous forcerait a penser que le vent vient du sud. Pourtant, la vue plongeante sur la caldéra et son ombre nous oblige à l’imaginer venant de l’ouest. J’en conclus donc que la bise souffle depuis le sud-ouest! Les militaires sur leur plate forme, avec Ryu à son bord, s’échappent à toute vitesse. Cinq planches nous présentent ensuite le déroulement et la fin du règlement de compte entre l’espion et son adversaire. Toujours postés sur le monte-charge recouvert de givre, ils assènent des coups à répétition. Recevant une violente percussion du genou, le collègue de Ryu s’effondre sur une écorche métallique et s’esquinte le dos dans une case communicative et douloureuse. Tout semble perdu pour lui. C’est alors qu’arrive la plate forme projetant son halo aveuglant. Les soldats, trompés par l’apparence vestimentaire des deux hommes, mitraillent l’espion qui s’écroule au sol. Un dessin cru et lancinant nous expose un plan, en contre-plongée, où on le voit succomber dans une position sclérosée. L’ami de Ryu est sur le point d’être sauvé, mais, dans un sursaut d’énergie, l’agent secret se relève tel un zombie et le poignarde sans hésiter. Les soldats font feu de nouveau, l’exécutant définitivement, et poursuivent leur route. Ryu regrette la perte de son compagnon et demande même aux militaires de faire demi-tour, mais ses paroles ne seront entendues.
Kei et Kaneda tentent vainement de trouver une sortie. Ils se retrouvent alors dans un autre conduit, plus vaste, lorsqu’un arc électrique se génère face à eux. Dans les bureaux, le colonel est aussi surpris par ces décharges: apparemment, le courant est revenu et les ordinateurs se remettent en marche. Le militaire ordonne aux scientifiques de vérifier les moniteurs afin de connaître la situation actuelle et la position de numéro 41. Ce dernier est d’ailleurs en train de monter des escaliers et tâche de se frayer un chemin. Le colonel le repère sur l’un des écrans, et sa stupeur est totale lorsqu’il voit Akira juste derrière lui. Il le reconnaît immédiatement et crie d’une voix convulsée «Ce fou a réveillé Akira». Et pourtant, ce sont ses hommes qui ont détruit la capsule cryogénique dans leurs effervescences et approximations, et surtout, numéro 28 s’est manifesté de lui même. Tetsuo n’a été qu’un acteur indirect de sa reviviscence. Soit, c’est lui qui a engendré toutes ces situations qui aboutiront à cette conclusion. Mais en aucun cas on ne peut affirmer que Tetsuo fut le responsable unanime du réveil d’Akira. Et je pense qu’il est très important de le préciser, car cela remet définitivement en cause les prémonitions de Kiyoko.
Contrairement au colonel, les scientifiques sont profondément interloqués par l’apparence de numéro 28, leurs faciès démontrent un regard sceptique et dubitatif. Ce qui prouve que ce premier a une connaissance bien plus aboutie du projet que ces derniers, ou dans tous les cas, plus lucide. Mais le militaire s’imprègne très vite d’une frayeur insoutenable, il est convaincu que le mutant utilisera bientôt son Pouvoir. Pour lui, il n’y a plus de doute, il faut faire appel à toutes les forces armées du pays pour éliminer les deux enfants. Mais c’est impossible, l’enclenchement de l’alerte de code 7 a rendu impraticable une telle action. La planche de cinq cases où on les voit tous les trois discuter, avec leurs bouches grandes ouvertes, dégage un comique qui contraste totalement avec la dramatique du moment. D’ailleurs, je ne peux m’empêcher de penser à Saishuu Heiki, le deuxième court métrage de Memories, en examinant cette page. Il s’y dégage la même atmosphère, un mélange raffiné de burlesque et de tension.
Kei et Kaneda poursuivent leur évasion, la clarté de l’image prouve qu’il semble s’approcher d’une sortie. Juste au-dessous de la trappe toujours entrouverte, Tetsuo pointe alors son ombre sous la splendeur du jour. Akira se tape les yeux, ne pouvant supporter cette luminosité qu’il avait fini par oublier. Le colonel se ressaisi, il souhaite utiliser SOL, le satellite militaire, qui peut être piloté depuis les souterrains. Il est catégorique: il faut les éliminer tant qu’il reste encore une chance. Tetsuo, lui, est maintenant à l’air libre, Akira le suit, docilement, et cela le fait rire de vive voix. Kei et Kaneda montent des escaliers, eux aussi se trouvent proches de l’ouverture du cratère. Mais soudain, la trappe émet un bruit sourd et commence à se refermer. Les deux jeunes amorcent alors une course effrénée.
De dehors, dans un plan large, Tetsuo observe le sas se clore. Kaneda dévale les marches à toute vitesse et parvient à s’extraire de la base. Kei, essoufflée et le regard inquiet, prend du retard. Une planche, très chargée en cases, trames et vacarme, nous montre comment l’adolescent, grâce à un rocher sorti de nulle part, arrive à sauver la jeune femme in extremis d’un aplatissement évident. Elle se jette dans ses bras dans une image albâtre, le remerciant affectueusement. Nul doute qu’elle a dû entrevoir la mort. Mais, une fois que Kaneda lui presse un peu le bas du bassin pour la consoler, Kei se ressaisit et lui flanque une gifle. On en a presque mal à la joue gauche en regardant ce pauvre Kaneda, encore une fois si gentil et attentionné, recevoir le coup. Mais ceci nous confirme au moins que Kei est, et on le savait déjà, profondément japonaise. Perdus au milieu du cratère, nos deux jeunes se remettent très vite sur pied, ils remarquent au loin Tetsuo et restent interrogatifs en voyant ce petit garçon l’accompagner, même si Kei donne l’impression de comprendre.
Les deux mutants poursuivent leur marche sur l’amont de la caldéra, les ruines de l’ancienne capitale sont encore visibles. Numéro 41 est intrigué par une lueur zénithale, mais pense que c’est son imagination qui lui joue des tours. Et une case fantastique, là aussi unique dans le manga, nous montre une prise de vue au fish-eye, pointant vers le firmament, avec un Tetsuo totalement pétrifié. Ce dessin me rappelle, bien vaguement, le plan final de Yume no Sookyuu, comptine relatant un rêve de guerre, sortie en janvier 1977. Au centre de l’image, un éclat inconnu et brasillant semble filer droit sur l’adolescent. La planche suivante est monstrueuse, un cadrage aérien et silencieux se fait transpercer par le rayon dévastateur de SOL qui percute la périphérie orientale du cratère. Les cieux tapissés d’un dégradé profond, les nuages somnolents de façon chaotique, la superficie terrestre gribouillée et presque imprécise, tout ceci obligent nos orbes à fixer le point d’impact, puissant et virulent, et à nous attarder sur ce cataclysme à venir. Les cases postérieures ne feront que renforcer la violence de la frappe. Kei et Kaneda semblent faire face à un dôme atomique et contemplent le sol qui se déchiquette dans l’embrasement. Tetsuo, comme perdu dans du magma en fusion, se fait littéralement éjecter alors qu’Akira, lui, reste sur pied. Ce qui prouve la précision de ce présent tir qui était clairement destiné à numéro 41 dont l’ombre paraît se projeter contre un amas de poussière lourd et dense. Le colonel, depuis les bureaux et au travers des moniteurs, arrive parfaitement à distinguer l’envol du jeune et comprend que la première salve a été un échec.
Nous nous élevons alors jusqu’aux confins de l’espace et apercevons le satellite SOL qui amorce un deuxième tir. La vue spatiale sur la cote japonaise est d’ailleurs assez difficile à interpréter. Le nouvel impact s’exhibe sur une double page et est tout aussi violent. Il fissurent la lithosphère dans une conflagration sourde et resplendissante, semblant faire resurgir par sa force les ruines d’antan. Akira est cette fois-ci éjecté dans les airs. Tetsuo l’appelle, preuve que leur connexion est toujours en vigueur. Kei et Kaneda, se tenant fermement par la main, tentent de s’échapper et se mettent à l’abri derrière la stabilité d’un rocher imposant. La trame de leurs pantalons est d’ailleurs la seule entité perceptible au cœur de ce marasme chaotique. Numéro 41 crie de nouveau le nom d’Akira, on le sent préoccupé, car ce dernier est sur le point de se faire écraser par un débris rocailleux. Mais Tetsuo réagit et, révélant une profonde empathie dans sa contorsion faciale, provoque l’explosion du caillou, sauvant le mutant d’une mort certaine. C’est fou comment en si peu de temps, numéro 41 semble s’être attaché au jeune môme ; on pourrait presque les imaginer liés par une relation fraternelle. Akira s’écroule à terre et effectue des roulés-boulés incessants. Tetsuo, lui, se fait percuter par une masse compacte et obscure, il est pris de court, et le choc est d’une violence insoutenable. Kei et Kaneda cherchent à fuir, mais cette première stoppe sa course en apercevant le gosse débouler tout proche. Tetsuo est essoufflé, il est empêtré dans les décombres et un nouveau tir de SOL le télescope de plein fouet, noyant sa silhouette dans une clarté dévastatrice. Kei décide de s’avancer du môme pour lui porter secours, il est alors inconscient. Et quelle n’est pas sa stupéfaction lorsqu’elle voit mentionner sur sa paume gauche le numéro 28. Nous nous souvenons tous, au début du manga, lors de l’accident, Takashi avait révélé son chiffre sur sa paume droite. Peu de temps après, Masaru, proche des égouts, l’avait aussi révélé sur cette même main. Avachie sur son lit, Kiyoko ne nous avait rien montré. En revanche, Miyako s’était permis de nous l’exposer, encore une fois, sur sa paume dextre. On en avait fini par conclure que tous les mutants de cet ancien projet portaient leur numéro gravé sur la main droite. Or il n’en est rien, car celui d’Akira est inscrit sur sa paume gauche. Cela signifierait-il quelque chose ? Cela voudrait-il dire que le Pouvoir de numéro 28 se situe dans une hiérarchie supérieure ? Cela aurait-il pour but de mentionner sa singularité ? Bref, Kei se fout de quel côté se trouve ce chiffre, et comprend aussitôt qu’elle fait face à Akira, qu’elle est devant cette entité dont elle chercha, avec Ryu et les autres membres de son organisation, à percer le mystère.
Une case extraordinairement sombre nous montre alors des salves à répétition détruire littéralement l’étendue du cratère. Le colonel a décidé d’effectuer une véritable razzia, de tenter le tout pour le tout afin d’éliminer numéro 28 et 41. Tetsuo refait surface, prenant appui sur sa main gauche, le visage grimaçant. Il se relève, ses vêtements sont déchirés, des larmes d’hémoglobines dégoulinent sur son front et tapissent le rocher qui le soutient, on le sent essoufflé. Soudain, il écarquille les yeux, crispe sa mâchoire, beugle d’une douleur manifeste. Et Katsuhiro nous esquisse une image magistrale que lui seul peut exhausser: une illustration sensoriellement algique et visuellement insupportable. Tetsuo, noyé dans une case muette et invariante, constate avec effroi la dilacération de son bras droit. Encore un dessin d’une puissance rare, d’une précision anatomique incroyable, d’une émotivité phénoménale. La contraction de sa main, bannie maintenant de son corps, nous pousse à sentir toute la souffrance que doit éprouver l’adolescent à ce moment. Son regard, fixant ses phalanges crispées, ne fait que renforcer la stupeur calligraphiée par sa mâchoire. Une image qui mélange deux qualités clairement divergentes: sa beauté visuelle qui nous oblige à contempler passivement les faits et son atrocité théâtrale qui nous procure une dose de dégoût et de répulsion. Une illustration hors norme, encore une fois, qui démontre bel et bien qu’Otomo est un artiste talentueux, charnel, et profondément humain. Tout est parfait dans cette esquisse: l’arrangement qui semble respecter la courbe de Fibonacci ; les noirs denses de la chevelure et du sang qui encadrent pleinement le visage ; la trame subtile du T-shirt qui harmonise chromatiquement la partie orientale du dessin. Car tout le ressenti est là, en contemplant cette image, on y remarque même plus la main droite. Elle est tellement hors de la composition, qu’elle donne l’impression de divaguer dans une autre case. Et pourtant elle est là, firme et affermie, déféquant sa propre souffrance; mais en même temps elle n’est plus, définitivement exclue de sa corporalité. Un visuel rare, d’un romantisme exacerbant, qui démontre encore une fois la force esthético-narrative dont est capable son auteur. Mais la ferveur ne s’arrête pas là! En arrachant le bras droit du corps de l’adolescent, on ne lui laisse plus qu’un seul endroit pour graver son numéro 41: sur sa paume gauche. Le satellite SOL pylône le cratère, télescope Tetsuo et lui dilacère son bras droit afin de le positionner, par un doux hasard, au même rang qu’Akira et ainsi lui conférer la même hiérarchie, la même singularité, la même indélébilité. Et ceci, finalement, ne fait que renforcer cette relation lysergique qui unit nos deux enfants.
Pendant ce temps, Kei et Kaneda parviennent à s’en sortir, ils se trouvent en haut de la caldéra. Ce dernier porte Akira sur le dos, cette première émet un timide «Ryu» prouvant une fois de plus le véritable centre de ses préoccupations. Le chapitre s’arrête là, sur une case douloureusement sombre, où Tetsuo pousse un hurlement d’agonie.
L’épisode 33, sorti chez Young Magazine le 7 mai 1984 marque la fin du deuxième tome Deluxe du manga qui sera publié par la Kodansha le 4 septembre 1985. Ce dernier portera le titre de AKIRA, normal vu que l’on assiste à son réveil. Pour la première de couverture, Katsuhiro va contraster avec le tome 1 en mettant en scène des tons froids qui coïncident parfaitement avec l’atmosphère de ce volume où tout se joue autour de la capsule cryogénique. Pour cette esquisse, Otomo va redessiner la page-titre de l’épisode 30, la fameuse porte blindée, la mettre en couleur et y ajouter Tetsuo, le bras droit ensanglanté, projetant son ombre invariante. Une très belle image, harmonieuse, au visuel impactant.
Pour la couverture cartonnée, nous restons dans les mêmes tonalités cyan. Et si l’illustration du premier tome était la plus belle, celle-ci est incontestablement la plus puissante: un sol déchiqueté par les tirs à répétition du satellite militaire. Sur la droite, on peut y remarquer Kei et Kaneda, agrippée l’un à l’autre, tâchant de garder leur équilibre. Ils pointent leurs regards sur la gauche de l’image où l’on distingue à peine Tetsuo visé de plein fouet par les salves meurtrières. Aucune trace d’Akira. Une estampe incroyable, qui potentialise indubitablement le déchaînement des éléments. Et la petitesse de numéro 41 ne fait que renforcer cette puissance perceptive.
L’épisode 34, sorti le 21 mai 1984, s’introduit avec une double page-titre foudroyante. À l’instar du dixième chapitre, cette dernière fait partie intégrante du récit, elle est la prolongation de l’histoire. Après s’être fait déchiqueter le bras droit, Tetsuo reçoit une énième salve du satellite SOL et son corps se confond alors avec la roche en décomposition. Un visuel impactant, et je pense que Katsuhiro va s’inspirer de cette illustration pour élaborer la couverture cartonnée du deuxième tome du manga qui sera publié un an et demi plus tard. Comme toujours, cette image sera mise en couleur par l’auteur pour introduire le volume trois. D’ailleurs, au sein de ce dernier, Otomo y rajoutera une planche, colorisée elle aussi, où l’on voit clairement la lueur du rayon de SOL percuter de plein fouet l’adolescent. Difficile de s’imaginer Tetsuo, au vu de cette estampe, ressortir vivant d’un tel télescopage.
Proches des ruines de la vieille ville, Kei et Kaneda observent de loin la scène embrasée par l’explosion. Ce dernier, portant toujours Akira sur son dos, dénote un visage inquiet et prononce discrètement le prénom de son compagnon. Et une vue aérienne nous montre le cratère, pilonné par les impacts, d’où s’extirpe une épaisse fumée, nous forçant à croire que Tetsuo n’a pu s’en sortir vivant. Kaneda crie alors son nom de nouveau, dans une sonorité térébrante cette fois-ci: c’était son ami, il l’aimait, le respectait et nul doute qu’il doit être envahi, à cet instant précis, par une profonde tristesse. D’ailleurs, Tetsuo et Kaneda ne se reverront que cinq années plus tard, durant l’épisode 101, 1157 planches plus loin.
Depuis les bureaux de la base secrète, les scientifiques observent les moniteurs qui leur offrent des images détaillées de la caldéra. En ce lieu aussi, tout semble être noyé par un retour au calme. Une case claire, fouillée et silencieuse, nous montre le colonel, avachi sur le sol, se soutenant le front. Il paraît comme effondré par la responsabilité de ses présents actes. Tout fut précipité, le déclenchement de l’alerte de code 7, l’utilisation du satellite pour pilonner le cratère afin d’exécuter numéro 28 et 41. Le militaire s’est laissé emporter par ses émotions, et sa position atonique démontre nettement sa difficulté à assumer. En le voyant dans sa désespérassions, on pourrait presque supposer qu’il est conscient qu’Akira et Tetsuo sont toujours en vie. S’il était sûr d’avoir éliminé les deux enfants, je ne pense pas qu’il exhiberait une telle attitude.
Sur une casse carrée montrant la structure pyramidale de Néo Tokyo, un édifice majestueux domine le premier plan: le temple de Miyako. Sur le balcon, Nezu observe le ponant à la longue vue et offre son interprétation des faits à la prêtresse. Il a l’air d’en savoir beaucoup sur SOL, sur sa date de lancement, sur l’équipement militaire qu’il embarque. Mais la vieille ne semble pas l’écouter. Elle appelle Sakaki, jeune fille agenouillée juste derrière elle, afin de lui demander un service. Nezu s’offusque, prétendant qu’il a toujours été à sa disposition. Mais Miyako lui fait comprendre que la situation a énormément évolué, et qu’il n’est plus en état de se confronter à elle. La vieille change donc de bras droit. Après avoir utilisé Nezu pour enclencher le réveil d’Akira (même si à ce stade narratif, il est difficile d’estimer l’importance de ses actes dans un tel accomplissement), elle prie à Sakaki de le ramener jusqu’ici. Elle n’en donne pas les raisons, l’ordre est simple et concis. Les deux planches nous montrant Miyako marchant au côté de l’enfant concentrent surtout les dialogues sur la tristesse de cette première. En effet, elle s’excuse auprès de sa disciple de ne pas lui laisser la chance d’être une belle femme. La prêtresse enverrait-elle Sakaki au fourneau? Il ne fait aucun doute que la vieille est consciente de la difficulté de la tâche, elle sait que son élève n’en ressortira pas vivant. Ce qui nous oblige instinctivement à penser que tous les évènements qui vont suivre seront d’une grande tension et dangerosité. Mais cela n’affecte en rien Sakaki qui console sa maîtresse et lui démontre de ce fait son entière dévotion. Ces quinze dernières vignettes, joliment cadrées, nous révèlent à la fois la petitesse de Miyako, qui fait facilement une tête de moins que Sakaki, mais aussi toute son envergure spirituelle. Le personnage reste encore très mystérieux sur ses desseins, sur sa fonction au sein du récit, mais on parvient sans peine à ressentir toute l’influence qu’elle peut transmettre à ses proches. La case où on l’aperçoit seule, dans une vue plongeante vertigineuse, nous fait transparaître aussi toute sa fragilité.
Dans une ruelle exiguë, Kei refait surface en s’extirpant d’une bouche d’égout. Elle est surprise par le silence qui domine les lieux. Au coin d’un mur, elle observe et constate une ville déserte, baignée par un sentiment de ruine. Dans une avenue apparemment commerciale, quelques personnes sortent d’un magasin et saccagent les vitrines dans une ambiance de fin du monde. Kaneda fait surface à son tour, il retire Akira de la bouche et se trouve soudainement face à une Security Ball. La machine donne l’air de l’examiner, l’adolescent reste sans voix, puis la boule reprend son chemin. Kaneda, toujours baigné par ses mimiques loufoques, tente d’avertir Kei, mais la jeune femme lui demande de se taire. Ils observent l’acte de vandalisme dans une case où Otomo peut enfin se laisser aller à ses fantasmes, en mettant en scène des situations qu’il ne pût, ne peut et ne pourra jamais contempler dans son Japon natal, que ce soit en 1971, 1982, ou même 2020. Les casseurs extériorisent leurs rages dans un dessin, sobre, sombre, mais tellement anarchique où la destruction est l’unique enjeu. Soudain, cinq Security Balls surgissent du fond de la rue. Elles s’arrêtent brutalement face aux saccageurs et leur infligent une décharge électrique, montrant une fois de plus que, dans ce Néo Tokyo futuriste, les exécutions sont sans appel. C’est seulement ensuite qu’elles donneront les raisons de leur exécution: la ville, en alerte de code 7, est placée sous la loi martiale et l’ordre doit être préservé. Kei se tourne alors sur Akira et tente de faire le rapprochement entre son récent réveil et cette soudaine situation d’urgence nationale. Après leur mission accomplie, les boules repartent, Kei et Kaneda en font de même.
Sous une vue consternante des artères de la capitale, les portes des abris antiatomiques s’ouvrent, l’alerte est levée, et passe au niveau 6. Les habitants se retrouvent enfin à l’air libre et la ville va pouvoir se remettre de ce mini chaos dans lequel elle fut noyée. Il est alors 16h37, l’après-midi du 16 avril 2020 arrive tout doucement à sa fin.
Le chapitre 35 s’introduit avec une Security Ball, cette dernière porte d’ailleurs le numéro de l’épisode. On remarque aussi que les katakanas d’Akira apparaissent de façon très réduite. Durant les prochaines parutions, Otomo va s’essayer à différentes formes de présentation de ses pages-titres, usant de diverses typographies. Mais je souhaite surtout profiter de cette image pour ouvrir une grande parenthèse. N’ayant pas vu le film lors de sa sortie en France en mai 1991, je me souviens par contre très bien de la sortie de la VHS, en location ou à la vente, au début de l’année 1992. Sur la jaquette, il était fièrement mentionné qu’Akira (le film) était une œuvre cyberpunk. À cette époque, connaissant seulement le manga, j’avais du mal à capter où se trouvait cette ambiance dans le récit. Mais le terme était en vogue, à la mode, j’ai donc interprété ceci comme un frémissement au sein du courant. Cependant, presque trente années après, Akira est toujours décrété comme telle, et trente années après, je ne comprends toujours pas pourquoi on le qualifie comme telle, surtout que la mode est passée. Le cyberpunk confronte l’homme et la machine au travers d’une relation tellement ambiguë qu’il devient difficile de discerner l’un de l’autre. Dans un tel univers, les intelligences artificielles et humaines sont tellement semblables que l’on ne sait plus qui est qui, ce qui provoque un malaise existentiel tel qu’on peut le ressentir à la lecture d’Appleseed ou de Gunm. Dans Akira, il n’y a pas d’IA, il n’y a pas de machine. Ou si, il y en a, ce sont les Security Balls. Mais la relation qu’elles entretiennent avec l’humain, tout comme celle que l’on peut observer dans les premières pages de cet épisode avec ces enfants qui tâchent de grimper dessus, ne dégage aucune ambiguïté possible. Durant toute l’histoire, hormis bien plus tard lorsque le colonel va converser avec l’une d’elles, cette scène est la seule qui met en relation l’homme et la machine, et je ne pense pas que cette relation soit suffisamment intense ou douteuse pour affirmer qu’Akira est un récit cyberpunk. Soit, l’œuvre présente un monde empreint de violence et de pessimisme, il est lugubre, parfois ironiquement grinçant, ces personnages sont des antihéros désabusés, cyniques et cupides (définition tirée de Wikipédia). Mais il manque le plus important: la machine. Il est incontestable qu’Akira est une œuvre de science-fiction, c’est une œuvre punk, mais plus liée à l’anthropologie, à la psychologie, à la biologie et à la génétique, plutôt qu’à la machine. Donc non! Akira n’est pas cyberpunk. L’œuvre culte d’Otomo ne positionne pas l’homme face à sa technicité, à ses technologies, ou à son progrès, elle le positionne face à lui-même, ce qui en fait un récit indubitablement plus déchirant et profond. Voilà pour la grande parenthèse.
Les jeunes mômes sur la machine se font alors disputer par deux soldats zonant dans le coin. Ils déguerpissent en vitesse, laissant paraître une attitude bien rebelle pour leur âge. Les militaires restent auprès de la boule et conversent. L’un d’eux nous apprend que ces machines sont capables de résister à une attaque nucléaire et aux radiations. Ce qui prouve que la phobie atomique est toujours très présente dans ce Japon de 2020.
Depuis les hauteurs des appartements, nous voyons Chiyoko observer la rue au travers d’une fenêtre. Les six cases qui nous la dévoilaient au début de l’épisode 26 ne laissaient en aucun cas paraître sa future importance. Mais la retrouver de nouveau sur scène, en ce moment même, nous confirme bel et bien que son rôle sera primordial. Chiyoko va être une véritable mère protectrice pour Kei, d’un soutien permanent, une conseillère avisée et lucide, elles ne se quitteront plus jusqu’à la fin du récit. Kei l’appelle d’ailleurs Obasan, qui signifie tante en français, à ne pas confondre avec Obaasan qui signifie grand-mère. Cependant, on ne sera jamais s’il existe une relation parentale entre ces deux personnages, même si je pense que Kei la nomme ainsi par pure affection. Dans la cuisine, Kaneda est toujours en train de boustifailler comme un bougre, mordant du regard son bol avec appétit. Nous ne connaissons pas grand-chose sur le passé proche et lointain de l’adolescent, mais le fait de le voir sans cesse s’alimenter prouve qu’il a dû manquer de beaucoup de repas. Kaneda a donc dû avoir faim durant son enfance, et l’hystérie dont il fait preuve à la vue d’un plat nous le démontre sans difficulté. Kei, quant à elle, est accroupie près d’une porte coulissante et semble fixer Akira qui dort profondément. Chiyoko lui apprend que la ligne téléphonique est coupée, ce qui préoccupe la jeune femme, très inquiète pour Ryu.
Sur le pinacle d’un building du centre-ville, un conseil extraordinaire est levé. Les mandataires, liés de près au projet Akira, se chamaillent sur cette présente situation. Leur désarroi est total, d’une part parce que le projet n’est plus top secret, les médias s’étant accaparés de l’histoire, mais aussi par tous les dégâts matériels causés par l’alerte de code 7 qui aurait coûté la vie à 370 personnes. Le colonel est assis en dehors de l’assistance, la courbure de son dos évoque cet effondrement qui le caractérisait dans la base secrète. Mais ses yeux sont fermés, il semble pensif. Et en une case, il les ouvre, laissant paraître un regard rempli d’assurance et de détermination. Il démontre dans cette simple esquisse, et avec grande facilité qu’il est toujours doyen de la situation, qu’il possède ce contrôle qui lui est si cher. Et la vignette nous le montrant de dos, face à cette cacophonie politique, ne fait qu’affermir cette maîtrise de soi et de ses actes dont il est tant épris.
Dans une sorte de palais de justice, le chef de l’armée doit répondre de ses actes: l’usage du satellite militaire et le déclenchement de l’alerte de code 7. Il s’en sort habilement, prétextant des avaries informatiques et accusant une force radicale qui cherche à créer un effet de panique. C’est alors que l’on voit Nezu dans l’assistance, prouvant de ce fait qu’il représente bien cette force perturbatrice. On pourrait donc en conclure que les actions du petit rat, au travers de son organisation antigouvernementale, avaient des fins politiques. Ce dernier aspirait bel et bien à renverser le gouvernement en place pour s’emparer du pouvoir. Et son rapprochement avec Miyako ne serait là que pour donner un air mystique à sa quête.
À la sortie du palais, le colonel se fait harceler par des journalistes qui le questionnent surtout sur le projet Akira. Le militaire suit son chemin sans répondre. Nezu observe la scène depuis son officine. Soudain le téléphone sonne, Kei est au bout du fil et souhaite discuter avec le politicien. Le petit rat transpire, elle lui parle d’Akira, lui dit qu’il est avec elle et propose de le rencontrer. Là, j’ai personnellement beaucoup de mal à comprendre l’attitude de Kei. Pourquoi contacte-t-elle Nezu? Elle ne le connaît pas, ne l’a jamais croisé, comment s’est-elle procurée son numéro de téléphone? Pourquoi ne patiente-t-elle pas afin de retrouver Ryu et de prendre une décision à ces côtés? Beaucoup de questions qui me font penser qu’Otomo s’immisce ici dans une facilité scénaristique, même si ce qui va suivre me contredira (bien que!). Mais à ce moment précis de lecture, l’incompréhension de l’acte de Kei reste manifeste. Dans tous les cas, Nezu jubile révélant encore une fois toute sa félonie. À bord de sa limousine, le colonel pique une petite crise. Il désire maintenir la loi martiale afin de se donner le temps de retrouver Akira. Là aussi, je trouve très bizarre que le militaire ne mentionne pas Tetsuo. Pense-t-il que ce dernier est mort? C’est bien cette impression, visiblement, qu’il souhaite dégager. À moins que pour lui, seul numéro 28 présente un réel danger pour la sécurité nationale.
Une Kei qui en impose sur la page-titre de l’épisode 36, sorti dans Young Magazine le 18 juin 1984. Avec ses lunettes et ses mains dans les poches, elle dégage une certaine assurance tout en s’enrobant d’un style rétro intensifié par l’arrière-plan. On remarque que le titre est maintenant écrit en romaji, avec une font de type Browdway. Le nom de l’auteur est toujours en kanji, mais dans un style très typographique cette fois-ci.
Sur un pont enjambant une autoroute, on retrouve notre héroïne patientant, mais elle est très vite rejointe par Nezu. Du haut d’un modeste édifice, nous voyons Sakaki dominer la scène. Nul doute que pour accomplir sa tâche, cette dernière a décidé de suivre le petit rat (et c’est finalement pour ça que Kei a pris contact avec lui et non avec Ryu), elle observe. Nos deux protagonistes conversent, Kei raconte son épopée dans la base secrète, mais Nezu la joue rapide, et demande à la jeune femme de lui apporter Akira. Elle accepte, sous l’oreille attentive de Sakaki qui sait maintenant où trouver numéro 28. Nezu laisse une carte à Kei, dessus y figure l’adresse où elle devra se rendre. Décidément, le politicien est très prudent en ne mentionnant oralement cette dernière, on pourrait presque croire qu’il se sent observer à cet instant précis, preuve, peut-être, qu’il ne fait nullement confiance en Miyako. Au dépourvu, la jeune femme lui demande s’il a reçu des nouvelles de Ryu, le politicien répond par la négative. Kei repart, se plongeant dans l’agitation urbaine, avec cette même démarche nonchalante comme à chaque fois qu’elle pense à son compagnon.
Au sein du QG de l’armée, le colonel monte les marches, paisiblement, afin de rejoindre Takashi, Kiyoko et Masaru. Il questionne alors numéro 25 pour savoir si Tetsuo est toujours en vie. Quand même, cela me semblait bizarre que le militaire ignore à tel point celui qui devait contrôler Akira. Mais Kiyoko lui répond d’un air posé: «je ne peux pas dire». Que faut-il comprendre par cette repartie? Avec la connexion passée qu’entretenait numéro 41 et les autres mutants, il est difficile de croire que Kiyoko, qui l’avait nommé pour la première fois comme si elle le connaissait de longue date, ne puisse savoir s’il est en vie ou non. Elle doit le savoir, mais ne veut le révéler. Soit pour ne pas perturber le colonel avec l’adolescent et se concentrer uniquement sur le jeune môme, soit pour le préserver. Mais si elle souhaite préserver Tetsuo, quelles en sont les raisons, surtout qu’elle ne désirait que sa mort il y a peut-être plusieurs semaines. Le militaire lui émet alors sa deuxième question: «Où est Akira?» Si le colonel formule une telle demande, c’est qu’il doit supputer qu’il est en vie. Cependant, Kiyoko lui donne la même réponse évasive. Au lieu donc de se morfondre dans des incompréhensions interminables, je pense qu’il est préférable d’accepter les faits. Nos trois mutants sont en déconnexion totale avec Akira (et Tetsuo), ils sont incapables de sentir sa présence. Ce qui laisserait sous-entendre une véritable différence de potentiel entre eux, et ce qui expliquerait, peut-être, indirectement, la paume sur laquelle est gravé leur numéro. Cependant, Masaru justifie sa consœur en prétendant qu’Akira a les yeux ouverts, mais qu’il ne peut pas encore voir. Une excuse qui n’arrive malheureusement pas à légitimer une telle carence. Les mutants supplient alors le colonel de les laisser sortir pour chercher numéro 28, c’est l’un des leurs et ils veulent le revoir. Le militaire se sent rassuré, sa venue en ce lieu était tout justement pour leur demander ce service.
Le soir bien entamé, Kei retourne dans sa demeure. Elle sursaute en faisant valser le reflet lumineux de ses lunettes, elle a l’impression d’être suivie, mais se tranquillise. À l’intérieur, elle retrouve Kaneda toujours en train de se goinfrer. Dehors, divaguant d’un pas lent et silencieux, Sakaki s’immisce dans la ruelle exiguë. Nous revoyons ensuite Nezu qui pénètre dans ses appartements. Ryu est là, à l’attendre, il est alors bandé de toute part. Il tâche de raconter ses altercations vécues dans la base secrète et prétend savoir où se trouve Akira. Le politicien ne porte que peu d’attention à son discourt et lui fait comprendre que l’organisation a changé de plan. À partir de maintenant, ils vont attaquer directement le gouvernement, ils auront bientôt une nouvelle arme pour ça. Nezu quitte les lieux, en remerciant Ryu pour son excellent travail et révèle de ce fait que son attitude est très similaire à celle de Miyako: il substitue ses pions au gré de sa stratégie manipulatrice. Les quatre planches structurées de ce présent dialogue sont on ne peut plus perturbantes. Tout d’abord, les discussions passées entre Ryu et Nezu se faisaient toujours sous la fraîcheur nocturne des rues de Néo Tokyo, dans un environnement sombre, qui renforçait admirablement le mystère du politicien. Ici, nous les retrouvons dans un espace confiné soit, mais clair, lumineux. Et cette blancheur picturale semble miraculeusement révéler la véritable nature de Nezu, à partir de maintenant, nous connaissons parfaitement ses desseins. D’autre part, comment Ryu, rebelle, militant, anarchiste, peut-il rester sans réaction face à la luxure qui enveloppe son supérieur? L’appartement est joliment meublé avec sa cheminée et sa bibliothèque, décoré de toiles artistiques et de sculptures indigènes. Le contraste est saisissant avec son mode de vie souterrain et poussiéreux. Ceci nous prouve deux choses: soit que Ryu n’est qu’un grand ingénu, soit que Nezu sait s’entourer de personnes facilement manipulables de par leur émotivité. Dans tous les cas, c’est pitoyable pour Ryu et la vue plongeante nous dévoilant sa soudaine solitude est pleine de tristesse, elle évoque même sa prochaine décadence.
Nous retrouvons ensuite Kei, discutant avec Chiyoko sur ce fameux rendez-vous. Kaneda feuillette un magazine et fait mine d’être absent. Là aussi, on pourrait presque parler d’une baisse de protagonisme pour notre jeune héros, il n’a plus la même prestance des premiers épisodes. Lui, qui semblait toujours en retrait des préoccupations tangibles qui l’entourent est maintenant placé au second plan, à l’écart des conversations sérieuses. À l’étage, Akira dort profondément. C’est alors que Sakaki, toujours très silencieuse, entre dans la chambre et embarque l’enfant avec elle. Dans les toilettes, Kaneda urine en susurrant une mélodie. Il entend soudainement du bruit, monte les marches, et aperçoit Sakaki qui prend la fuite avec le môme. Il tâche de s’approcher, mais il est promptement éjecté par une force inconnue et s’effondre en bas de l’escalier. Sakaki est déjà sur les toits, elle traîne Akira. Kei rejoint Kaneda, flingue à la main, s’imaginant avoir affaire à une bande armée. Mais le jeune lui affirme que ce n’est qu’une fille. Chiyoko entre alors en scène, en contre plongée, elle porte une mitraillette en bandoulière: «elle doit avoir le Pouvoir».
Plongée dans la nuit profonde, Sakaki poursuit son échappée avec Akira. Elle est soudainement surprise par une Security Ball qui lui rappelle la maintenance du couvre-feu. Visiblement, lors d’une alerte de code 5, les machines de l’armée semblent plus prévenantes. Une case lumineuse et contrastée nous plombe alors toute la tension du moment. La boule lance une décharge sur Sakaki générant un véritable chaos sonore dans l’obscurité. Mais la disciple de Miyako parvient à esquiver les tires et, par des sauts répétés, s’éloigne de l’engin. Elle porte Akira dans les bras. Otomo retrouve ses bases, il fait succéder les cadrages cinématographiques, noircit les vignettes de mille lignes et nous plonge aisément dans une ambiance frénétique et vivace. La Security Ball prend en chasse la jeune fille et la rejoint rapidement. La seconde salve sera la bonne, Sakaki est touchée, s’écroule à terre et laisse tomber numéro 28. C’est alors que Kaneda entre en scène, un parpaing dans les mains qu’il propulse sur le canon de la boule. Glissement expéditif sous l’engin et Chiyoko mitraille la machine qui explose brutalement, plus de trace de Sakaki.
Depuis un véhicule de l’armée, un soldat fait l’état des lieux à son supérieur. Il lui énonce quelques problèmes banals et lui fait part d’une situation étrange: un gamin, le bras esquinté, serait allé dans un hôpital se faire soigner. Il aurait refusé de montrer sa carte d’identité. Par ce simple rapport, on prend donc conscience que Tetsuo est bel et bien vivant, mais il reste apparemment à l’écart. Le soldat reçoit ensuite une alerte de la Ball 95 qui aurait été détruite, il demande du renfort. On retrouve alors nos amis, près de cette même sphère en flamme, reprendre leur souffle.
Sakaki, qui finalement tient toujours Akira par la main, poursuit son échappée. Soudain, baignée par un jeu d’ombre épuré et stylisé, elle se trouve face à cinq Security Balls qui tâchent de l’encercler. De leur côté, nos trois compagnons tentent de retrouver la jeune fille, mais ils se font illuminer par les projecteurs du véhicule de l’armée venu en renfort. Des soldats les admonestent et Chiyoko fait parler la mitraillette. Tout va alors très vite. Poursuivis par les militaires, nos trois compères amorcent une course frénétique et revoient Sakaki protégeant Akira des machines de guerre. Dans leur élan, ils plongent à terre et le véhicule de l’armée tamponne de plein fouet la boule numéro 18. Cette dernière roule et fonce droit sur Sakaki qui tente d’écarter un Akira impassible, alors que la jeune fille, elle, se fait percuter la tête et s’écrase au sol. Chiyoko poursuit son mitraillage sur les soldats les éliminant apparemment tous. Et une explosion retentit, amorçant le début d’un incendie. Kaneda éloigne le mutant en le portant dans ses bras, tout le monde est saint et sauf et admire comment les Security Balls éteignent les flammes. Une fumée lourde s’élève ensuite au-dessus de la périphérie urbaine de Néo Tokyo. Depuis sa chambre, le colonel vêtu d’un peignoir, observe des enregistrements. Il y remarque Akira lors de son échappée avec Sakaki.
Dans ses bureaux, nous retrouvons Nezu, pensif, cigarette à la main. Il reçoit un message de Lady Miyako qui souhaite le voir au plus vite, il transpire à grosses gouttes et dévoile un visage tracassé. La Vieille a même envoyé une escorte pour le faire venir jusqu’au temple, nous sommes alors en pleine nuit. En ce lieu, la prêtresse est maintenant postée face à un mur en bas-relief révélant comme un halo lumineux. C’est hallucinant la prestance que procure cette image au personnage. Ce n’est que la quatrième fois que nous voyons Miyako depuis le début de l’histoire (à peine neuf planches), et déjà, elle donne l’impression d’être primordiale pour le récit. Akira, titre de l’œuvre, est un prénom qui est calligraphié en Katakana. Or, il existe différentes façons de l’écrire en Kanji: 明 qui signifie «brillant», 亮 «claire», ou 晶 «cristal» (je ne montre ici que les manières de le retranscrire en un seul idéogramme, car il existe bien d’autres combinaisons). Bref, on comprend qu’Akira est un terme qui évoque la nitescence, l’éclat, la lumière, la pureté. Et ce bas relief présent derrière Miyako semble être une représentation fidèle de ces termes tout juste cités. Si cette case donne donc une telle prestance à numéro 19, c’est bien parce qu’elle donne l’impression d’être intimement rattachée à Akira, même si ce rattachement semble s’opérer, à cet instant précis, qu’au travers d’une aura mystique.
Elle semonce son petit rat, car elle a appris de la bouche de Sakaki que les personnes possédant numéro 28 en ce moment travaille pour lui. Nezu se défausse, agenouillé et bouillonnant, il affirme même qu’il n’est plus en contact avec eux. Miyako, toujours très calme et maîtresse de la situation comme d’elle même, détourne habilement sa phrase et fait comprendre à son jeune rat qu’elle souhaite être informée du déroulement futur de la situation. Nezu acquiesce. Les deux cases suivantes où Miyako déballe son monologue ésotérique sont d’une tension extrême. Voir leurs deux visages, dans un point de vue parfaitement vertical, confère au visuel un dramatique insoutenable. La prêtresse, au travers d’une habileté rhétorique juteuse, fait entendre au politicien qu’il n’est qu’un misérable, mais ses paroles sont dites de telle manière que tout peut être sujet à interprétation. Nezu demeure figé, il est comme envahi par une peur et un trouble insoupçonné. Il se retire des lieux. C’est la dernière fois que nous verrons ces deux personnages ensemble, et leur relation reste cependant très confuse. Miyako utilise clairement Nezu pour arriver à ses fins, même si cesdites fins ne sont pas explicitement révélées. Mais le politicien, lui, pourquoi vénère-t-il tant la religieuse? Pourquoi a-t-il aussi peur d’elle? Pourquoi semble-t-il lui obéir aveuglément ? Bref! Numéro 19 somme alors à Sakaki, accompagnée maintenant par Mozu et Miki, de récupérer Akira et de le ramener au temple.
Pendant que le reflet d’un croissant de Lune embrase les canaux de Néo Tokyo, nous nous retrouvons sur un quai de port avec Kei, Chiyoko, Kaneda et Akira qui semblent être arrivés au lieu du rendez-vous. Ils patientent. Soudain, la lumière d’un projecteur les éblouit, on constate que Chiyoko est toujours équipée de sa mitraillette. Kei crie tout haut: «Je suis Kei, nous vous amenons Akira», en termes de discrétion, on peut difficilement faire mieux. Un joli yacht leur fait alors face, ils sont invités à monter à bord. C’est ce qu’ils font, sans réellement démontrer de doute. Nezu a eu un petit problème et il ne pourra être là qu’en matinée.
Au jour suivant, le colonel assiste à une session extraordinaire. Il souhaite la réactivation de l’alerte de code 7, et surtout qu’on lui rende les pleins pouvoirs afin de lui laisser le temps de retrouver Akira. Mais apparemment, ce dernier a été officiellement décrété mort lors de l’attaque de SOL et ses demandes sont restées vaines. Le militaire quitte l’assemblée avec rage, il est persuadé être à l’aube d’une catastrophe, et désire se réunir avec tous les leaders des corps d’armée afin de préparer un coup d’État. Le Colonel veut récupérer le contrôle au plus vite et il usera de tous les stratagèmes pour y parvenir. Ce qui ne fait que renforcer sa bravoure, car il est prêt à aller à l’encontre des institutions pour préserver Néo Tokyo et ses habitants.
En pleine mer, Nezu a enfin atterri sur son yacht, il s’entretient avec Kei qui elle aussi ne semble pas perturbée par l’ostentation dont fait preuve le politicien. Ce dernier souhaite faire des examens sur Akira afin d’être sûr que c’est bien lui. Visiblement, soit il doute de la parole de Kei, soit il veut se donner des airs d’apprenti généticien! Kaneda et Chiyoko sont dans une autre pièce à attendre, le premier réclame à bouffer. Toujours dans une composition stricte et claire, Nezu embarque numéro 28 dans son hélico et demande à ses hommes d’éliminer les trois jeunes. Il prend place au côté du mutant et dévoile une exubérante jubilation.
Les dix-neuf planches de l’épisode 39, sortie chez Young magazine le 20 août 1984, sont sûrement à prendre au second degré, comme un chapitre détente de la période estivale, même si la page-titre nous montre un Nezu voûté par sa scélératesse. Depuis les hublots du yacht, Kaneda observe l’hélico s’éloigner, il semble déjà ensorcelé par le tangage du bateau. L’un des sbires leur apporte un plateau de nourriture, Chiyoko est méfiante, l’adolescent, lui, dévore avec joie. Le découpage serré nous le plaçant boustifaillant face à la mer vacillante est hilarant. Kei, de son côté, est accompagnée par un autre émissaire, il la conduit jusqu’au pont. La jeune femme doute et l’interroge, mais ce dernier sort très vite son flingue et lui tire dessus. Kaneda semble alors épris de convulsions stomacales et se met à vomir les cuisses de poulet. Chiyoko réagit, elle doit penser que la bouffe est empoisonnée. Elle défonce la porte et est prise en chasse par un garde qui la mitraille, mais elle le fait valser par-dessus bord. Postée dans une situation délicate face à l’émissaire, Kei compresse son épaule gauche ensanglantée, mais son amie la rejoint à vive allure et, avec l’aide d’un canoë gonflable, éjecte son assaillant qui s’écrase à l’étage inférieur. Soudain, un troisième sbire fait surface, armé d’une Kalachnikov, mais il se retrouve aspergé par une gerbe phénoménale de Kaneda qui lui balancera une cagette pour le mettre hors d’état de nuire. La panse entièrement vidée, l’adolescent se sent maintenant beaucoup mieux, même s’il et incapable de savoir ce qui lui a donné la nausée: le tangage du yacht ou la qualité douteuse de la nourriture. Bref, nos trois héros neutralisent l’unique rescapé présent dans l’embarcation en le ligotant dans la cuisinette. Une case s’attarde ensuite à nous montrer un nœud volontairement simple à délacer. Nos jeunes montent à bord d’un canoë et prennent la fuite. Le sbire se défait de la corde, il n’est même pas surpris par la facilité de son geste. Mais Kaneda, depuis le bateau pneumatique, est apparemment confiant de son subterfuge. L’émissaire tâche alors de prendre contact avec Nezu.
On retrouve d’ailleurs ce dernier dans ses bureaux, il discute avec l’un de ses agents qui l’informent sur la préparation du coup d’État par le colonel. Il reste sans voix. Pendant ce temps, le sicaire du yacht tâche de raconter ses infortunes au secrétaire du politicien, mais tout ceci n’était qu’un stratagème de nos héros qui sont retournés sur le bateau afin de prendre part à la conversation téléphonique et ainsi connaître la position d’Akira: il est dans la maison du petit rat, dans le onzième district. Ici, il nous semble évident que Nezu s’entoure d’inutiles, son avarice est tellement disproportionnée qu’il préfère employer des personnes facilement manipulables plutôt que des personnes compétentes: comportement typique d’un politicien véreux. Nos trois héros prennent alors les commandes du bateau et font route pour la côte.
Nezu quitte son bureau et croise Ryu qui l’interroge sur Kei, car il ne peut entrer en contact avec elle. Là aussi, encore une étrangeté qui frise l’incompréhension absolue: comment se fait-il que Ryu ne puisse se mettre en relation avec Kei? Inconcevable, mais cela nous pousse au moins à cerner la solitude qui enveloppe Ryu en ce moment. Le petit rat lui rétorque par la négative et, dans un excès de colère, lui assène un violent coup de canne pour le renvoyer chier. Nezu ne supporte pas les questions indiscrètes, il est habitué à commander, à diriger, non à répondre. Sa soudaine réaction est celle qu’il doit appliquer lorsqu’il se trouve confronté à une personne capable et compétente. Car oui, Ryu est compétent, et même s’il semble totalement hors sujet, il nous a toujours dévoilé un acharnement sincère dans ses actions et une vivacité d’esprit non négligeable.
Le politicien monte dans sa limousine et quitte les lieux, sous l’observation de Sakaki, Mozu et Miki. Dévalant à toute vitesse les rues de Néo Tokyo, il se retrouve très vite face à un barrage de l’armée qui s’expose dans un cadrage ostentatoire. Le véhicule s’arrête, un soldat demande au conducteur son autorisation pour circuler en plein couvre-feu. Un autre observe Nezu par la vitre et semble le reconnaître. Le politicien transpire, il ordonne alors à son chauffeur de faire marche arrière. Ce dernier, maniant parfaitement bien son embrayage, s’exécute et fait un rapide demi-tour. Cette soudaine situation permet à Otomo de redonner aux faisceaux de lumière leur exubérante divagation, conférant à cette présente composition la magie ressentie au début du manga. Nezu est pris en chasse par des soldats en side-car qui le mitraillent sans retenue. Mais son pilote, muni d’une grande expérience, arrive facilement à s’en défaire. Au coin d’une rue, Ryu est témoin de la traque et comprend que quelque chose de grave se prépare. Il enfourche sa bécane et décide de le suivre. Du haut d’un modeste édifice, Sakaki et ses compagnes observent la scène dans son ensemble, elles donnent alors l’impression de disparaître dans les cieux nocturnes.
Une très belle transition qui pousse inévitablement notre regard à poindre sur l’hélicoptère du colonel qui survole la capitale avec les mutants. Kiyoko semble sentir la présence d’Akira, mais tout reste très flou. Dans les rues de Néo Tokyo, les chars de l’armée, dans une ambiance à la kibun wa mou sensou, prennent possession de la métropole. Une faction, située sur un pont enjambant le canal, se fait soudainement prendre en charge par le yacht de Nezu qui vient se cracher sur les engins: une explosion s’ensuit alors. Ceci fut la parfaite diversion pour que nos héros, au moyen du canoë, puissent accoster tranquillement sur les berges. Ils ne perdent pas de temps et, sous la cadence de Kei, ils filent en direction de la demeure de Nezu, car cette dernière, par un doux miracle, sait où elle se trouve!
À ce moment précis du récit, nous ignorons l’heure qu’il est, nous savons juste que la nuit est déjà bien entamée. Et il est primordial de bien s’imaginer qu’au prochain lever de soleil, Akira va se manifester et dévaster Néo Tokyo. Huit épisodes vont narrer les péripéties de cette folle nuit, de cette course poursuite dans la ville à la recherche de numéro 28. Tous les acteurs participants à cette traque nous ont été montrés: Nezu et ses hommes inexpérimentés; le colonel accompagné des mutants et de son armada; Miyako au travers des actes de Sakaki, Miki et Mozu; Kei, Chiyoko et Kaneda qui ne font partie d’aucun clan; et Ryu bien scellé à sa solitude. Finalement, le schéma narratif d’Otomo est toujours le même, une histoire qui s’étale dans le temps, mais où seuls les moments forts nous sont densément racontés. La nuit de la traque de Takashi en début de récit s’échelonnait sur quatre épisodes, l’après-midi avec la guerre des gangs en englobait cinq, la soirée de l’échappée du bâtiment militaire couvrait six chapitres, l’après-midi du 16 avril, neuf. Sur les 48 épisodes qui composent les trois premiers tomes Deluxe du manga, plus d’une trentaine se concentrent sur cinq demi-journées. C’est-à-dire que sur une chronologie s’étalant sur quatre mois environ (j’estime que cette nuit pré-apocalyptique doit se situer dans les derniers jours du mois d’avril, donc de fin décembre à fin avril) plus de 60 % de la narration se focalise sur une quarantaine d’heures, soit à peine deux jours. Il ne faut pas oublier qu’Otomo est avant tout un conteur d’histoire courte, il va à l’essentiel. Et pour nous relater Akira, il use de la même technique: il développe les moments forts, et il en sera ainsi pour la deuxième partie du manga.
Dans le QG de Nezu, ses hommes sont en pleine effervescence, ils ont été mis au courant du coup d’État et s’inquiètent pour leur patron. Pendant ce temps, Kaneda parvient à s’immiscer dans la propriété. Toujours porté à toute vitesse dans les rues de Néo Tokyo, le véhicule de Nezu se fait maintenant pourchasser par des Security Balls qui le prennent en sandwich. Mais son chauffeur est un véritable as du volant et arrive à s’en défaire au détriment de la carrosserie de la Rolls. À l’intérieur du QG, qui présente une architecture moderne et un sol damé, Kaneda se faufile. Il remarque un groupe de quatre mercenaires à l’entrée d’une chambre et s’imagine qu’Akira doit être là. Soudain, un sbire surgit en hurlant que Nezu a été attaqué, il demande du renfort et laisse un patibulaire à la garde. Kaneda passe à l’action, le cogne d’un efficace coup à la tête et entre dans la pièce. Akira dort profondément.
Toujours dans une mise en scène zébrée et rythmée, la Rolls de Nezu entre dans son garage, elle est alors dans un état pitoyable. Beaucoup de monde est présent pour accueillir le patron. Ce dernier s’extirpe du véhicule dans une position exténuée, il pense tout de suite à Akira. La limousine soudain explose. Dehors, Ryu observe tranquillement le déroulement des faits. Postés devant un tube cathodique, les sbires du politicien s’informent des fraîches nouvelles du coup d’État. Posément, Kaneda tâche de se faufiler avec numéro 28, sans attirer l’attention. Ils se dirigent vers la cour extérieure décorée d’un basin rayonnant. Malheureusement, la porte est fermée et le jeune se retrouve très vite face à un tireur qui lui ordonne de ne pas bouger. Kaneda tente de l’amadouer avec de futiles paroles, mais le sbire entrevoit Akira et s’approche doucement. Il remarque alors Kei, en dehors, noyée dans un jeu d’ombre géométrique et arborant une féline posture. La femme attend que le mercenaire fasse feu pour lui tirer en pleine tête. Défonçant la serrure, elle libère Kaneda qui s’arme du fusil du défunt. Les deux jeunes filent rejoindre Chiyoko au portail d’entrée, Kei tient bien fermement Akira par la main.
À l’intérieur de la demeure, alors que le patibulaire cogné par Kaneda est toujours à terre, inconscient, Nezu prend connaissance de l’enlèvement d’Akira. Posté face au lit où dormait le mutant, il contemple avec rage les graffitis laissés par l’adolescent, qui s’était même pris le temps de lui adresser un message cocasse. Dehors, les jeunes s’enfuient en courant, mais ils sont très vite assénés par des coups de mitraillette. Ils se planquent sous des arbres, Kaneda tente de faire feu à son tour, mais semble mal maîtriser son arme. Depuis les balcons, un forcené s’excite sur nos héros, mais Miki se trouve juste derrière et la met hors d’état de nuire.
Près du portail d’entrée, des gardes sont surpris par ce prompt retour au silence, ils ont été informés que l’enfant a été kidnappé. C’est alors que Chiyoko leur fait face. Sans se faire attendre, elle fonce sur les deux lascars et, en huit cases cadencées par des lignes de célérité, leur défonce la mâchoire dans des images bruyantes et douloureuses. Elle est très vite rejointe par Kei et Kaneda et nos trois héros sortent de la propriété avec numéro 28 en leur possession. Cependant, un rescapé refait surface et pointe sa mitraillette sur les fuyards, mais il s’effondre subitement. Mozu, postée juste derrière, lui a fait valser la cage cérébrale. Les disciples de Miyako ont volontairement apporté une aide précieuse à nos trois jeunes pour qu’il puisse s’échapper. Il est évident qu’elles préfèrent extirper Akira à ces derniers plutôt qu’à Nezu et à son armada.
Courant à pleines enjambées dans les rues nocturnes de Néo Tokyo, nos héros projettent une ombre massive et précise. Kei souhaite rejoindre l’un de ses contacts qui ne résident pas très loin. Mais subitement, ils se retrouvent face a Sakaki, qui arbore un regard pénétrant au travers d’une double case transitionnelle. Sa voûte cérébrale paraît surdimensionnée. Kaneda est confiant, il veut lui faire sa fête et commence à la menacer avec son fusil. Mais la jeune fille est rapide, elle prend son envol, se faufile à la droite de Chiyoko et fonce sur Kaneda qui tente de lui asséner un coup. Sakaki l’évite et l’adolescent s’effondre au sol. Six cases nous présentent cette scène et on peut clairement dire que sa lecture n’est pas des plus évidente. Porté par la cinétique de son geste, Kaneda a dû s’infliger un coup à lui même. Bref, le jeune est à terre, inerte, et Sakaki est rejointe par ses amies. Elles entourent alors Kei et Chiyoko qui tâchent, elles, de protéger Akira. Les ombres portées apparaissent en négatif, ce qui laisserait supposer la manifestation du Pouvoir. Mozu et Miki semblent concentrées, elles fixent hardiment leur objectif. Sakaki s’avance des femmes d’un pas confiant.
C’est alors que toutes sont surprises par un vacarme venant des cieux, elles pointent leur regard en l’air et remarque l’hélicoptère du colonel qui s’approche. Kiyoko a apparemment su localiser Akira, même si je pense qu’elle a surtout senti les énergies des disciples de Miyako. Le militaire effectue sa descente, les pales génèrent un bruit et un souffle impétueux qui obligent Sakaki et ses consœurs à reculer d’un pas, pendant que Kei, couverte par Chiyoko, tente de couvrir Akira. Depuis le hublot, la fraîcheur des mutants est palpable, Takashi démontre un visage ébahi. Nul doute qu’il doit apercevoir son ami de laboratoire qu’il n’a pas revu depuis plus de trente ans. Kiyoko, elle, essaie de se dresser afin de contempler la scène, alors que Masaru, lui, paraît totalement stoïque. C’est comme si seul numéro 26 dégageait une certaine émotion, mais peut-être est-ce le seul à voir Akira en ce moment.
Une image impactante pour introduire cet épisode 42, sorti le premier octobre 1984 dans Young Magazine: un Kaneda, flingue à la main, entouré par vingt-deux soldats. Le jeu de trame est tout simplement somptueux, la texture des chemises militaires met parfaitement en évidence notre héros qui pointe son arme sur le lecteur et arbore un regard rempli de détermination. On pourrait presque s’imaginer, à la vue de cette page-titre, un futur affrontement entre les forces de l’ordre et nos trois protagonistes. Pourtant, il n’en sera rien, leur impact au sein de l’intrigue sera très minime. Il est peut-être important de signaler qu’une semaine avant la publication de ce chapitre, le volume 1 Deluxe du manga sortait dans les librairies nippones.
L’hélicoptère de l’armée fait donc face à Akira. Dans la cabine, Kiyoko se cambre afin d’observer la scène, Takashi demeure figé. Le colonel ordonne à ses hommes d’encercler le secteur au plus vite et d’y contrôler les accès. À terre, le courant d’air est violent, et Sakaki profite d’un moment d’inattention pour s’emparer de numéro 28. Elle s’échappe aussitôt avec lui. Kei réagit, elle sort son flingue, mais Mozu la déstabilise d’un coup de genou alors que Miki inflige à Chiyoko une salve du Pouvoir. Kaneda, qui était toujours effondré au sol, se relève miraculeusement et tâche de flanquer un coup de crosse à Mozu qui l’esquive en s’envolant. Mais elle retombe dans le bras de Chiyoko qui la sangle énergiquement: elle s’évanouit. Dans une mise en scène inaltérablement rapide et aux cadrages serrés, Kaneda tente cette fois-ci de frapper Miki, et encore une fois, tout s’embourbe dans une lecture loin d’être évidente, avec sûrement un cognement de crânes entre les deux personnages. Miki est à terre, se tapant les yeux, Kaneda effectue la même mimique, mais bien posté sur ses deux jambes. Kei presse son monde, elle est unanime: il faut retrouver Akira avant que Nezu et ses hommes ne mettent la main dessus. La jeune femme montre ici un semblant de lucidité, et donne à sa traque un sens plus précis.
Et en effet, les soldats du petit rat sont bien dans les rues, à la recherche du mutant, deux d’entre eux aperçoivent d’ailleurs Sakaki dévalant avec Akira. Ils la prennent en chasse. La disciple de Miyako tâche de se faufiler dans les venelles labyrinthiques du quartier, mais se retrouve soudainement face à Nezu. Ce dernier, toujours soutenu par sa canne, est accompagné par quelques mercenaires bien armés. Sans même se faire attendre, il dévoile à la jeune fille toute la dévotion qu’il porte à Miyako, comme s’il devait instinctivement se confesser, mais il finit très vite par combler son discours de paraboles subjectives. Les desseins du politicien sont évidents, il est avide de pouvoir, et souhaite s’approprier d’Akira pour assouvir cette avidité. Mais on n’en connaît toujours pas la finalité, on ne sait pas ce que manigance Nezu en s’accaparant d’une soi-disante arme qu’il ne pourra jamais contrôler. Dans tous les cas, sa rhétorique montre bien toute son habileté manipulatrice, même s’il ne se rendit jamais compte qu’il fut le premier à être manipulé.
Il s’approche de Sakaki qui protège Akira en le cachant bien derrière son dos. Elle sait parfaitement que, dans une telle posture, Nezu ne fera jamais feu sur elle, de peur d’éliminer numéro 28 par la même occasion. Mais le rat claque des doigts, ordonnant à ses hommes d’abattre la disciple de Miyako. C’est alors que Miki intervient, générant un effet de panique chez les soldats du politicien. Elle tente de faire diversion afin que sa compagne puisse prendre la fuite. Continuellement baigné par ces mêmes cadrages serrés, Nezu somme de tirer, mais Miki est véloce, elle évite les salves, et les mercenaires finissent par se fusiller entre eux. Sakaki en profite pour effectuer son envol, soutenant fermement Akira autour de son bras droit. Le Politicien a été pris de vitesse.
Un missile catapulté par l’armée explose alors et illumine l’atmosphère nocturne de Néo Tokyo. Planant toujours dans les airs, Sakaki observe l’éclat; mais aussi Nezu, consterné; Kei et sa bande, interrogatives; et Ryu qui comprend où se déroule l’action. Sur un char, des soldats scrutent les cieux et prennent donc connaissance de la position d’Akira. Miki, bien portée dans son élan, se jette avec rage sur Nezu, mais le vieux est décidément très agile et lui inflige un violent coup de canne. Ses hommes font feu et transpercent la jeune fille de mille balles. Elle s’écroule à terre, morte, au désarroi de Sakaki qui maintient son rythme échappatoire.
Sous une vue aérienne, on retrouve l’hélicoptère du colonel posé dans une cour d’école. Le bâtiment nous ferait presque penser à l’internat qui accompagnait les premiers épisodes de la saga, mais des détails architecturaux nous font finalement sentir que ce n’est pas lui. Le militaire converse avec Takashi qui lui parle des trois filles de Miyako, numéro 26 a clairement ressenti le Pouvoir en elles. Il lui apprend aussi qu’elles sont venues pour Akira. Le colonel reste dubitatif, la traque de numéro 28 impliquerait apparemment d’autres acteurs dont il ignorait jusque là l’existence. Masaru lui affirme même qu’elles possèdent le Pouvoir, mais que ce dernier est très limité. Des soldats extraient alors de l’hélicoptère le lit de Kiyoko.
Nous rejoignons dès lors nos trois héros qui se font prendre en chasse, eux aussi, par la milice de Nezu. Kaneda est formel: oublier Akira et penser à sauver sa peau. Zigzagant dans les ruelles, notre jeune se retrouve subitement face à un tank et, sans hésiter, castagne l’artilleur placé sur la tourelle. Kei et Chiyoko se font tirer dessus, elles se trouvent comme dans un guet-apens, coincées entre les hommes de Nezu et ce fameux tank. Mais Kaneda entre en conversation avec le soldat situé à l’intérieur de l’engin, lui ordonne d’effectuer une rotation et de faire feu. Ce dernier bafouille, mais Kaneda insiste, et une image aveuglante immobilise les deux femmes au travers d’un bruit sourd et déchaîné.
L’explosion se fait lourdement ressentir dans tout le quartier. Les hommes de Nezu semblent même jeter les armes tant ils furent apeurés par cet obus qui frisa leurs têtes. Chiyoko remarque alors Kaneda sur le tank qui invite ses compagnes à monter à bord. Nos trois héros prennent possession de l’engin et vont donc s’éclipser de l’intrigue sur pas mal de planches. Leur apparition ne sera que sporadique afin d’offrir quelques gags sûrement injustifiés, surtout lorsqu’on sait que l’on est à l’aube d’un cataclysme. À plusieurs reprises dans son récit, Otomo avait instauré quelques pauses détente pour décontracter l’atmosphère, très souvent sur une case, voire deux. Mais ici je trouve que cette pause s’étale trop dans la durée et n’arrive finalement qu’à peu jouer son rôle. Surtout que dans ces présentes pages, l’auteur en profite pour ridiculiser les soldats, et donc l’armée, ce qui résonne peu crédible au final. Bref, ce ne sont pas ces quelques vignettes qui vont perturber notre lecture, et respectons leur existence à leur juste valeur.
Pendant ce temps, Nezu poursuit sa traque sur Sakaki et Akira. L’ordre formulé à ses hommes est simple et concis: «Si vous ne pouvez pas les ramener vivants, tuez-les!» En lui faisant prononcer cette sentence, Otomo confère au politicien un portrait dérangeant, rempli de sueur et de colère. Ses yeux plissés sont submergés par la haine, la torsion de sa bouche est envahie d’acerbité, les traits de son visage ne dégagent qu’abomination et répugnance. Pour Nezu les choses sont claires, soit Akira est à lui, soit il ne sera pas. Son orgueil est tout simplement disproportionné, sa quête de pouvoir semble illimitée, il est guidé par une conduite des plus enfiellés. C’est fou comment Katsuhiro est capable, au travers d’une esquisse faciale, de dévoiler toute la psychologie d’un personnage totalement rongé de l’intérieur par son avarice. Indéniablement l’un des portraits les plus oppressants de la saga.
Sakaki tente tant bien que mal de s’immiscer dans les ruelles afin de rester inobservable. Mais la tâche devient difficile, surtout que l’armée a commencé à encercler le quartier. Elle demeure pensive, ne sachant trop quoi faire. Mais, des bruits de pas s’avançant lui obligent à prendre une décision: elle planque alors Akira dans une poubelle. Sur quatre cases, Otomo nous dépeint la scène, avec des cadrages variés et un superbe plan panoramique qui arrive parfaitement à nous faire ressentir toute la docilité de numéro 28. Le jeune enfant est totalement endormi, il ne s’est décidément toujours pas rétabli de sa longue sieste cryogénique. La disciple de Miyako fait ensuite face à la troupe de Nezu, elle augmente sa vitesse et propulse sa silhouette rayonnante afin de s’éloigner. Elle est aussitôt prise en chasse. Pendant ce temps, Ryu zone dans le coin et observe les hommes de son ancien chef en pleine course poursuite.
Des cases zébrées de mille lignes maintiennent la tension à son maximum. Cette fois-ci pour nous présenter les altercations entre l’armée et la garde rapprochée de Nezu. L’acharnement est manifeste des deux côtés, mais les militaires, équipés d’un meilleur arsenal, parviennent à prendre le dessus. Sakaki, quant à elle, entre en contact avec Mozu pour l’informer qu’Akira est en lieu sûr, et que l’objectif est maintenant de conduire toute cette armada le plus loin possible du quartier. Les deux jeunes filles vont utiliser la même technique, se faire passer pour numéro 28 afin de guider les chars de l’armée en d’autres lieux. Sakaki y parvient habilement, en empêtrant l’engin de guerre dans une rue trop exiguë. C’est alors que nous revoyons Ryu, toujours très seul, qui entend des bruits s’extirpant d’une poubelle. Il s’interroge, s’approche. Mozu, quant à elle, se retrouve très vite dans un cul-de-sac, illuminée par les projecteurs d’un tank. Elle se compresse le ventre et semble essoufflée par sa récente course. Le soldat, étant convaincu d’être face à Akira, tente de la tranquilliser. Mais elle commence à faire léviter les briques du mur et, malgré les consignes de Sakaki de ne pas attaquer, les envoie violemment contre l’engin qui explose. Mozu pantelle, elle paraît très affectée. Il est indéniable que les disciples de Miyako ont le Pouvoir, mais elles ne peuvent en faire qu’un usage parcimonieux, elles fatiguent assez rapidement.
C’est alors que Takashi lui fait face, il est accompagné du colonel qui reste surpris par les prouesses de la jeune fille. Il l’interroge sur son entraînement. Ce dernier a toutes les raisons d’être plongé dans l’incompréhension. Lui, qui se croyait doyen d’un projet scientifico-militaire développant des unités entières de personnes aux capacités paranormales, se retrouve soudain confronté à la concurrence. Ce qui prouve bien que le colonel, malgré toute sa prestance, sa classe et son charisme, n’est qu’un simple pion au cœur de cet immense échiquier. Mais Mozu le renvoie chier et commence à attaquer Takashi. C’est la première fois que l’on admire une manifestation tangible du Pouvoir. La disciple de Miyako fait déferler sur numéro 26 une véritable décharge énergétique qui, grâce aux lignes incurvées de vélocité, nous divulgue toute sa force tourbillonnante. Takashi est touché de plein fouet, un souffle oblige même le militaire, posté juste derrière, à se protéger le visage: il est préoccupé pour l’enfant. Mais numéro 26 maîtrise la situation. Au travers d’un dessin présomptueux, il dépressurise ce souffle et s’en extirpe en créant un vortex brasillant. Otomo confère alors à Takashi un trait qu’on ne lui connaissait pas. Mozu s’inquiète, elle commence même à prendre peur. Et le mutant de l’armée lui envoie une salve meurtrière qui déchire le sol, devenu soudainement incandescent, puis la comprime face au mur, dans une brutalité palpable et apparente. Sous le regard insensible du colonel, Mozu s’effondre sur l’asphalte poussiéreux et ordonne à Sakaki de fuir le plus loin possible. Takashi perçoit immédiatement les vibrations de cette dernière et tâche de la localiser. Une esquisse fabuleuse nous montre alors le profil de numéro 26 fondu dans une contention assidue. Je trouve ce portrait d’une beauté incroyable, il majestifie Takashi à sa juste valeur, lui confère une prestance jamais vue auparavant et une élégance remplie d’un gai savoir serein et assumé. Je m’excuse si je me répète, mais je trouve numéro 26, dans cette case, emplie d’une délicatesse phénoménale.
Sakaki, de son côté, reste immobile, elle semble envahie par une peur manifeste. Takashi parvient facilement à la localiser. Ici je me pose une question: comment les mutants du projet peuvent-ils arriver commodément à détecter les disciples de Miyako et non Akira? Surtout lorsque l’on connaît la connexion affective qu’ils ont pu avoir avec ce dernier durant leur enfance, au début des années 80. Je sais parfaitement que numéro 28 est encore bien endormi, mais Tetsuo réussissait sans peine à s’enrôler dans son attraction alors qu’il roupillait, soi-disant, sous zéro absolu. Dans tous les cas, de la manière dont nous sont présentés les faits, cela démontre finalement que les mutants du projet sont très éloignés de la singularité d’Akira, contrairement à Tetsuo qui paraissait beaucoup plus s’y corréler. D’ailleurs, Masaru s’entretient avec Kiyoko et lui demande si elle sent quelque chose. Mais numéro 25 lui répond par la négative, elle ne voit rien, mais subodore qu’ils sont maintenant très proches d’Akira. Ici Kiyoko n’anticipe aucun désastre à venir, elle semble loin de ses anciennes prémonitions où Tetsuo devait être l’instigateur d’une destruction cataclysmique. Son visage posé respire la sérénité, elle est comme apaisée par cette lueur aurorale qui surplombe lentement les contours architecturaux de Néo Tokyo. Une nouvelle journée commence et un soupçon de lumière révèle les bâtiments périphériques de la capitale.
Nous rejoignons alors nos trois héros, saccageant tout sur leur passage avec leur massif char. Ils s’immiscent brutalement dans une sorte de galerie commerciale, où l’armée semble se confronter à une bande de mercenaires. Coup de mitraillette, coup de roquette, explosions répétées et tout se noie dans une épaisse fumée qui embourbe ce petit monde dans l’inactivité. On retrouve ensuite Ryu, dans une vue aérienne, qui s’approche lentement de la poubelle, il fait preuve de prudence. Il ouvre rapidement le conteneur, l’arme à la main et dénote une surprise évidente en y voyant un enfant. Nous savons tous que cet enfant est Akira, mais il faut bien se mettre en tête que Ryu ne le sait pas. Pour lui, ce n’est qu’un simple gosse et il le soutire des ordures. Sous la fumée épaisse, Kei et sa bande s’extirpent de l’allée commerciale. Par erreur, la jeune femme agrippe le poignet d’un mercenaire, ce dernier se fera violemment castagner par Chiyoko, preuve qu’elle prend soin de Kei comme de ses prunelles. Nos protagonistes reprennent leur course dans une cadence toujours aussi vive.
Nezu et ses hommes sont harcelés par l’armée et perdent du terrain, le politicien se voit dans l’obligation de fuir, seul. Transpirant et suffoquant, il tâche de s’immiscer dans les ruelles et se présente soudainement face à Ryu qui tient l’enfant dans sa main gauche. Jeu de regard entre les deux personnages, la stupeur, le doute, la surprise se font profondément sentir. Nezu reconnaît alors Akira, toujours très somnolent, et crie son nom en mêlant effarement et jubilation. Ryu est pantois, jamais il n’aurait pu s’imaginer que ce gosse fut le mutant. Surtout que, et il faut quand même bien le rappeler, il ne savait même pas qu’Akira était réveillé et qu’il déambulait loin de sa chambre froide. Mais le jeune homme semble tout mettre en relation rapidement, et comprend donc la fourberie de son ancien patron. Le petit rat est vexé, il est persuadé que son ancien bras droit s’est rangé du côté de Miyako. Il sort son flingue et fait feu sur Ryu. Ce dernier expulse numéro 28 et, par une habile acrobatie, se jette à terre et vise Nezu avec la même précision qui le caractérisait au début du manga. L’image nous montrant l’impact et la perte d’équilibre du politicien ne permet pas de savoir quelle partie de son corps fut touchée. Mais Nezu s’effondre au sol et laisse tomber sa canne dans un cadrage serré. Ryu n’a pas trop le temps de réfléchir, surtout que des soldats s’immiscent dans la ruelle. Il s’accapare du mutant et dévale l’asphalte à toute vitesse, il est baigné par une profonde incompréhension.
De son côté, Sakaki pense à ses consœurs mortes, Kei et sa troupe poursuivent leur échappée, et l’armée met définitivement hors d’état de nuire la milice de Nezu. Ryu tâche de se faufiler, sans se faire voir par les soldats, il empreinte un passage restreint envahit de détritus, Akira l’accompagne tranquillement. Le jour est maintenant bien levé. Kei, Kaneda et Chiyoko semblent longer les berges du canal. Sur le sol, des traces de sang obligent notre regard à poindre sur le petit rat, bien vivant et titubant. Démuni de sa canne, il se traîne, se déplace avec difficulté, il compresse son ventre et tient bien fermement son pistolet de la main droite.
Ryu poursuit son avancée, il s’extrait du passage pour se retrouver sur les quais, il observe alors le yacht de Nezu divaguer sur les eaux tranquilles du canal. La lumière diurne domine maintenant le paysage. Il porte le mutant sur son dos et descend le long des berges. Il est évident qu’il ne doit pas savoir quoi faire, qu’il ne doit pas savoir où aller, mais il va, dans une cadence preste et vivace. Il s’arrête alors brusquement, une silhouette se présente à lui: Sakaki. Elle remarque tout de suite numéro 28 et questionne Ryu sur ses intentions. Mais l’anarchiste n’offre qu’une réponse interrogative, il dépose Akira et extrait un pistolet de sa poche. La jeune fille fonce sur lui, il tire, mais Sakaki s’envole, lui assène un coup dans le dos et le fait tomber à terre. Pendant ce temps, Kei et ses comparses entendent le bruit de l’arme et s’approchent de sa source. Sakaki attrape Akira par la main et le somme de la suivre, Ryu est toujours écroulé au sol. Très vite, elle remarque Kaneda, Kei et Chiyoko en haut de la chaussée. Ce premier désire laver ses affronts qu’elle lui avait infligés dans les appartements et dans la rue lors du kidnapping d’Akira. Il prend son élan dans une vignette vertigineuse, fonce sur la jeune fille qui prépare son attaque. Mais l’adolescent est rapide et habile, il effectue un saut et lui flanque un violent coup de pied. Sakaki s’écroule sur le bitume pendant que Kaneda jubile, il est décidément toujours aussi badasse.
C’est alors que Ryu reprend connaissance et se relève doucement. En le voyant, Kei écarquille les yeux, elle mentionne son nom dans une tonalité perforante, évoquant sa surprise, son alacrité et son incompréhension. Ryu est imbibé par les mêmes sensations, et Otomo nous présente une case qui symbolise à elle seule la tragédie dans sa plus noble expression. Kei s’approche de son compagnon, elle semble ne plus rien voir d’autre, ne plus rien entendre, elle paraît totalement déconnectée de la situation actuelle. Légèrement en deçà, Kaneda offre une posture consternée, son regard, embelli de déréliction, suit la mouvance mécanisée de la jeune femme, il ne peut lutter contre sa catalepsie. Cette vignette est d’une mélancolie déconcertante, car on y sent le véritable amour que porte Kei à Ryu, et l’incontestable brisure cardiaque dont doit être victime Kaneda en ce moment. J’adore comment Katsuhiro est capable, au travers d’un banal dessin, de nous transmettre une multitude d’aperceptions, d’émotions et de ressenties.
Sakaki profite d’ailleurs de ce moment évasif pour porter un coup à Kaneda, s’emparer d’Akira et bondir jusqu’aux crêtes de la berge. Mais à peine le pied posé au sol, elle se retrouve face à un colonel silencieux, qui exhibe une posture convaincante et un regard inquisiteur. Pressant toujours bien fermement Akira dans ses bras, elle entend alors vociférer dans sa cage cérébrale une voix inconnue. Takashi, situé à sa gauche, lui fait comprendre, par télépathie, qu’elle n’a aucune chance de s’échapper. Mais la jeune fille dépose Akira et fait mine de s’approcher de numéro 26, elle a parfaitement bien identifié celui qui ôta la vie à Mozu. C’est étrange comment Sakaki, avec autant d’assurance, délaisse sa mission pour concentrer ses gestes sur la vengeance de son amie. Mais, à peine s’est-elle déplacée de trois mètres que surgissent des profondeurs Kaneda et Chiyoko. Le militaire remarque et reconnaît très bien le premier, et vice versa d’ailleurs. L’adolescent, interloqué, tente de faire demi-tour, mais Kei et Ryu, restés en bas, sont déjà encerclés par des soldats bien armés. Le colonel et ses hommes ont pris possession des lieux, ce premier affirme même contrôler 70% de tout Néo Tokyo. L’acte final peut donc commencer, et on peut presque attester que tous les acteurs qui ont participé à cette folle nuit sont maintenant réunis en ce lieu. Et un dessin fabuleux d’Otomo dévoile cet acte final au travers d’une perspective épurée et harmonieuse. Tous sont là, Takashi au fond, Kaneda et Chiyoko statiques, Sakaki concentrée, Akira totalement passif, le militaire fier et droit, Masaru et Kiyoko, observateurs, et toute l’artillerie sur le qui-vive. Kei et Ryu sont invités à rejoindre cette petite bande.
Kaneda et le colonel se dévisagent, le premier s’efforce de décompresser alors que le second ne fait qu’affirmer sa domination de la situation. Mais soudain, Chiyoko, portée par je ne sais quel délire, tente de prendre possession d’Akira. Elle sera très vite stoppée dans son élan par des soldats bienveillants. Le chef de l’armée ordonne à ses hommes d’embarquer tout ce petit monde, on le sent subitement exténué. Mais Sakaki, les yeux remplis de hargne, regarde Takashi et commence à le charger.
La page-titre de l’épisode 46, sorti le 3 décembre 1984, est sans nul doute possible la plus pénible, la plus amère, la plus affligeante des cent vingt qui accompagneront ce récit. La contempler ainsi, froidement, nous donne vraiment la sensation d’être Little Boy, à quelques kilomètres au-dessus de la ville d’Hiroshima. Et si l’épicentre d’août 1945 se trouvait à 150 mètres d’altitude, celui de Néo Tokyo 2020 sera à même le sol. Car oui, ce chapitre va introduire ce cataclysme tant attendu au travers d’une narration structurée, aérée, et on ne peut plus spasmodique.
Sakaki est en pleine course, elle se rue sur numéro 26. Mais, ne parvenant pas à le frapper, elle prend son envol jusqu’aux toits. Le colonel, toujours aussi vif d’esprit, guide ses hommes et leur ordonne de tirer. Ils criblent de balles la jeune fille qui fait des roulés-boulés et s’écrase au sol. Takashi affirme qu’elle n’est pas morte, et le militaire demande à ses soldats de la lui ramener, il souhaiterait la soumettre à quelques examens. Décidément, même entravé par une pression phénoménale, le chef de l’armée reste lucide et pense à la prolongation de son projet. Kiyoko se redresse de son lit, avec Masaru ils appellent Akira qui semble effectuer pour la première fois des pas issus de sa propre volonté. Takashi s’approche de son ancien ami de laboratoire, il semble très ému. Numéro 28 donne l’impression de ne rien y comprendre. Il semble écouter la vocalise de son comparse sans pour autant la cerner; il donne l’impression de contempler sa physionomie sans pour autant la reconnaître. Soudain, confinés dans une vignette étroite et tramée, des souliers font craquer le plancher d’une bâtisse saccagée. Le colonel se retourne, interloqué. Une case détaillée et silencieuse nous l’affiche face à un taudis en ruine. Il est immobile, comme plongé dans une profonde incertitude et démontre timidement son inquiétude. C’est alors qu’une main droite détenant un pistolet s’exhibe à notre regard sous tension. À la vue de l’arme et des phalanges qui le soutiennent, on en déduit immédiatement que c’est Nezu. Et le dessin subséquent nous montre Takashi, accompagnant Akira, se faire soudainement perforer le crane. L’image est impactant, taciturne, figée. Le seul détail de la trépanation nous procure un sentiment colossal de chagrin et d’anxiété.
La candeur de l’esquisse suivante est monumentale, elle assombrit parfaitement la dramaturgie du moment. Le militaire se retourne, on a l’impression qu’il n’a pas encore réalisé ce qu’il se passe. Masaru est comme épris de convulsion, se tortillant au creux de son fauteuil. Le jeu d’ombre, délicatement tramé, renforce humblement la clarté de l’impact. Un jet d’hémoglobine s’extirpe timidement de la tête de Takashi. Akira, lui, reste stoïque, toujours imbibé par son allure paisible. Les six vignettes suivantes nous montrent, en caractère réduit, mais noyées dans un silence insurmontable, l’ahurissement du colonel, la crainte de Kaneda, l’effarement de Masaru, l’angoisse de Kei, l’hébétude de Kiyoko, l’indifférence d’Akira alors éclaboussé par des larmes de sang. Sur les hauteurs des appartements d’où est parti le coup de feu, nous voyons bel et bien Nezu, pistolet à la main, ayant tâché d’accomplir sa directive, mais s’ayant ridiculement trompé de cible. Soit Akira était à lui, soit il n’était pas. Et c’est numéro 26 qui aura fait les frais de cette surcharge d’orgueil. Le colonel tente de réagir en ordonnant à ses soldats de tirer au-dessus d’une fenêtre. Et pendant que Takashi poursuit sa chute inéluctable devant l’exaltation grandissante de ses confrères, Nezu se fait cribler de balles dans un mitraillage percutant et vorace.
Numéro 26 rugit sourdement, son regard est déconcertant de tristesse, sa tombée semble s’effectuer au ralenti, comme si le temps s’était soudainement dilaté. En résonances, Masaru et Kiyoko sont très vite emplis d’une douleur incontrôlable, nul doute qu’ils doivent ressentir la mort au travers de leur ami. Les deux mutants présentent un visage convulsé par une ténébreuse céphalalgie, ils commencent d’ailleurs à hurler. Akira réagit alors, ses yeux donnent l’impression de grandement s’ouvrir, il ausculte voracement numéro 26 d’une pupille phosphorescente. La composition fortement tramée de la page suivante impose un contraste évident avec la candeur des planches passées, comme si les photons répondaient à de nouvelles lois. La physionomie de Takashi est graphiquement insoutenable, un jet de larme s’expulse de ses orbes, sa mâchoire est éprise d’une impétueuse lancination. Numéro 25 et 27 ne semblent plus supporter le martèlement cérébral dont ils sont victimes, leur bouche est tiraillée par l’agonie. Akira donne l’impression de ressentir cette douleur, il serre les dents, plisse les yeux. La case où il apparaît à côté de Takashi projette une ombre surréelle, conférant à l’espace une courbure insolite. Numéro 28 commence à se compresser la tête, se mimétisant habilement à Masaru et Kiyoko.
Dans les débris d’un édifice sûrement proche des évènements, une silhouette fait surface, exposant des contours qui nous sont familiers: Tetsuo. Le jeune est de retour, dans un clair-obscur saisissant et mentionne d’une vive voix «A... Akira». Je ne pense pas que numéro 41 soit un témoin oculaire de la scène, il n’est pas au courant de qui composent cette dernière. Mais il ressent parfaitement la présence d’Akira, ce qui renforce encore plus leur interconnexion. Une case trépidante et floutée nous montre alors le mutant bouillonnant... Néo Tokyo is about to explode? Depuis son temple, Miyako s’attriste de ce qui va suivre, elle se dresse brusquement face à cette paroi en bas-relief révélant comme un halo lumineux. C’est fou comme cette estampe murale paraît être un signe avant-coureur de ce qui va se produire dans quelques secondes. Une case déchirante, imbibée d’un noir profond, nous montre ensuite Takashi, à terre, la tête recouverte de sang, pendant qu’Akira convulse son dos, poussant un crie strident et pénétrant. La posture de l’enfant, poétisée par cette contre-plongée ténébreuse, est douloureuse, poignante, désespérante. Après son hurlement perçant, il semble envahi par la peur, comme s’il était conscient qu’il ne pourra plus maîtriser ses actes et gestes futurs. Face à lui, tout le monde l’observe, le colonel présente un visage empli de crainte et d’effroi. Numéro 28 concentre alors entre ses paumes une dose d’énergie. Kiyoko expose un profil totalement strié par la panique, elle ordonne au mutant de stopper son entreprise. Mais Akira ne peut plus rien faire, la fournaise est en marche et le destin de Néo Tokyo est tout tracé.
Sur deux planches, Katsuhiro va ensuite nous exhiber la vie matinale des habitants de la capitale: un père faisant des exercices avec son enfant, une mère préparant le petit déjeuner, un chat miaulant. Il nous révèle même l’heure, 7h27. Ce fut judicieux de la part d’Otomo de ne pas avoir mis 8h15, la référence aurait été finalement trop évidente. Il poursuit les prémices du jour: une famille regardant la télé, une Security Ball immobile, et la loque de l’internat, accroupi sur les marches d’escalier, bien fidèle à son poste. Je trouve ce clin d’œil phénoménal, sublime et subtil. Se retrouver à l’entrée de l’école, à cet instant précis, prouve que le saut magistral effectué par Kaneda au travers de la fenêtre ne marquait pas la fin du pensionnat. C’est ce qui va suivre qui marquera sa fin définitive. D’ailleurs, ce qui va suivre va marquer la fin de beaucoup de chose. Les deux planches suivantes nous replongent dans la candeur insoutenable de la manifestation d’Akira. Ce dernier attire en son cœur l’ensemble de la lumière qui projette des faisceaux d’ombre sur les protagonistes qui l’entourent. La scène se noie dans un mutisme aveuglant, numéro 28 pompe inlassablement tous les photons de son espace proche. Kiyoko, dans un dernier cri de désespérassions, demande à Masaru de l’aider à sauver tout ce monde ici présent en les éjectant sur les toits d’un building leur faisant face. Akira se redresse, des blocs de roche virevoltent à ses côtés, un halo énergétique s’extrait de sa corporalité. Kiyoko et Masaru s’exécutent, des soldats commencent à se sentir poussés vers le haut. Et numéro 28 s’affiche dans une posture reposée, il est alors submergé par une divine nitescence.
Kei et Kaneda ressentent très vite à leur tour cette attraction zénithale, dans le feu de l’action, ils se nomment mutuellement. Et une boule incandescente surgit des berges du canal, semblant tout dévorer sur son passage. Depuis les hauteurs des gratte-ciel, nous sentons l’avancée rapide de cette masse énergétique et dévastatrice, pas mal de monde est projeté sur les toits des édifices. Une vue plongeante nous dévoile alors toute la grandeur de la ville, sa richesse et sa variété architecturale. Le trait d’Otomo (ou de ses assistants!) est d’une finesse et d’une précision époustouflante. D’une hauteur moindre, on remarque les faîtes du Fiftyfive Bank sur lesquels s’écrase Kaneda. Il n’y comprend rien, ne sait pas où il est et, dans un sentiment de total désarroi, crie le prénom de son amie. Mais Kei se trouve bien plus haut, sur les rebords d’un autre building. Kiyoko, en pleine lévitation sur son lit, tâche d’emporter Takashi avec elle. Mais Masaru, dévoilant un visage inhabituellement colérique, lui ordonne de le lâcher. C’est ce qu’elle fait, et numéro 26 plonge dans les abysses de la métropole en décomposition. Kaneda se retourne, il remarque la lueur déprédatrice s’approcher, la ville semble se dissiper et le logo du Fiftyfive Bank commence à se désagréger. Une double page, surréaliste, s’offre alors à notre regard convulsé: Néo Tokyo perforé par un dôme atomique. Les détails foisonnent par million, des centaines d’immeubles, de gratte-ciel, d’édifices, de constructions en tout genre inondent cette illustration déroutante. On y distingue même, au premier plan, le QG de l’armée. Sur les neuf cents planches précédentes, Katsuhiro nous dévoila que très peu de fois une vue large ou approfondie de la capitale japonaise. Et ici, il nous l’offre, de façon magistrale et dans son intégralité, pour la détruire aussitôt.
Nous revoyons ensuite Nezu, entouré de son sang en suspension, se faire balayer par le souffle. Toutes les prémonitions avaient prédit le réveil et la manifestation prochaine d’Akira. Certaines avaient mentionné Tetsuo comme responsable unanime de ce présent désastre. Et pourtant, tout fut déclenché par ce petit rat, par son avarice, son orgueil et sa soif de pouvoir. Même s’il est difficile, ou peu évident, d’établir son degré d’implication dans le réveil propre de numéro 28, il est indéniable que son coup de feu raté est l’origine officielle du déchaînement du mutant. Je dis officielle, car nul doute que Masaru et Kiyoko ont leur part de responsabilité. Leur crise encéphalique ressentie à la mort de Takashi fut le parfait détonateur pour Akira, comme si celui-ci n’avait besoin que d’un simple stimulus pour exprimer son Pouvoir. Cependant, en y réfléchissant bien, Nezu n’était que le pantin de Miyako, cette dernière le manipulait à sa guise pour arriver à ses fins. La première de ces fins était le réveil de numéro 28 et nous pouvons affirmer, de façon bien maladroite, que ce fut une réussite. La seconde de ces fins était de s’accaparer du mutant, et là, ce fut un échec évident. Maintenant, en aucun cas je ne prétendrais que la vieille souhaitait la destruction de Néo Tokyo, elle n’a pas manié Nezu pour qu’il rate son tir et vise la tête de Takashi afin que ce désastre annoncé se présente. Car elle n’aspire pas au désastre, mais bel et bien un accomplissement qui changera la face du monde. Et cette présente manifestation d’Akira, tout comme celle de 1982, n’incarne en rien cet accomplissement, les mille trois cents planches restantes se chargeront de nous le raconter. Bref, la corpulence fétide de Nezu disparaît dans l’explosion, et nous revoyons Sakaki semblant se relever de ses blessures. Elle implore sa maîtresse et Miyako donne l’air de l’accueillir à bras ouverts, baignée par une candeur mystique. Dans son temple, numéro 19 pleure le décès de la jeune fille. Et pourtant, elle savait qu’elle ne sortirait pas vivante de cette traque, elle s’était même excusée auprès de sa disciple de ne pas lui laisser la chance d’être une belle femme. Autant d’anecdotes qui font de Miyako un personnage profondément profond (je sais, cela ne veut rien dire), un personnage d’une richesse infinie, un personnage captivant, séduisant et incompris, le véritable pilier fondateur du récit... J’adore Lady Miyako.
Sur les toits du Fiftyfive Bank, la clarté, dévorant toujours tout sur son passage, s’approche lentement de Kaneda qui est promptement enrobé par la masse énergétique: une ombre volumétrique se dessine en son dos. C’est alors que l’embrasement s’opacifie, le blanc devient fuligineux, l’environnement du jeune se met au négatif. Et une image bouleversante, cicatrisée d’un bruit aigu, nous montre un Kaneda en flamme, le même que nous avions pu observer en début d’histoire suite à la première crise de Tetsuo. Il est indéniable qu’à cet instant précis, il se passe quelque chose de rare. Ce noir profond qui enrobe soudainement Kaneda nous fait fortement penser à celui qui enveloppait Kei dans le bâtiment de l’armée lorsque cette dernière avait été manipulée par Kiyoko. L’adolescent semble donc s’immiscer au sein d’une dimension méconnue, et le revoir dans cet état enflammé n’est qu’une preuve évidente que Tetsuo est le grand instigateur de cette immixtion. Il ne faut pas oublier que numéro 41 est présent dans les lieux, il fut témoin de tout ce qui vient de se produire, et jamais il n’aurait laissé son ami se faire dévorer par la manifestation d’Akira. Et Kaneda donne l’impression de disparaître dans la pâleur du dôme, il crie pour la dernière fois le nom de Kei. Sur les hauteurs d’un autre édifice, le colonel, parfaitement lucide malgré la catastrophe, tâche de sauver un soldat. La jeune femme, accroupie à ses côtés, admire sa bravoure. Elle se relève, dévisage le halo engloutir la métropole et crie à son tour: «Kaneda».
Les quatorze planches suivantes se dédieront, dans un silence sibyllin, à nous dépeindre la destruction de Néo Tokyo. Des pages, surchargées d’illustrations colossales, d’une précision ahurissante, nous présentent ce cataclysme dans une ivresse déroutante. Katsuhiro s’acharne à mettre sur papier cette monstruosité architecturale qui s’effrite sans offrir de résistance. Jamais nous n’avions contemplé Néo Tokyo avec autant de détails et de résolution. Jamais Néo Tokyo nous avait paru si étouffante et oppressante que durant sa propre éradication. L’impact visuel que nous propose sans vergogne Otomo est l’apologie même du nihilisme, sa quintessence. L’extase ressentie à la vue d’un tel désastre est embarrassante. La déflagration brutale de ce conglomérat de matière, structuré et compact, nous donne l’impression qu’il n’a finalement jamais existé, dans l’absolu. Et pourtant... La force graphique avec laquelle nous est exhibé cet actuel chaos ne fait que potentialiser le pouvoir ravageur du souffle émis par Akira. Mais ce présent fait, que j’aimerai nommer autodestruction, va au-delà de la matière pour devenir métaphorique. Durant toute cette première partie du manga, l’auteur s’était forcé de nous présenter ses personnages, l’intrigue qui les unissait, les enjeux qui les définissaient. On y ressentait inévitablement les tensions idéologiques, les désirs de chacun ou chacune, la manière de les convoiter. Mais à aucun moment nous n’avons été mis au courant de la finitude de tant d’agissements. Nous ne savons pas ce que souhaitait Nezu en voulant s’accaparer d’Akira. Le pouvoir soit! mais dans quel but? Nous ne savons pas ce qu’ambitionnait le colonel en s’unissant à la science pour développer un projet top secret. Le pouvoir soit! mais pourquoi? Nous ne savons pas ce que recherchaient Kei et Ryu en obéissant à une organisation antigouvernementale. Déstabiliser le pouvoir en place, soit! mais pour offrir quoi? Nous ne savons pas ce qui motivait Lady Miyako à réveiller Akira et à s’approprier de cet enfant chétif. Mais ça nous finirons par le savoir... Nous ne savons donc rien, à aucun moment les protagonistes se sont projetés dans un futur proche pour nous justifier leurs actes. Ils nous ont toujours montré le comment, le quand, le quoi, mais jamais le pourquoi. Et au travers du gigantisme destructif de Néo Tokyo, Otomo anéantit, dans une métaphore resplendissante, toutes ces projections, toutes ces finalités, tous ces pourquoi. La véritable beauté de ces quatorze planches réside incontestablement là. En émiettant avec jouissance tout ce façonnage matériel et structural, Katsuhiro fait poussière de tous ces idéaux, il annihile tous les déboires du passé, il fait table rase de ce qui fut pour offrir ce qui sera. Je trouve ceci tellement poétique, rhétorique et d’une élégance narrative inégalable que je ne peux m’empêcher de chialer face à ce cataclysme annoncé. L’impétuosité symbolique de ce choc visuel ici présent exprime le nihilisme dans toute sa splendeur. Car non! Akira n’est pas une œuvre cyberpunk, ce n’est pas une œuvre de science-fiction. Oui! Akira est une œuvre nihiliste. Katsuhiro volatilise, dans un acharnement graphique suffocant, toutes les bases matérielles et spirituelles de son récit. Il efface toutes les quêtes, toutes les traques, toutes les luttes, toutes les convoitises, toutes les cupidités, toutes les passions, tous les déboires, toutes les souffrances, toutes les peines, toutes les questions avec la même prépotence qu’il éradique Néo Tokyo de la surface du globe. Et on ne peut que le féliciter de ce courage, car il en faut. Preuve encore une fois qu’Otomo est un artiste ingénieux, accompli, contrôlant parfaitement le fil de son histoire.
Une vue aérienne nous montre ensuite l’épicentre de la détonation, enveloppé d’un vortex nébuleux: Néo Tokyo est devenue ruines. Après avoir subi la déflagration déprédatrice de numéro 28, les eaux salées de la baie se chargent d’engloutir sa superficie. Des God Rays se manifestent au travers de la masse nuageuse qui opacifie alors la capitale décapitée. Les rues sont inondées, une Security Ball émerge des flots, prouvant de ce fait qu’elle peut parfaitement résister à une attaque nucléaire. Sur un gratte-ciel posté à l’horizontale, Ryu est le premier survivant que nous entendons, il appelle Kei. Surgit ensuite de nulle part Chiyoko, avec force et fermeté, qui vocifère le même prénom. Face au désastre accompli, nous retrouvons alors la jeune femme, balayée par une fine brise, fragilisée, le visage endeuillé et le regard divagant. Sur les hauteurs d’un building incliné, Kiyoko et Masaru montrent une posture exténuée. Le colonel, fier, mais sûrement dévasté lui aussi, contemple le néant dans une image sourde, accentuant le martèlement qui doit secouer son cortex. Que doit-il ressentir à ce moment précis? Dans les rues humectées, des cadavres s’exhibent sans relâche, une flopée de survivants marche en direction du monastère de Miyako. La prêtresse a converti son édifice en centre de refuge, preuve que son influence devait être importante dans les entourages. Elle pense à Sakaki et les faîtes de son temple semblent dominer le champ de ruines qui lui fait face.
Un halo de lumière vient alors égayer l’opacité des vestiges urbains, et pousse indirectement notre regard à se porter sur une silhouette. Des pas s’avancent sur cette surface devenue soudainement marécageuse. Et on reconnaît immédiatement Tetsuo qui affleure dans un clair-obscur admirable. Aucune hésitation dans la direction à suivre, aucun vacillement dans sa démarche, aucune ambiguïté dans sa destination. Sur un plan large, noyé dans la noirceur, nous observons avec effroi l’unique partie intacte des berges du canal. La caméra s’approche, lentement, discrètement, et nous distinguons Akira, accroupi, en train de faire léviter des cailloux. Deux mètres derrière lui, se dépose intuitivement Tetsuo, sa tenue vestimentaire est déplorable, son regard est fixe et baigné de sérénité. Encore une esquisse époustouflante d’Otomo pour nous présenter le héros de son épopée. Ici, l’adolescent paraît simplement calligraphié, mais la structure chaotique des traits qui le composent semble s’harmoniser avec sa posture invraisemblable. La cambrure de son bassin et l’inclinaison de son cou, renforcée par cette calligraphie, donnent à Tetsuo une prestance sans égale, une sublimité hors du commun, une beauté, encore une fois, olympienne. Son ombre, d’un noir profond, déchiquetée, décousue, projette inconsciemment sa crête sur Akira qui se retourne alors et contemple numéro 41. Ce dernier offre un visage en paix, on lui dénote même un léger sourire, nul doute qu’il doit être heureux de retrouver son jeune frère. Le mutant quant à lui paraît affecté, des larmes dégoulinent le long de sa joue droite. Difficile de donner un sens à ce visuel. Pleure-t-il toujours après s’être manifesté? Regrette-t-il son acte? S’émeut-il de revoir Tetsuo? Contempler Akira s’attendrir de la sorte est très perturbant, je dirais même que cette situation est inappropriée. Cependant, elle est là, et on ne peut qu’accepter sa noble et douce présence. Mais les God Rays poursuivent leurs percées, et nos deux impubères s’élèvent jusqu’à leur source pour, semble-t-il, écrire un nouveau récit.
L’épisode 48, sorti le 7 janvier 1985 dans Young Magazine (Akira a alors tout juste deux ans), marque aussi la fin du troisième tome Deluxe du manga qui sera publié par la Kodansha le premier septembre 1986. Ce volume portera le titre de AKIRA 2, normal vu que l’on assiste à son déchaînement tant attendu. En première de couverture, Otomo harmonise des tons chauds et froids dans une illustration imprégnée de tension où l’on voit clairement nos trois protagonistes livrer une bataille intense. La prestance de Chiyoko est manifeste, et on peut presque dire que ce tome trois l’aura parfaitement bien introduite et mise en valeur. Sous la décadence progressive de Ryu, il fallait apporter un soutien à Kei, qui ne peut rester seule. Et Chiyoko, au travers de sa force, de sa volonté, de sa corpulence, représente sur toute la ligne cette égide tant souhaitée.
Pour la couverture cartonnée, dominée par les rouges cette fois-ci, l’auteur va s’inspirer de la page-titre de l’épisode 41 pour placer Kei et Kaneda sur un sol damé (celui de la demeure de Nezu) exposé de façon totalement isométrique. Une image simple et sobre qui positionne Kei toujours au premier plan, preuve que c’est bien elle qui impose la cadence et le rythme.
Une page-titre sobre pour cet épisode 49 sorti le 4 mars 1985. Pas d’illustration d’Otomo, mais juste les katakanas d’Akira calligraphiés par Hiroshi Hirata. Ce tracé, donnant l’impression d’avoir été peint à même le sol, accompagnera les premières planches de l’histoire sur vingt-trois chapitres. Nous constatons aussi que la police du nom de l’auteur a changé et on y distingue clairement le «S » de la possession. Par cette simple lettre, Katsuhiro nous fait comprendre qu’Akira lui appartient, et n’appartient qu’à lui seul.
Et tout débute sur la vue d’un hélicoptère survolant les ruines de la cité, son pilote semble faire l’état des lieux et de la situation. Il slalome dans ce délabrement urbain et constate la présence de survivants qui gesticulent les bras en guise d’appel, il amorce son atterrissage. À peine à terre, le birotor est pris d’assaut par une foule hystérique que tentent de calmer les hommes d’équipage, ces derniers n’étant là que pour apporter une assistance médicale. Mais c’est chose vaine, et ils se font braquer par un mercenaire armé qui leur précise que l’hélicoptère et toute sa cargaison sont réquisitionnés au nom de l’Empire. Stupeur des secouristes, et des mains habiles munies de bombes aérosol taguent les kanjis du Grand Empire de Tokyo sur la paroi métallique de l’hélico. Ici, d’emblée, une perturbation se fait ressentir au niveau du graffiti. Tokyo n’est pas écrit avec ses idéogrammes officiels, on reconnaît très bien le 京 (Kyo), «capital», mais le 東 (Tô) qui signifie «Est» a été changé par 东 qui en est la traduction, mais en chinois (dōng). Il est d’ailleurs intéressant de constater que juste au-dessus figurent deux autres sinogrammes: 万岁 (Wànsuì) qui signifie «vive». On se retrouve donc bien avec le slogan «Vive le Grand Empire de Tokyo», mais composé d’un subtil mélange entre caractères japonais et chinois. Cette manière d’écrire était, paraît-il, fréquente en époque de guerre, ou couramment utilisée par les personnes âgées. Bref, les mercenaires commencent à désosser l’engin et déclarent l’équipage prisonnier de l’Empire: son sort dépend maintenant du seigneur Akira.
Tout va très vite dès les premières planches, et on se sent perturbé avec la chronologie. Tout d’abord, après une catastrophe telle que la destruction de Néo Tokyo, les secours (qu’ils soient nationaux ou internationaux) ne prennent que quelques jours pour arriver. Or, un Empire a été formé et ceci, je pense, demande quand même beaucoup plus de temps pour s’instaurer. Soit, durant l’assaut de l’hélico, le leader des mercenaires prétend que c’est nouveau, que ça vient de sortir. Mais la tonalité avec laquelle il vocifère semble on ne peut plus humoristique. De plus, lors de l’atterrissage, on a senti une certaine réticence de la part des sauveteurs, preuve que ce n’était pas la première fois, ou qu’ils ne devaient pas être les premiers, à venir par ici. Et quand on voit l’efficacité avec laquelle l’abordage a été mené, on comprend bien que ce ne fut pas non plus le premier. Donc niveau temporel, j’ai du mal à me situer. Un mois me paraîtrait bien pour laisser le temps à une conjoncture politique de s’installer, mais trop long pour que surviennent les premiers secours. Une semaine me procure une sensation contraire... Donc difficile de trancher, même si dans la tourmente, tout peut aller très vite quant à l’édification d’une nouvelle organisation sociale.
Une vue panoramique sur un lagon, qui pourrait être l’épicentre de la récente catastrophe, nous est alors offerte, on sent la légère bise mouvoir les quelques nuages qui le surplombent. Sur les berges, l’eau présente une certaine agitation. En profondeur, des plongeurs palment avec aisance au travers des ruines submergées, ils se faufilent, lestement. Sur des façades qui, avec détails et minutie, poursuivent leur érosion grâce au passage du temps, ils font surface, et grimpent jusqu’à la cime d’un bâtiment. Ils se retrouvent face à un gars zonant par là, mais l’éjectent par-dessus bord. Et six hommes, à l’allure athlétique, s’extraient de leurs combinaisons. On y reconnaît tout de suite Yamada, d’Apple Paradise, manga qui ne fut jamais publié. Et on a l’impression qu’Otomo lui redonne une vie en le dessinant sur ces pages. C’est d’ailleurs lui, il porte le même nom, qui prend la parole et transmet les directives. On comprend tout de suite que ces personnages sont des espions étrangers, sûrement nord-américains, et qu’ils sont là pour accomplir une mission: se procurer le plus d’informations possibles sur Akira. Ils se séparent en trois groupes de deux, et chacun part dans une direction opposée. Soudain, Yamada est surpris par le bruit d’une Security Ball dévalant une rue à fond la caisse. Depuis les hauteurs d’un immeuble, des mercenaires l’observent et lui éjectent un rocher pour stopper sa course. À l’arrêt, elle est tout de suite prise en chasse par une bande de mectons qui la mitraille en son cœur avec une rapidité et une vivacité étonnante. La boule explose. Yamada comprend que ces jeunes rebelles sont expérimentés et que l’attaque a été parfaitement bien planifiée. Peut être pas tant que ça finalement, car la sphère, toujours en flamme, reprend son chemin.
Une vue plongeante, sur une ruine entourée d’eau, nous montre une foule en pleine ovation. Au-delà d’un rideau s’extraient deux personnages, l’un derrière l’autre. La multitude est en furie, elles mentionnent les mots de «Daikaku Sama» (que l’on pourrait traduire par l’Éveillé, au sens bouddhiste du terme). Et un plan rapproché nous révèle alors Akira et Tetsuo, tels des acteurs s’engageant dans une arène théâtrale. Ce dernier porte une longue cape tramée qui couvre la partie droite de son corps et le premier est rehaussé d’un petit poncho. Ils observent cette populace qui ne cesse d’acclamer numéro 28, ce dernier prend place sur un trône. Tetsuo contemple et son regard se concentre sur un amputé de l’assistance qu’il fait léviter devant la foule ébahie. Numéro 41 descend les quelques marches, l’estropié est toujours dans les airs. Un plan serré nous montre ensuite Akira, bien assis, il donne l’impression d’être habillé tel un gradé de l’armée, avec ses médailles et son écharpe bicolore. Il est flegmatique, on pourrait presque l’apparenter à une poupée que l’on vient tout juste de déguiser. L’éclopé est déposé sur une colonne en béton sortant des eaux. L’image suivante cadre sur nos deux acteurs, nous obligeant à ne pas savoir qui agit. L’estropié est épris de stupeur, il est guéri, sa jambe est guérie, et il lève les bras en criant au miracle. La foule exclame sa gratitude à son sauveur, au grand Akira. Tetsuo remonte les marches et s’agenouille face à son «Illuminé», son visage est lisse et serein. Quelle scène perturbante...
En à peine seize planches, nous avons l’impression d’être devant une tout autre histoire. Le style graphique est le même, mais tout paraît autre. La suite des évènements a l’air assez proche du récent cataclysme, mais tout semble si éloigné dans le temps. L’effet nihiliste des précédents chapitres a parfaitement joué son rôle. Nous nous retrouvons face à de nouveaux personnages, à de nouvelles relations, dans une toute nouvelle structure narrative, presque à se demander qui est qui, qui fait quoi? Otomo donne l’impression de se replonger dans ses débuts en tant que mangaka, où il dépeignait des univers sombres, crades, très underground (même si Néo Tokyo le paraissait déjà). Et l’aura mystérieuse qui s’offre brutalement au lecteur dans ces présentes pages procure une certaine dysphorie et une envie irrémédiable d’en savoir plus.
La foule est toujours compactée autour du repère d’Akira, un individu semble s’en extraire, à contre-courant. Une colonie d’affamés et d’estropiés le croisent, il suit son chemin, sans même regarder. On voit alors son visage, bandé, ou seuls ses yeux rehaussent sa tristesse. Et on reconnaît tout de suite Kei, qui se plonge dans cette destruction urbaine avec une démarche non nonchalante cette fois-ci. Soudain, elle est accostée par une horde de malfrats au look rétro punk amusant. Ils la dévisagent avec un certain appétit. La jeune femme tente de s’enfuir, mais elle est encerclée par ces zonards qui se font exhibitionnistes. Kei se masque le visage. En retrait, surgit alors une silhouette, Chiyoko, qui avance d’un pas sûr. Elle reçoit les réprimandes du reste de la bande, mais elle est calme, confiante, bien que la tension augmente. Et sur deux planches, Otomo va faire balayer des cases claires et précises, assombries par mille lignes pour nous dévoiler encore une fois toute la force et la dextérité de Chiyoko. Elle va littéralement, de manière crue et sans retenue, faire exploser le crane de ses opposants, grâce à un massif lance-roquette. Pendant ce temps, Kei est à nouveau accostée par l’un d’eux, et elle s’en défait au moyen d’un joli coup de tête. Mais toutes ces véloces traînées qui donnaient rythme et tension à cette scène disparaissent lorsque surgit un autre gaillard armé d’un fusil à pompe. Il fait feu sur nos protagonistes, mais son canon semble être empli d’une poudre humide et ses tirs n’ont aucun effet. Chiyoko, toujours aussi calme et maîtresse d’elle même, amorce sa roquette et, dans une magnifique vignette qui révèle toute sa grâce et son élégance, elle propulse le missile sur cette bande de vauriens. Tout explose dans un plan humoristique, soudainement devenu large et ouvert. Les deux femmes se remettent de leurs émotions et poursuivent leur route. Décidément, tout semble plus cruel dans ce nouveau récit en formation.
Par une très belle transition de cases aériennes, architecturalement très précises, nous nous approchons, posément, jusqu’à une foule divaguant au travers d’une ruelle parsemée d’échoppes. Nous voyons Yamada et son coéquipier se frayer un chemin et pénétrer dans une cantine bondée de miséreux. Ils prennent place au comptoir et demandent une boisson au patron, un rasta-man paré de lunettes de soleil qui découpe alors du pain. Ce dernier leur explique que le troc est devenu le moyen de paiement en vigueur, les billets de banque n’ayant plus cours ici. L’espion lui tend une montre et commence à l’interroger sur la situation actuelle, prétendant n’y rien comprendre, car sorti que très récemment des refuges. Yamada démontre sans peine sa faculté d’intégration, il maîtrise la langue, preuve qu’il doit avoir des origines japonaises, et pose les bonnes questions, preuve qu’il a très bien étudié le terrain dans lequel il s’est foutu. Le rasta-man lui parle de ce Grand Empire, situé dans les quartiers ouest de la ville. Il lui précise que tout ce qu’il sait provient des rumeurs qu’il a pu entendre, preuve que les évènements qu’il raconte sont récents. Nous nous trouvons donc face à une chronologie moderne par rapport à la destruction de Néo Tokyo. Il lui expose ce culte voué à Akira, sur ce monde meilleur qu’il souhaite mettre en place au côté du jeune qui l’accompagne: Tetsuo.
Et à peine ce prénom sortira de la bouche du barman, qu’une case lourde de sens nous montre le colonel dans un état déplorable et loqueux. Il sirote un verre et prête attention à la conversation, il a clairement tout entendu. Il faut vraiment se concentrer pour le reconnaître, avec son bonnet, son écharpe crade et sa barbe de trois jours, il a considérablement changé. Lui qui rêvait de contrôle absolu procure maintenant l’impression d’avoir perdu jusqu’au contrôle même de sa vie. Lui, qui contrôlait 70% de toute la capitale, se retrouve à écouter les ragots de comptoir pour s’informer de ce qui se passe. Son portrait est déroutant, asphyxiant, et le revoir juste quand le prénom de Tetsuo refait surface est d’une habileté narrative raffinée. Car si Akira fut le projet d’une science présomptueuse dans le début des années 1980 pour l’avènement d’une nouvelle humanité, numéro 41, lui, fut bien la création du militaire en plein 2020 afin de donner une notion de contrôle à ce même projet. Et savoir son poulain toujours en vie et baigné par des envies de grandeur doit lui causer des remords insoupçonnés. Le colonel fut indéniablement très lié à Tetsuo, leur attachement passé fut très dense et intense, on pourrait presque parler de relation parentale entre eux deux. Le militaire a dû supporter et affronter moult situations pour faire de numéro 41 ce qu’il ne put finalement jamais être. Que doit-il penser en ce moment? Nul doute qu’il doit sentir une colossale frustration, surtout si l’on ajoute la destruction de Néo Tokyo qui doit lui peser lourdement sur les épaules. Bref, le portrait que nous offre le colonel à ce moment précis est pleinement justifié et résume parfaitement bien son état actuel.
Cependant, le barman poursuit son discours et nous fait comprendre que la ville de Néo Tokyo, telle que nous la connaissions, semble être coupée en deux morceaux reliés par un pont, unique rescapé de la catastrophe. À l’ouest, s’est donc formé le Grand Empire qui contrôle et protège son accès en deçà de ce même pont, mais qui ne refuse pas les denrées alimentaires ou médicales. Yamada, toujours bien à l’écoute, interrompt son interlocuteur et le questionne sur le rôle des forces de l’ordre dans tout ça. Mais le rasta-man lui répond qu’il n’y a plus de police, qu’il n’y a plus d’armée, que tous ne sont maintenant que des paumés. Et le colonel, juste après cette amère déclaration, se retire de la cantine, silencieusement, justifiant ainsi les dires du barman. Il est mordu du regard par un type vêtu comme un officier qui se met à le suivre. Le militaire, une fois dehors, poursuit sa démarche, baigné par de profondes pensées. Il passe devant un énorme brasier où y sont jetés des cadavres. Les survivants, eux, émettent des prières. Le gars de la cantine interpelle alors le colonel, c’est en fait un ancien soldat et il scrute son ancien supérieur avec des yeux en larmes: il lui demande de l’emmener avec lui. Mais le militaire impénétrablement se retourne et, sans le regarder en face, lui dit qu’il ne peut malheureusement pas l’aider. Une scène troublante qui montre l’abattement absolu dans lequel se trouve le chef des armées d’antan, le tout rehaussé par cette odeur empyreumatique de ce brasier cadavéreux.
Une vue aérienne nous montre ensuite Kei et Chiyoko entrer dans un édifice en ruine, elles démontrent une certaine méfiance, s’assurant de ne pas être suivies. Elles grimpent des marches d’escalier. Au vu de l’intérieur du bâtiment, on a l’impression d’être dans un ancien centre commercial. À l’étage, on retrouve Masaru et Kiyoko bien allongés, leur état est déplorable, Kei leur administre une dose de drogue. Que font numéro 25 et 27 avec la jeune femme? Lors de la manifestation d’Akira, ces derniers avaient réussi à sauver pas mal de monde en les envoyant sur les toits d’un haut building. Nous avions même clairement vu Kei et le colonel côte à côte, les deux mutants ne devaient pas être très loin. Après la catastrophe, ces quatre personnages devaient forcément être les uns proches des autres. Donc pourquoi les enfants n’ont-ils pas été pris en charge par le militaire? C’est quand même avec lui qu’ils ont passé la plus grande partie de leur vie, dans la nursery, ils y ont entretenu une forte et longue relation. Il est indéniable que Kei et Kiyoko ont eu une connexion très intense, lorsque cette dernière avait manipulé cette première dans le QG de l’armée. Mais rien ne pouvait prédire que les deux mutants se retrouveraient par la suite au côté de l’ancienne anarchiste. Sauf si le colonel avait décidé de les abandonner! Et c’est ce qui a dû se produire. En revoyant le visage du militaire dans la cantine, on a senti toute sa dégradation physique, mais la dégradation morale était tout aussi violente. Donc, après la destruction de Néo Tokyo, le colonel, dévasté, a dû partir, laissant tomber les enfants, sans même se retourner comme il le fit récemment face à son ancien soldat. Il n’y a même pas dû avoir de négociation entre lui et Kei pour savoir qui prendrait en charge les mutants. Il a dû s’esquiver, seul, comme un ours, sûrement emporté par une crise existentielle et sentant la grande obligation de moderniser son rôle dans ce nouvel échiquier.
Voilà donc pourquoi Kei est avec les mutants et la connexion qu’elle a pu entretenir avec Kiyoko dans le passé a dû faciliter sa décision de les garder sous sa tutelle. D’ailleurs, au moment de lui faire son injection, numéro 25 tente d’émettre quelques paroles à la jeune femme. Kei s’approche et entend Kiyoko lui susurrer d’aller voir numéro 19. Encore une brutalité! Que Kiyoko connaisse Miyako ne pose aucun problème, elles font partie de cette même génération d’enfants utilisés par ce projet scientifique au début des années 1980. Mais pourquoi numéro 25 ne l’a jamais mentionné durant toutes ces décennies? Pensait-elle qu’elle était morte? Mais si c’est le cas, comment sait-elle aujourd’hui qu’elle est vivante? Manifestation énergétique? Peu importe, car la transition est phénoménale. Et à peine Kiyoko murmure numéro 19 de sa bouche convulsée, que nous nous situons immédiatement dans la cantine avec Yamada écoutant le barman lui parler de Lady Miyako. Il lui apprend qu’elle est à l’est, qu’elle apporte une aide considérable aux victimes, que son influence est grandissante et qu’elle aussi, apparemment, aurait de super pouvoirs. Il ne fait aucun doute que numéro 19 doit utiliser ses facultés pour soigner les malades, ce qui expliquerait peut-être cette énergie ressentie par Kiyoko. Une perception impossible dans le passé, car Miyako avait des disciples, et ce sont eux qui généraient une manifestation tangible du Pouvoir. On se souvient tous comment numéro 25 arrivait à détecter Sakaki, Miki ou Mozu alors qu’elle était incapable de sentir Akira. Mais ceci voudrait-il dire que la prêtresse cherchait à ne pas être perçue? cherchait-elle à être jugée comme morte? Tellement de questions qui ne font qu’exalter le mystère Miyako. Bref, nous retrouvons la vieille, dans son temple, postée sur sa chaise basse, face à ce même mur en bas-relief, maintenant détérioré sur sa partie droite. Son visage suinte, s’embourbe dans une douce opacité, elle semble angoissée, presque en communication télépathique: «Omae ga...».
Et nous voyons Tetsuo, les yeux noyés dans un profond égarement, donnant l’impression d’avoir discerné ce message télépathique. Il demeure lointain. Un plan plus large nous le montre sur un pilier, face à un énorme croissant de lune: la nuit vient tout juste de tomber. Migite fait son apparition, un nouveau personnage que nous prendrons le temps d’étudier, il est accompagné par trois garçons qui ont été désignés pour faire partie de la garde rapprochée d’Akira. Décidément, ce délire de Grand Empire a l’air on ne peut plus sérieux. Devant l’ombre impressionnante d’un numéro 41 perché, Migite donne à ces candidats un comprimé qu’ils devront avaler pour parfaire le test. Les jeunes se questionnent et Tetsuo surgit alors face à eux, miraculeusement. Il leur précise, au travers de l’illustration la plus célèbre du manga, au travers du dessin le plus imprimé sur T-shirt, que l’ingurgitation d’un tel cachet est sans danger. Encore un crayonnage fort de numéro 41: les cheveux en bataille, ses pupilles hypnotisantes pointant fermement vers sa droite, cette bouche grande ouverte d’où s’extirpe une langue éclatante et en son cœur, une pilule réfléchissant ce doux clair de lune. Légèrement en contre-plongée, ce cadrage ostentatoire fait ressortir en Tetsuo à la fois sa plénitude et son dévergondage, le postant par la force des choses comme acteur et victime d’une irrésistible farce.
Les trois garçons, rassurés, avalent le comprimé, ils ne font preuve d’aucune hésitation. Ils s’accroupissent face à Migite, et Tetsuo leur positionne un caillou, finement taillé par ses soins, à leurs pieds. Il leur demande de faire léviter cette pierre uniquement grâce à leur force psychique. Les jeunes se concentrent, l’un d’eux fait le zouave en affirmant que c’est impossible. Mais numéro 41 approche son ombre impétueuse et lui fait éclater la cervelle dans une case atrophiante. Les deux restants semblent à fond dans le projet, ils entrent en transe et le galet s’élève timidement. Mais une douleur cérébrale convulse leurs têtes, ils ne peuvent continuer, et s’écroulent au sol en même temps que le caillou. Apparemment c’est le type à lunette qui a réussi cet exploit et il est toujours en vie. Migite accommode les corps, et Tetsuo se rue à l’intérieur, il paraît subitement essoufflé, voire affecté. Il se rend à l’étage, une sorte de rêve d’enfant (ne me demandez pas pourquoi, mais en voyant cette image, je ne peux m’empêcher de penser à la jaquette du long-play de Domu, sortie en 1984), où Akira s’amuse avec des bouts de bois. C’est d’ailleurs intrigant de constater que le gros bordel présent maintenant à l’étage ne figurait pas depuis cette vue plongeante qui nous montrait ces mêmes ruines devant une foule en ovation. L’adolescent pantelle, il se précipite vers une table remplie de centaines de pilules, de comprimés et de drogues synthétiques en tout genre. Il en saisit une pleine poignée, dans une case ironique et tragique, et les met à sa bouche avec vigueur. Décidément, Tetsuo va mal, très mal. Au travers de ces quelques cases, on se sent loin de l’époque où il ingurgitait 500.000 yens de dope comme du jus de fruits. Ici, il semble en nécessiter infiniment plus, et à intervalle sans cesse plus court. Avec une telle consommation, son métabolisme doit être des plus désastreux, ses douleurs de crâne doivent être insupportables et ses affres corporelles des plus lancinantes. Tetsuo est finalement toujours noyé dans les mêmes souffrances physiques et psychiques qu’à ses débuts. Donc rien n’a changé depuis les premières pages du manga: l’accident conte Takashi, ses chutes en moto, ses tiraillements de tête à l’hôpital militaire, ses spasmes lancinants dans la planque des clowns, ces balles reçues en plein estomac ou au niveau de l’épaule, ces rayons lasers qui ont déchiré son corps. En fin de compte, Tetsuo semble incarner à lui seul l’accumulation massive et néronienne de tous les maux que peut supporter un être vivant. Et pendant qu’il se goinfre de drogue pour calmer ses souffrances, que la demie-lune poursuit nonchalamment sa descente, Akira, lui, forme avec des débris en lévitation ce qui pourrait s’apparenter à une double hélice d’ADN. Une symbolique forte qui prouve bien que Tetsuo est humain, seulement humain. Contrairement à l’enfant, son ADN n’a reçu aucune modification et il doit pallier cette carence par une sustentation massive de comprimés.
Une caméra, posée à même le sol, nous montre les pas de Kei s’éloignant des deux mutants, allongés et bien endormis. Elle rejoint Chiyoko qui prend un bain et dévoile de ce fait toute son imposante corpulence. Les deux femmes conversent sur l’état des enfants, mais surtout sur ce fameux numéro 19 dont elles ignorent tout. Mais Kei est persuadée qu’elle pourra le rencontrer au Temple de Miyako. Obasan (c’est ainsi que je nommerai de temps à autre Chiyoko pour éviter d’inutiles répétitions) fait preuve de scepticisme, mais sa compagne est formelle. Il ne faut pas oublier que Kei est dotée d’une aptitude mentale et d’un certain don de perception. Je ne pense pas qu’elle ait fait le rapprochement entre la religieuse et numéro 19, mais elle doit sentir qu’il est là-bas sans savoir que c’est elle.
Les deux femmes descendent au sous-sol afin de s’équiper en armement. C’est alors qu’elles entendent du bruit, sursautent et voient Ryu avachi dans une baignoire et entouré de bouteilles: il a mal au crâne. Kei était inquiète, car cela faisait trois jours qu’il était parti à la recherche d’éventuels coéquipiers de son organisation. Ceci donne bien un indice que nous sommes proche, d’un point de vue chronologique, du récent cataclysme. Mais en vain, ils sont tous morts apparemment, et le jeune homme avait sombré dans l’alcool. Chiyoko, de son côté, entre dans une salle d’armement bien remplie, se munit d’une mitraillette et demande à sa consœur ce qu’elle veut. Mais cette dernière ne répond pas, elle est en train d’embrasser Ryu, affectueusement. La jeune femme dénote un profil surpris. Noyé dans une trame profonde, la candeur de ce dernier renforce l’obnubilation de son regard, mais aussi l’état d’ébriété de Ryu qui la dévisage, intensément. On parvient même à sentir l’odeur méphitique de l’alcool s’extraire de sa bouche confuse, mais satisfaite de ce présent acte. Sur cette case, troublante, le portrait de Ryu est empli d’une dramaturgie conséquente, il exprime à la fois la perdition et l’anxiété de ce personnage si attachant. Mais Chiyoko intervient inopinément et s’accapare de la jeune femme comme si c’était sa propre fille. Elle ordonne à Ryu d’aller prendre une douche froide et sort prestement de la pièce en agrippant sa compagne. Et c’est en montant les marches d’escalier que Kei tombe en larme et avoue tout l’amour qu’elle porte à Ryu. Enfin une révélation écrite. Sur toutes les planches passées, Otomo en avait dédié quelques-unes, baignées de subtilités, sur cet attachement émotionnel qui unissait ces deux personnages. Mais jamais nous n’avions pu en avoir une confirmation. C’est maintenant chose faite. Et le plus douloureux dans tout ça, c’est qu’après s’être déclarée aussi tristement, elle ne reverra plus jamais son compagnon. Les évènements vont prendre une telle tournure qu’ils n’auront même plus l’occasion de se croiser. Chiyoko flanque alors une claque à Kei, encore une fois comme si c’était sa propre fille, et lui fait comprendre qu’elle fait erreur, qu’elle ne peut rester émotionnellement attachée à Ryu. Et ce dernier persiste seul, effondré dans sa baignoire, dans une image remplie d’amertume et de lypémanie.
Devant l’architecture périclité de la cité et sous l’ensoleillement du matin, nous retrouvons Yamada et son collègue qui décident d’aller faire un petit tour. Mais ils sont soudainement surpris par un coup de pistolet, ils changent de direction. Dans une vignette zébrée et bruyante, un gars à casquette court à toute vitesse, mais il trébuche et s’écrase à terre. Au moment de se relever, une ombre atypique se prosterne face à lui, un sbire de l’Empire, facilement reconnaissable grâce au bandeau qu’il arbore sur le front. Il le domine du regard et le traite d’espion, mais il m’est difficile de savoir si c’est l’un des collègues de Yamada. D’ailleurs ce dernier pointe son nez et demande ce qu’il se passe. C’est alors que Migite intervient, et propose d’effectuer une exécution publique afin d’affirmer l’influence de l’Empire. Sur une succession de cases albâtres et lumineuses, il adresse un discours fort politisé à son peuple réuni autour d’une route aérienne délabrée. Il parle de ce pays, encore fragile, sans lois ni constitution, mais qu’il faut préserver des invasions extérieures, qu’elles soient soviétiques, étasuniennes ou même japonaises. Et pour ça, il veut leur faire une démonstration du pouvoir que possède cette jeune nation. Et le sbire de tout à l’heure se prépare, il change de bandeau, avale un cachet, s’insinue dans une sorte de transe compulsive et concentre sa force sur cet espion, accroupi au sol et les bras liés. Les yeux du bourreau se dilatent, du sang s’éjecte de ses narines, ses veines se boursouflent et, au cœur d’une image statique, entourée par la populace éberluée, la tête du mouchard explose dans un bruit sourd et brasillant.
Et Migite entre en scène, les mains en l’air, afin d’accueillir les acclamations de son peuple et remercier la bénédiction de son sauveur. Cette dernière scène arrive à nous montrer sans peine que Migite est pleinement actif dans la construction du Grand Empire de Tokyo. Il semble présent sur tous les fronts, fonctionnel dans tous les domaines, et il gère astucieusement la cohésion de ses habitants. Il use même, avec habileté, des rituels sacrificiels pour parfaire cette uniformité. C’est un excellent locuteur, il fait preuve de maturité et démontre incontestablement sa responsabilité, non pas dans la création, mais dans la consolidation de cet Empire. Il est indéniablement envahi, lui aussi, par des envies de grandeur et ses mimiques s’apparentent fortement à celle de la comédie. Par contre on ne sait pas d’où il vient, à aucun moment, dans la première partie du manga, nous l’avions aperçu. Ceci ne fait que renforcer le mystère de ses origines, de ses convoitises, de ses desseins.
Kei et Chiyoko se frayent un chemin au travers des décombres remplis de détails graphiques. Elles croisent une Security Ball bariolée des tags du Grand Empire, et s’immiscent lentement dans les quartiers est de la ville saccagée. Elles traversent un camp de réfugiés, bondé de tentes de fortune, l’ambiance de désolation est rehaussée par une odeur miasmatique. C’est fou comment, en quelques chapitres, nous avons totalement oublié l’atmosphère frénétique et déjantée de Néo Tokyo, pour sombrer notre lecture dans la dégradation de cette décadence. Le trait d’Otomo est tellement précis et violent qu’il pousse instinctivement à concentrer notre attention sur ce présent exécrable. Les femmes font face au temple de Miyako, Obasan renforce son scepticisme sur le fait de trouver numéro 19 parmi tous ces rescapés. Mais Kei devient plus catégorique: il faut pénétrer dans le monastère. Elles profitent d’une marée humaine bien compactée à l’entrée pour s’immiscer, elles aussi, à l’intérieur. Elles se faufilent au travers d’immenses colonnes de marbre et tâchent de rester inaperçues. Chiyoko est toujours très bien armée, et Kei suit une direction bien précise. Elle ne sait pas où elle va, mais elle est persuadée que c’est par là.
Il est indéniable que Kei possède certaines aptitudes, qu’elle s’est avérée être une médium confirmée. Mais dans cette présente situation, et surtout lorsque l’on connaît ses expériences passées, on pourrait presque imaginer que c’est Miyako elle-même qui guide les pas de la jeune femme. De ce fait, on serait en droit de penser que Numéro 19 a dû entrer en connexion avec Kiyoko pour faire transmettre un message à Kei. Et Kiyoko aurait transmis ce message, en mentionnant seulement le numéro de la personne à rencontrer, car il n’y a par contre aucune raison que numéro 25 connaisse le nom d’empreint de Miyako.
Dehors, nous retrouvons Yamada et son coéquipier noyés dans un jeu pesant de perspective. Ils donnent l’impression de se rendre dans les quartiers ouest. Encore sous le choc de l’exécution qu’ils viennent d’admirer, ils prennent conscience que beaucoup de choses sont anormales en ces lieux. Soudain, ils entendent la voix d’un étrange bonhomme perché face à eux, sur deux bloques de béton. Sa corpulence est famélique, ses vêtements sont pouilleux, il porte un bandeau autour des yeux, mais un troisième est calligraphié sur son front: c’est l’homme oiseau. Il émet un cri d’alerte, affirmant que deux individus tentent de s’introduire dans le territoire et qu’ils sont extrêmement dangereux. Pris de panique, et se sentant directement visés, nos deux espions s’infiltrent dans une ruelle, mais se retrouvent inévitablement face à Migite, toujours présent là où il faut. Yamada veut engager la bagarre, mais il est stoppé dans son élan. Le sbire de tout à l’heure s’expulse d’une fenêtre, dans une image immobile et tressaillante et, toujours dans les airs, reçoit les consignes de son supérieur: s’il ne peut pas les capturer vivant pour une exécution publique, qu’il les tue.
Sur cinq pages, Otomo va nous résumer cette baston en faisant défiler les cases avec rythme, vivacité et stylisme. Il projette des ombres inquiétantes, dévoile des corps monstrueux, dilate des pupilles obstinées. Mais Yamada est rapide et arrive à tenir tête à cette force de la nature. Cependant il se fera pitoyablement éjecter à terre. Son pote prend la relève, mais est très vite dominé, et son cerveau finit par éclater sous l’effet du Pouvoir. Le sbire, après un tel effort, réclame de la drogue, il est visiblement très débilité. Et Yamada s’élance avec fermeté, profitant de ce moment de faiblesse, pour lui infliger un violent coup du droit. La case nous montrant cette scène est d’une beauté douloureuse et monstrueuse. Vu dans une contre-plongée, on y sent toute la puissance du coup et la brutalité de l’impact. L’espion finit ensuite par exploser la tête de son opposant contre les débris de verre avec une cruauté exécrable. Migite est consterné par une telle débâcle qui prouve l’indéniable maîtrise de Yamada au corps à corps. Il disparaît de la ruelle, laissant l’espion seul, proche de son défunt compagnon. Depuis les hauteurs d’une bâtisse en ruine, Ryu observe la scène, on le sent plus sobre.
Une page-titre épique pour introduire cet épisode 54 sorti dans Young Magazine le 20 mai 1985. Un amas de pilules, sur fond tramé, semble s’éparpiller aux quatre coins de l’image. Ces drogues synthétiques sont le véritable emblème de l’histoire, on a croisé leur existence tout au long du récit, et dans ce présent chapitre, on va leur connaître une toute nouvelle fonctionnalité. On remarque que les katakanas d’Akira sont inclinés à quatre-vingt-dix degrés, obligeant le lecteur à tordre son cou pour les lire à la japonaise. En les disposant de cette manière, Otomo avait l’impression que la calligraphie d’Hirata dévoilait le nom de l’enfant en romaji et dans une lecture occidentale. Et on ne peut le contredire dans cette sensation, même s’il faut pas mal d’effort pour apprécier un tel déchiffrement.
Et tout commence dans le temple de Miyako, Kei donne le sentiment d’être arrivée au but, elle est alors positionnée face à ce mur en bas relief semblant former un halo de lumière. La prêtresse la rejoint, soutenue par sa canne et empoignant fermement un mala dans sa main. Elle affirme qu’elle les attendait, preuve qu’elle a dû participer à leur cheminement jusqu’en ces lieux. Chiyoko, toujours très douteuse, pointe son arme sur la religieuse qui reste imperturbable. Kei souhaite quand même avoir une preuve que c’est bien numéro 19. Et Miyako révèle sa paume droite, mentionnant parfaitement bien ce numéro. La jeune femme est surprise, car seuls les enfants du projet possédaient une telle marque. Et la prêtresse lui affirme qu’elle se rappelle très bien du laboratoire, il y a plus de trente ans. Elle tend à Kei un sac de comprimés qu’elle devra remettre à Kiyoko et Masaru pour calmer leur douleur. Autre stupeur de la jeune femme, la vieille connaît très bien numéro 25 et 27. Elle lui déclare que leur relation, autrefois, fut très brève, ils auraient été rapidement séparés, mais elle se souvient très bien d’eux. Elle ordonne à Kei de les ramener ici même lorsqu’ils iront mieux. Les deux femmes repartent, sans vraiment comprendre grand-chose. Miyako qui avait tant fait pour essayer de récupérer Akira dans le passé veut maintenant mettre la main sur Kiyoko et Masaru. Que cherche-t-elle? Et sous son visage préoccupé, elle prétend vouloir agir «avant que ce garçon ne secoue Akira de nouveau». Ici, il est évident que Numéro 19 parle de Tetsuo. Mais pourquoi «de nouveau»? Si nous savons tous que le récent secouement d’Akira fut essentiellement causé par la mort de Takashi, assassiné par Nezu, son sous-fifre. De plus, jamais la prêtresse n’avait mentionné Tetsuo dans le passé, jamais il n’avait figuré dans ses rêves ou prémonitions (contrairement à ceux de Kiyoko). Donc pourquoi le place-t-elle maintenant au centre le l’échiquier? Miyako peut manipuler Nezu ou ses disciples, mais elle ne peut éternellement manipuler le lecteur. La vieille cache quelque chose, elle nous cache quelque chose, cela semble évident.
En pleine fuite, Yamada tâche de s’éloigner au plus vite des quartiers ouest. Il entend alors une voix, se retourne et pointe son flingue dans sa direction. Il se retrouve face à Ryu qui l’observait toujours de très haut, ce dernier souhaite l’aider. L’espion pense à un échange commercial, mais l’ancien anarchiste n’est pas intéressé. Il ouvre une trappe et nos deux gaillards s’enfoncent dans les sous terrain. L’homme oiseau donne l’alerte, offrant une bonne analyse de la situation à Migite qui se sent soudainement préoccupé.
Dans une avenue délabrée et étouffée par des gratte-ciel vides, un cortège se déplace, posément. Akira, sur son trône, est transporté telle une relique religieuse. L’enfant paraît éternellement stoïque, insensible au charivari qui l’encercle. Une foule l’ovationne, des centaines de personnes hurlent son nom dans un acte de foi. Tetsuo, la partie droite de son corps toujours masqué par cette cape, le suit de près et propose au peuple, ici présent, une ration alimentaire pour chacun. Posté sur une estrade, numéro 41 se saisit à pleine main de dizaine de pilules qu’il laisse tomber dans d’énormes gamelles remplies d’une soupe bouillonnante. Autour de ce cirque, la populace crédule et en furies réclame sa portion. La scène est déroutante, elle caricature parfaitement le plus haut grade de la décadence humaine, et ceci semble amuser Tetsuo. Une jeune fille soutenant un bol de soupe s’extirpe alors de cette foule fanatique, à contre-courant. Elle est interpellée par Migite, décidément très observateur, qui lui demande si elle est citoyenne de l’Empire. Elle répond que non, cette portion alimentaire est en fait pour son père qui a perdu la faculté de marcher. L’adolescente, du nom de Kaori, présente un visage noyé d’une profonde tristesse et cuisant de désespoir. Sa tenue vestimentaire semble se résumer à un simple pagne, elle est pied nu. Avec sa même habileté discursive, Migite lui affirme qu’elle mérite autre chose que de mendier cette salle bouffe. Il lui explique qu’elle peut servir l’Empire, qu’elle peut servir Akira et la force à le suivre. La jeune fille ne propose aucune résistance et se laisse guider par l’embrassade de Migite.
Totalement imperceptibles face à ces ruines hachurées, Kei et Chiyoko rentrent à leur campement. Les trajets sont longs au travers de ces rues déchiquetées, mais elles se faufilent. Le bruit de plusieurs cailloux tombant sur le sol attire leur attention, elles sont sur le qui-vive, tendues. Elles scrutent l’entourage, arme à la main, mais rien! Le visage subtilement bandé, Kei révèle un regard foudroyant et sublime. Elles tâchent de se rassurer et reprennent leur route. Et pourtant, un jeune homme, perché sur les parois d’un édifice, était bel et bien là, en train de les observer... Pourquoi?
Une vignette sombre et contrastée envahit lentement les ruines de Néo Tokyo au travers d’un panorama digne d’un crépuscule des Idoles. Sous cette photographie intrigante, les contours effrités de la capitale se morfondent dans de splendides reflets. Migite est dans la planque d’Akira lorsque Tetsuo fait son apparition. Il lui apprend qu’il a pu trouver seulement trois filles qui l’attendent dans la chambre. Numéro 41 dévale les marches d’un pas rapide, on le sent exténué, comme en manque. Et Migite précise alors qu’elles sont jeunes et demande à l’adolescent de les épargner cette fois-ci. Tetsuo se retrouve alors face à trois nymphettes, nues, qui sont blotties à l’angle d’une pièce. Il se prépare donc à une orgie sexuelle, et si l’on en croit les paroles de Migite, ce n’est pas la première fois qu’il s’adonne à de tels plaisirs. Tetsuo s’allonge sur des coussins, il tâche de relaxer l’atmosphère. Les trois filles sont postées devant lui, cachant leurs parties génitales. Parmi elles, on reconnaît parfaitement Kaori, la jeune qui avait été interceptée par Migite lors de la donation de soupe. Numéro 41 leur tend des comprimés afin qu’elles se lâchent plus facilement. Décidément il ne peut plus vivre sans ses pilules, son degré de dépendance est devenu énorme. Les minettes observent les capsules avec surprise, elles hésitent. Et au moment où Tetsuo les presse à la consommation, sa cape coulisse et laisse paraître une main droite métallique. Le choc visuel est colossal. Nous nous rappelions tous lorsque l’adolescent avait perdu son bras droit lors de l’attaque de SOL. Nous nous rappelions aussi qu’il était allé à l’hôpital se faire soigner, refusant de montrer sa carte d’identité. Mais nous ne savions plus rien d’autre. Et contempler cette image juste avant une orgie sexuelle nous procure un déroutement manifeste, stoppant notre lecture, nous poussant à nous interroger. Pendant ce temps, éclairées par une lune croissante, Kei, Chiyoko et leurs ombres outrancières poursuivent leur retour dans la planque. Elles donnent l’impression d’y être et entrent dans un immeuble délabré. Derrière elles, le jeune homme de tout à l’heure, noyé dans le même clair-obscur, arbore son visage d’un sourire assuré: il doit être content de sa petite traque.
De son côté, Tetsuo commence son orgie dans une image troublante: Kaori baisant sa main de fer. Ceci nous permet d’apprécier un peu plus sa structure et sa composition. La jeune fille donne l’impression de la bécoter avec conviction, elle ne doit même pas se rendre compte que ce que frottent ses lèvres innocentes n’est pas de la chair. Mais elle poursuit son don de plaisirs, les yeux fermés, confirmant, par ce geste sensuel, l’intangible présence de ce membre métallique. Comblé, Tetsuo passe d’une mousmé à l’autre, il fait réagir Kaori d’un mouvement de doigt. Elle sursaute, se redresse et présente un visage mêlant ingénuité et dilection. Numéro 41 lui agrippe le bassin avec fougue, elle offre un semblant de résistance. Mais soudain, tout se centre sur l’une des filles, agonisante, à la pupille totalement dilatée. La caméra se rapproche et nous plonge littéralement au cœur de son globe oculaire: Lignes de vitesse, traversée frénétique sous un pont, pneu couinant sa brutale accélération... Et Tetsuo s’embourbe dans un délire visuel qui le précipite dans son passé. Il se revoit sillonnant les routes au côté de Kaneda. Mais ce dernier était toujours le plus rapide, prenant sans cesse la tête du cortège, et cela semble contrarier l’adolescent. On se souvient encore de la petite crise qu’il avait tapée pendant la guerre des gangs, lorsqu’il frappa du poing droit en vociférant: «comme quand nous étions gamins». Il avait démontré, par cette simple phrase, sa frustration accumulée, la relation conflictuelle, mais masquée, qu’il avait pu entretenir avec Kaneda. Ceci n’avait dévoilé que son degré d’immaturité, et on prend conscience, par ce présent délire, que Tetsuo en est toujours au même degré, il n’a finalement pas grandi. Et la paraphrénie continue, il se replonge encore plus profondément dans son passé. On le voit, petit, se camouflant le visage et chougnant dans une vignette solitaire. Une main inconnue s’approche de lui et le guide jusqu’au pensionnat, mais l’enfant refuse d’y entrer. On y voit un maître d’école, devant une classe agitée, félicitant ses élèves, tout en leur rappelant leur dû à la société. On remarque même la tête du proviseur de l’internat et celle du prof de gym qui prenait tant de plaisir à se défouler contre les vauriens de l’établissement. On retrouve Tetsuo, dans un âge plus avancé, le visage esquinté et le regard apeuré. Mais Kaneda était toujours là pour le protéger, comme s’il était son grand frère. On y voit Yamagata, des motos à plein régime, et Tetsuo de nouveau, heureux de soutenir son propre casque. Vautré dans les coussins, en plein onirisme, numéro 41 implore que ces souvenirs cessent. Derrière lui, Kaori se recroqueville, effrayée. Mais le délire suit son cours: un pendentif, avec la photo de sa mère, qu’une main inconnue lui soustrait. Et, dans un cadrage à la dynamique cauchemardesque, on le revoit, petit, se masquant le visage, chougnant, face à la pleine lune et au cratère de Copernic. La personne sur cette photo n’était pas sa mère, il avait trouvé ce pendentif dans la rue. Le jeune semble se réveiller: «Qui! Pourquoi?» révélant un profil furieux, comme si quelqu’un avait percé son plus doux secret. Mais il est toujours en plein délire, et il aperçoit Kaneda en flamme devant une Kei interrogative, il voit le colonel qui attendait ce moment depuis longtemps. Il voit des explosions avec les partisans du Grand Empire, il voit Miyako: «Ne t’inquiète pas pour moi», mais aussi Kaori: «Non, je ne suis pas comme ça». Et au vu de leur mimique faciale, on pourrait en déduire que ce ne sont pas elles qui parlent, mais bien Tetsuo. Et on retrouve alors ce dernier dans une marre d’amphétamines, épouvanté, mais se convaincant que ce n’est qu’une hallucination. Il aperçoit Akira: «La lune» et à nouveau Kaneda qui le définit clairement comme le roi de ce gros bordel. Et Tetsuo se réveille, crispé, hurlant «Kanedaaaa».
Que peut-on dire de ces cinq planches qui nous ont violemment plongés dans une ivresse fiévreuse et inquiétante? Tout d’abord que Tetsuo va mal, mais ça on le savait. Son passé le hante, le trouble. Tetsuo fut incontestablement un enfant fragile, à l’adolescence difficile et abandonné, apparemment, par ses parents. Sa relation avec Kaneda est toujours très forte et très présente, c’est pour cette raison que je préfère parler de son amitié avec Kaneda. Il est obnubilé par la lune, sa présence se fit doucement sentir sur quatre cases. Que vient faire notre satellite dans ce cauchemar? Et pourquoi Akira la mentionne-t-il avec son même air paisible? Mais surtout Tetsuo se projette dans le futur, et ce n’est pas la première fois. Souvenons-nous, durant sa première crise, à l’hôpital, lorsqu’il fit apparaître un Kaneda en flamme dans les sous-terrains. Au travers de cette occurrence, il avait prédit l’éradication de Néo Tokyo et la disparition de son ami. Cependant, dans ce présent délire, le Kaneda en flamme que nous observons n’est pas celui de la manifestation d’Akira, car il se trouve face à Kei, et se demande où il est. On pourrait presque croire que Kaneda est vivant, et que Tetsuo en est parfaitement conscient. Ce qui serait tout à fait normal, car c’est quand même lui qui l’a sauvé de la destruction de Néo Tokyo en l’immisçant dans une dimension méconnue. La vue du colonel est aussi une projection tangible dans le futur. Ces deux personnages ne se sont pas croisés depuis leur quiproquo près de la chambre cryogénique de numéro 28. Et le discours du militaire semble prédire une prochaine confrontation entre lui et son jeune poulain. Pourquoi? Pour la seconde vision de Kaneda, bien concrète cette fois-ci, si l’on se concentre sur sa posture et son phrasé, on pourrait presque penser à une scène de la guerre des gangs. Cependant, sa tenue vestimentaire diffère. Donc là aussi, nous nous trouvons face à une anticipation, ce qui atteste que Kaneda est toujours dans la course. Et pour revenir sur numéro 28, si son apparition est réellement une projection temporelle, cela signifie que la lune aura son importance dans un futur proche. Et je pense qu’il est crucial de rappeler que jamais nous n’avons entendu parler Akira. Ce mot sera-t-il le premier qu’il mentionnera de sa bouche? Et enfin, la vue des militants de l’Empire en pleine confrontation nous évoque la venue d’un violent conflit.
Ceci dit, toutes ces prémonitions futuristes mettent en scène des protagonistes connus de Tetsuo, des personnes avec qui il a eu des relations passées et charnelles. Les visions suivantes sont plus dérangeantes, car numéro 41 ne connaît pas Miyako, il ne l’a jamais vu. Il a dû sûrement entendre parler de son existence, mais il ne s’est jamais frotté à elle. Et il l’a rêve... Troublant... Nul doute qu’il va la croiser très prochainement afin de mettre un terme à ce trouble. L’apparition de Kaori désoriente aussi, parce qu’elle non plus, il ne la connaît pas, ou tout du moins trop peu pour qu’elle puisse s’immiscer si facilement dans son délire. À peine a-t-elle baisé ses doigts métalliques. Et c’est là toute la force de cette apparition. Si l’on en croit les dires de Migite, ce n’est pas la première fois que Tetsuo s’adonne à ce genre de plaisirs sexuels avec des jeunes filles. Et si l’on en croit toujours cette même source, lors des orgies passées, toutes ces filles avaient trouvé la mort, car aucune n’avait pu résister aux effets de la drogue. Donc, sur plusieurs orgies successives, pourquoi Tetsuo s’engouffre-t-il dans un délire durant celle qui nous est présentée ici même? Quelle est la différence entre celle-ci et les antérieurs? Son passé reste le même. Son amitié avec Kaneda ne s’est pas évaporée. Le colonel et Miyako existent toujours dans sa tête, l’un plus que l’autre. S’il voit le futur, il n’y a aucune raison que sa vision change d’un jour à l’autre. Si Akira doit dire «Lune», il le dira. La seule différence, donc, entre cette présente orgie et celles d’avant, c’est Kaori. Cette dernière se trouve à un endroit donné et à un instant donné là où elle n’était pas lors d’un évènement antérieur. De ce fait, et cela semble indéniable, le déclic fondateur de ce récent délire, c’est Kaori. Et c’est très fort comme message. Sur une simple vignette, banale et furtive, Otomo nous dépeint ce personnage, qui pour moi est le plus beau de la saga, comme l’inspiration cathartique de numéro 41. Ce qui laisserait présager, toujours dans le futur proche, une importance capitale de cet être fascinant. Eh oui! je vais encore me répéter, mais Kaori est incontestablement le personnage le plus beau du manga. Et enfin, pour en finir avec ce délire, la vision, véritablement cauchemardesque, de Tetsuo noyé dans une marre d’amphétamines. À vrai dire, il ne semble pas se noyer, car on le sent soutenu par une base concrète. Il donne plutôt l’impression de se faire submerger par ce conglomérat de pilules, comme si ces dernières voulaient l’avaler, prendre l’entière possession de son corps et de son esprit. Ici, pas de projections passée ni future, mais bel et bien la réalité crue et absurde de son doux présent. Tetsuo est donc conscient du ravage somatique que lui causent ces comprimés.
Bref, il se réveille, crispé, hurlant «Kanedaaaa» dans une acoustique pétrifiante. Il tâche de se relever, la musculature de deux filles mortes gît juste derrière lui. Il est conscient que ce ne fût qu’un rêve et présente un visage perplexe. Il se retourne, observe la troisième gamine blottie contre un cousin, tremblotante, c’est Kaori. Elle n’avait pas avalé le comprimé, préférant le garder pour son père malade. C’est à ce moment qu’elle révèle son prénom à Tetsuo. Ce dernier lui demande de l’attendre, preuve qu’une connexion s’est établie entre eux deux, et il se rend d’un pas pressé à l’extérieur, où il rejoint Akira qui continue de former avec des débris en lévitation cette double hélice d’ADN. Numéro 41 est persuadé que ce présent délire fut causé par le jeune môme qui se serait introduit dans sa tête, leurs esprits seraient comme entrés en synchronisation. Mais là aussi, pourquoi Akira aurait-il attendu ce moment pour effectuer cette expérience? On peut donc dire que l’affirmation de Tetsuo ne peut pas être prise avec objectivité. C’est ce qu’il s’imagine, à cet instant précis. Et, se sentant audacieux, il souhaite réaliser la même expérience, il souhaite s’introduire à son tour dans la tête d’Akira. Il se poste face au mutant, dans une image perturbante, en contre-plongée, où on le soupçonne convaincu et maître de soi. Mais la posture gracile et décontractée de numéro 28 nous fait tout de suite sentir l’orientation vectorielle de ce jeu de force. Tetsuo se concentre, Akira le mort d’un regard embarrassant et horrifique. Les yeux de l’adolescent se plissent, sursautent et, face à cette même posture gracile d’Akira, Tetsuo concrète son corps et pousse un gueulement qui pourfend le silence matinal. Kaori réagit, elle entend ce vacarme résonner dans la pièce. Et nous voyons Tetsuo, le visage épouvanté, s’écrouler sur les cousins, il ne peut émettre de paroles. La jeune fille tente de s’approcher, interrogative, mais elle ne voit qu’un garçon blotti tel un enfant submergé par une peur incomprise. Depuis les marches d’escalier, Migite et ses hommes s’inquiètent de ce récent bruit, ils ont parfaitement reconnu la voix de numéro 41, mais sont aussi parfaitement conscients que ce ne fut pas un cri de jouissance. Et nous examinons de nouveau Tetsuo, le visage tramé, transpirant et convulsé par l’épouvante. Qu’a-t-il vu en s’immisçant dans la tête d’Akira? Numéro 28, lui, est toujours dehors, paisible, à jouer avec ses débris en lévitation.
La double hélice d’ADN introduit cet épisode 56 sorti dans les pages de Young Magazine le 17 juin 1985. Constituée de pierres, de pièces métalliques et de débris en tout genre, son élaboration représente le passe-temps favori d’Akira. À plusieurs reprises, nous avons pu voir le jeune enfant former cet agencement structuré, mais celui-ci, présent dans cette page-titre, est particulièrement bien détaillé. On sent donc, au travers de sa précision, qu’Akira, le manga, se concentre finalement sur l’humain, sur sa base héréditaire. Si la composition de l’ADN fut découverte un an avant la naissance de Katsuhiro, la connaissance du génome humain nous fut révélé que bien plus tard, dans les années 1990. Donc en plein 1985, Otomo s’immisce dans une discipline méconnue, très obscure, ce qui fait de son manga culte une œuvre plutôt avant-gardiste. Nous remarquons aussi, sur cette illustration, que le nom de l’auteur est de nouveau écrit en kanji, dans un style très calligraphique cette fois-ci, proche de celui d’Hirata, et il en sera ainsi jusqu’à l’épisode 71.
Mais tout commence dans les soubassements de Néo Tokyo en ruine, Ryu et Yamada savourent des boites de conserve. Le premier raconte des légendes urbaines que le second écoute en tentant d’en cerner la morale. Mais l’ancien anarchiste essaie juste de conquérir la confiance de l’espion et souhaite connaître la situation au niveau international. Yamada lui apprend que les Russes ont envahi le nord du pays, qu’un gouvernement provisoire aurait été mis en place il y a un mois, mais sans grande conviction. Quant aux Américains, ils sont dans le coin, mais gardent leur distance. Tous ont apparemment peur d’Akira, et dans ce climat de pseudo guerre froide, ça peut se comprendre. Ryu est désespéré, il en conclut que Néo Tokyo est totalement coupée du monde, abandonnée par tous. Et, dans une image troublante, à la contre-plongée oppressante, l’espion lui répond: «sauf par Akira». Ce dernier se fera par la suite très discret sur les ambitions de sa venue en ces lieux, malgré les désirs de Ryu d’en savoir plus. Les deux hommes retournent à l’extérieur et donnent l’impression de faire route ensemble. Même si ce présent dialogue n’en dit pas plus sur l’objectif final de Yamada, nous prenons connaissance d’une vérité chronologique non négligeable: la manifestation d’Akira aurait eu lieu il y a un peu plus d’un mois. Si cette dernière s’est déroulée fin avril, on peut donc en déduire que nous sommes à la fin mai, début juin de l’année 2020.
Dans la planque d’Akira, les pantins de Migite extraient les corps des deux filles mortes. Ce dernier est consterné, il ne peut converser avec Tetsuo qui semble être dans un état inhabituel. C’est alors qu’un sbire monte en courant les marches d’escalier et lui fait part de sa découverte. Il aurait observé deux femmes, bien armées, dans des appartements, en train d’administrer de la drogue à des enfants à la tête de vieillard. Au vu du bandage qui toise sa chevelure, on reconnaît tout de suite ce gaillard qui avait suivi nos deux héroïnes jusqu’à leur cachette. Il serait resté en position toute la nuit afin de surveiller leurs faits et gestes. Migite est interrogatif, car il a entendu numéro 41 lui parler de ces vieux enfants. Il ordonne au sbire de poursuivre sa vigilance et de ramener les mômes tout en prenant bien soin d’eux. Migite guide alors son regard sur ce rideau le séparant de Tetsuo, et se questionne sur ce qu’il pourrait faire avec de tels gosses. À l’intérieur, en deçà de ce même rideau, nous voyons Kaori assise face à la vapeur d’une infusion. Elle est enveloppée d’une couverture et donne l’air d’être fatiguée, ses yeux sont lointains et semblent pointer en direction de numéro 41. Ce dernier est avachi sur les coussins, voûté, il montre un visage invariant, ses globes oculaires envahis par une douce terreur.
Depuis leurs appartements en ruines, Kei observe un partisan du Grand Empire faire la garde. Chiyoko, bichonnant son armement, lui propose d’opérer une attaque, mais Kei juge cela trop risqué: il ne faut surtout pas exciter numéro 25 et 27. Cependant elles ne peuvent rester ici, elles prennent donc la décision de se rendre de suite au temple de Miyako avec les enfants, adviendra ce qu’il adviendra. Descendant les marches d’escalier pour aller chercher les mutants, Kei repense soudainement à Ryu, elle se demande comment il fera pour les rejoindre. Obasan la rassure, c’est un grand garçon. Mais à peine exposées sur le palier de l’étage, elles se retrouvent coincées par trois larbins. L’un d’eux, totalement loqueux, visage bandé des kanjis de l’Empire et paré de petites lunettes rondes, leur apprend qu’ils sont ici pour les mômes et qu’ils doivent les ramener au nom de leur sauveur. Par cette simple affirmation, on prend conscience que Migite donne les ordres, mais les fait passer pour ceux d’Akira afin d’obtenir une exécution rapide et sans entrave. Plus le temps s’écoule, et plus on sent Migite démiurge consensuel de ce Grand Empire, se jouant des enfants pour arriver à ses fins. Mais Kei est unanime, il ne faut surtout pas déranger les mutants, et encore moins les mettre à proximité d’Akira. Mais les négociations sont vaines et la tension monte. Les filles commencent à se faire menacer par un patibulaire en pleine concentration. Chiyoko lui inflige un violent coup de roquette, déchirant sa masse crânienne avec un certain sarcasme. Kei réagit et déclenche une torpille qui provoque une lourde explosion et annihile ce loqueux dans une case comique et sympathique. Les femmes reprennent leur course et tâchent de se rendre au rez-de-chaussée. Mais c’est trop tard, une dizaine de partisans sont en train de traîner le lit de Kiyoko et le fauteuil de Masaru. Apparemment les mutants sont encore sous l’effet de la drogue, ils somnolent et ne perçoivent pas l’agitation qui les embrase. Dans une vue plongeante ahurissante, nous contemplons Obasan bondir de l’escalier roulant, avec grâce, agilité et élégance. Elle lance l’assaut, Kei la suit de près.
Sur les seize pages suivantes, Otomo va nous abreuver d’un cortège de cases cinématographiques précises, parfaitement structurées et peu chargées en dialogue. Une ivresse visuelle explosive où tout s’enchaîne à coup de lignes parallèles. Les filles sont intégralement prises en chasse par les sbires de l’Empire, Kei tâche d’esquiver les attaques, mais se fait très vite dominer. Ce qui provoque l’authentique emportement de Chiyoko qui envoie valdinguer pas mal de gars. Elle use de roquettes, de ses poings, de ses pieds pour se défaire de ses assaillants, tentant ainsi de stopper l’enlèvement des mutants. Mais il y a du monde et, bien qu’Obasan soit une véritable force de la nature, elle ne pourra que récupérer Masaru, toujours léthargique sur son fauteuil. Elle le soutient alors bien fermement autour d’une marée d’éclopés. Mais un mercenaire la pointe de sa mitraillette depuis les hauteurs de l’escalier. Chiyoko est calme, monte les marches, elle intuitionne que l’arme est verrouillée et propulse ce merdeux qui s’écrase contre un pilier. Seule, au milieu des ruines, noyée dans un silence mortifère, elle repense à Kei. Mais cette dernière est en mauvaise posture, toujours malmenée par ses harceleurs qui lui déchirent les vêtements et prennent conscience que c’est une gonzesse. Elle se débat, s’enfuit, mais est très vite rattrapée par ces malfrats qui n’ont plus qu’une idée en tête. Ils l’embarquent.
Chiyoko, de nouveau dans les halls de l’immeuble, crie le nom de sa compagne. Mais aucune réponse. Kei est dominée par sept vauriens à l’intérieur d’une salle vétuste et l’un d’eux commence déjà à déboutonner son pantalon. Dans les couloirs, la matrone observe et suit des traces de pas fraîches sur le sol qui la mènent à l’entrée de la chambre. Elle comprend que son amie est là, sûrement en danger. Elle lui conseille alors de se baisser. Et Chiyoko fait hurler sa mitraillette, crible la porte de mille balles, la défonce et s’introduit férocement dans la pièce. Elle remarque très vite Kei, accroupie et indemne, postée au milieu de sept corps perforés et suants d’hémoglobine. Mais l’un d’eux respire toujours et Obasan, le regard hargneux, fait valser les douilles ne lui laissant aucune chance de survie. C’est alors qu’un huitième gaillard, bien portant, planqué derrière la porte, s’élance sur la femme et taraude ses côtes avec son couteau dans une image marmoréenne. Chiyoko répond immédiatement et lui fout un violent coup de crosse dans les dents. Le patibulaire s’effondre, la bouche en sang, les yeux apeurés et remplis de pitié: il fait face à la mitraillette de la guerrière. Cette dernière, la mâchoire crispée par l’aversion, le perfore de dizaine de balles dans un vacarme infernal. Les deux femmes sont sauves et Chiyoko ressent déjà les effets de sa blessure. Mais elle supporte et fait comprendre à sa compagne qu’elles ont une mission à accomplir.
Kei se rue à l’extérieur et constate que Masaru se porte bien, il est toujours sous l’effet de la drogue. Et Chiyoko apparaît, bandage au corps, armement renouvelé, posture firme et affermie. Elle ordonne à son amie de ramener numéro 27 au temple de Miyako pendant qu’elle ira chercher Kiyoko. Kei conteste, pensant aux blessures de sa compagne. Mais c’est l’unique solution. Chiyoko s’élance alors dans les rues déchiquetées de Néo Tokyo, laissant Kei seule, inquiète, sur une véloce double case, harmonisant cette fabuleuse confiance qui les unit.
Une planche radieuse nous montre alors la planque d’Akira, noyée dans les eaux calmes du lagon qui reflète timidement la douce avancée des nuages. L’ombre portée est clairement celle du matin, ce qui nous pousse à imaginer cette scène théâtrale pointer vers le levant. Il est intrigant que depuis cet angle de vue, nous ne puissions apprécier ce gros bordel, digne d’un rêve d’enfant, qui pullule à l’étage. D’ailleurs, toujours depuis ce même angle de vue, il nous est tout aussi difficile de mentaliser ce fameux étage. Ce détail n’a rien de grave, il ne perturbe pas la narration. Mais je ne peux m’empêcher d’être interrogatif, car Otomo réitère pour la deuxième fois cette erreur visuelle alors que le bordel et l’étage ont bien été mis en place à la fin de l’épisode 51. Je ne pense pas qu’il l’omet par fainéantise, Katsuhiro peut être tout, mais pas paresseux. Donc imaginons un instant que ceci n’est pas une erreur, ni un oubli, ni même un acte de léthargie. Pourquoi ce rêve d’enfant n’apparaît que lorsque nous nous trouvons à l’intérieur de la planque? Pourquoi cet étage paraît plausible que dans ces mêmes conditions?
Bref, face à l’estrade, une foule de fanatiques réclame la venue du Grand Akira. Perchés sur les ruines d’un édifice, Ryu et Yamada observent la scène, ce dernier avec des jumelles. Mais l’arène reste vide, aucune démonstration pour aujourd’hui. À l’étage, Kaori et Akira sont assis près d’une table ronde. Une gamelle posée sur ses genoux, la jeune fille, très attentivement, donne à manger au mutant qui fait preuve de réticence. Nous voyons parfaitement bien le gros bordel présent à l’étage. Entre Kaori, crédule et douce, qui semble avoir pris définitivement place en ses lieux afin de veiller sur l’enfant comme si c’était son petit frère, Akira, gamin autiste, muet, bariolé comme une poupée et Tetsuo qui, nous le savons tous, n’a pas grandit, on pourrait presque croire que ce rêve d’enfant n’est finalement qu’un artefact qui potentialise l’innocence de tout ce petit monde qui occupe ce lieu. Ce n’est peut-être, en définitive, qu’une métaphore de leur jeunesse, et je la trouve sublime.
À l’intérieur de la planque, Migite est toujours préoccupé par l’inertie de numéro 41: s’il ne tient pas une audience maintenant, le peuple risque de ne pas apprécier. Ici, on se rend finalement compte que c’est Tetsuo, et non Akira, qui se chargeait de guérir les éclopés du Grand Empire. En voyant Kaori redescendre, Migite lui demande pourquoi elle n’a pas amené Akira. Mais l’enfant s’est assoupi et dort profondément. La jeune fille, soutenant la même gamelle de soupe, rejoint alors Tetsuo toujours avachi sur les coussins. Ce dernier semble plus lucide, bien que son visage présente une anxiété apparente, et dévoile à Kaori qu’il a une idée. Je souhaite m’arrêter ici pour un instant. Ces trois planches (même si ce ne sont pas les premières) nous montrent clairement où vivent Akira et Tetsuo, maintenant accompagnés par Kaori. Un torchis, un taudis, une véritable décharge auréolée par ce rêve d’enfant, avec une simple gamelle pour se préparer à bouffer et un lit pouilleux pour se reposer. Aucun signe extérieur de richesse, aucune ostentation, et pourtant ce sont eux qui se trouvent, soi-disant, en haut de la pyramide sociale. Nous sommes donc très loin de cette corruption que vomissait Néo Tokyo à l’époque de sa splendeur, loin de ces hommes de pouvoir véreux et cupides qui exhibaient sans vergogne leur ramassis de richesse. Soit, il est difficile de s’imaginer, dans ce conglomérat de ruines, un endroit idyllique où il ferait bon vivre. Mais même Miyako se présente dans une zone de confort bien plus propice à l’exercice de ses fonctions. Si nous nous rappelons les dires du barman dans la cantine, lorsqu’il parlait d’un monde meilleur à Yamada, nous remarquons, par les faits, que ce soi-disant monde a pour base une équité absolue: ceux qui sont en haut de la pyramide bouffent la même merde que ceux qui sont en bas, ils dorment dans la même crasse, sont vêtus des mêmes friches. La question est donc: ce monde meilleur est-il possible? Au vu de ces mêmes faits, nous constatons que non! Mais c’était oublier Migite. Nous ne savons pas où il vit, nous ne savons pas ce qu’il sustente, mais il est toujours vêtu d’un bel apparat: chemise propre, fine cravate et sa coiffe digne d’un Golden Boy des années 1980. À cette hauteur du récit donc, il ne fait plus de doute que celui qui se trouve finalement en haut de la pyramide sociale, c’est Migite et lui seul. Il utilise Tetsuo et Akira pour mener son projet à terme, un projet totalement incompris pour le moment (et il le restera), mais qui n’a sûrement rien d’une douce utopie. Je ne sais pas si on peut traiter Otomo comme un critique virulent de notre monde. Mais, au travers de ce simple message, il nous fait clairement comprendre la cruelle destinée de nos sociétés humaines: le quotidien de celui qui est en haut sera toujours différent de celui qui est en bas!
Mais revenons-en à notre histoire. Tetsuo a une idée, et il veut l’énoncer à Kaori qui vient tout juste de le rejoindre avec une gamelle de soupe. Il lui parle de cette vieille qu’il n’a jamais croisée, mais qu’il a parfaitement visualisée lors de son récent délire. Elle serait apparemment aveugle, mais connaîtrait beaucoup de choses, et il souhaite lui rendre visite afin de trouver explication à ses interrogations. Kaori, toujours très douce et attentive, aide numéro 41 à se lever et le conduit jusqu’à la cour extérieure. Tetsuo a l’air décidément très affaiblie, il ne s’est pas remis de sa récente intrusion dans la tête d’Akira.
Perdus dans les ruines majestueusement étouffantes de Néo Tokyo, six sbires du Grand Empire charrient le lit de Kiyoko tout en tâchant de ne pas le faire tomber. Soudain une roquette fend l’espace dans un bruit strident et zébré. Puis une deuxième. Les transporteurs prennent peur et commencent à augmenter leur cadence. Depuis les hauteurs, Chiyoko les observe, tout en maintenant une distance stratégique. Bien harponnée dans son lit, numéro 25 semble émettre quelques sons. Les lardons courent, soutenant fermement leur prise, ils souhaitent au plus tôt franchir les limites de l’Empire afin d’être en sécurité. Mais Chiyoko se trouve déjà face à eux, on l’a sent essoufflée. En deux pages, elle va se défaire de ces six renégats avec la même rapidité et facilité que précédemment. Coup de pied, coup de poing, coup de feu et tous finiront effondrés au sol, le corps mutilé et saignant. Et c’est au moment où Obasan retire les cordes comprimant numéro 25 que l’homme oiseau vocifère son crie d’alerte dans une case lui donnant l’air d’être à des centaines de mètres d’altitude. Il affirme que l’enfant est aux mains de l’ennemi, que ce dernier est bien armé et qu’il ne faut surtout pas le sous-estimer. Chiyoko est endolorie, elle continue de perdre beaucoup de sang au niveau de sa blessure. Mais elle serre les poings, elle est forte, et porte Kiyoko dans ses bras. Pendant ce temps, nous retrouvons Kei, soutenant Masaru sur ses épaules, qui tâche de se frayer un chemin au travers de venelles délabrées. Elle est essoufflée, car le mutant pèse lourd. Sur les toits, recouverts d’une trame ombrageuse, un groupe de renégats l’observe. Coiffé de casquettes, aucun n’endosse le bandeau du Grand Empire.
Une page lumineuse nous montre ensuite Kaori et Tetsuo proches de cette même table ronde. L’espace semble dominé par le vide absolu et un silence spleenétique subjugue la froideur de ces cases. La jeune fille, absorbée et attentive, fait une injection à numéro 41 qui présente un visage posé. En la voyant concentrée par son geste, on a l’impression qu’elle a été infirmière toute sa vie. Mais son jeune âgé contredit cette idée. En fait, elle ne fait preuve que d’une roucoulante dévotion, comprenant parfaitement les souffrances de Tetsuo, et prenant soin de lui, du mieux qu’elle peut. La vue d’une assiette entourée de pilules et remplie d’une lotion artisanale nous dévoile la recette miracle. Tetsuo réagit, infecté d’une douleur apparente. Kaori le contemple de ses yeux doux, elle lui demande s’il va bien, rehaussant son aura protectrice. L’adolescent se redresse avec difficulté, sa main de fer donne l’impression de trembler. Transpirant, il salue sa compagne et disparaît, laissant pour un instant son ombre de midi calligraphier le sol. Un plan large, immaculé et aérien, nous montre alors Kaori, seule, enrobée par ce rêve d’enfant indéfectible.
Kei continue son avancée dans ces venelles parsemées de débris. Sous le craquement de ses pas, elle entend aussi celui de ses sentinelles. Elle observe, se concentre, elle en perçoit sept, elle pense que ce sont des hommes de l’Empire et qu’ils sont là pour l’enfant. Prise en chasse, elle dépose Masaru dans un endroit sûr et commence à prendre ses distances. Elle court, au travers d’un sublime jeu d’ombre et de vitesse, afin d’éloigner ce petit monde. Elle fait hurler sa mitraillette, perfore deux de ses assaillants et constate immédiatement que ce ne sont pas les serviteurs de Tetsuo. Soudain, l’un d’eux surgit de nulle part, lui flanque un coup de bâton, mais Kei l’esquive habilement et le positionne sous son contrôle. Le braquant de son arme, elle lui ordonne de parler, vite. Mais ce ne sont que des bandits de grand chemin, et ils ne présentent donc aucune menace pour la jeune femme. Cependant, le renégat ne cesse de baragouiner pour justifier ses actes, Kei le fait taire en lui éjectant une pierre en pleine tête. Elle récupère ensuite Masaru et poursuit sa route. Mais le reste de la bande persiste à la pourchasser. Elle augmente sa cadence. Arrivée au bout d’une rue, elle se retrouve face à sept moines, tous de blanc vêtu, qui donnent l’aire de l’attendre. Kei est surprise, et les malfrats de tout à l’heure sont juste derrière elle. Mais à peine verront-ils les religieux qu’ils s’accroupiront en signe de prière. L’un des moines prend la parole et apprend à la jeune femme que Lady Miyako espère sa venue.
Une vue aérienne sur les toits du monastère dominant la pestilence des décombres nous emmène alors en son sein, où nous voyons Tetsuo, surgissant de nulle part, projeter une ombre incomprise. Il s’avance, lentement. Numéro 19, dans sa même pose de recueillement, le nomme, comme si elle le connaissait de longue date. Mais dès ses premiers pas, l’adolescent reste abasourdi, interloqué, pétrifié par ce mur en bas-relief dessinant comme un halo lumineux. Il connaît ces contours, il reconnaît cette lueur, et se fossilise face à sa texture. Miyako n’est pas surprise, elle aussi a vu ce tracé, au laboratoire, il y a très longtemps. Mais quelle est donc cette vision que contemplèrent nos deux protagonistes et qui semble aujourd’hui tétaniser à ce point Tetsuo? Numéro 19 prétend l’avoir vue lorsqu’elle était au laboratoire durant son enfance. Notre adolescent aurait-il eu, lui aussi, cette vision quand on effectuait des expérimentations sur sa personne au début du manga? Le visage effrayé qu’il arbore à la vue de cette lithographie, bien qu’il soit de profil, s’apparente étrangement à celui qu’il exhiba, de face, lorsqu’il tenta de pénétrer dans la tête d’Akira, quelques chapitres auparavant. Cette ressemblance est d’ailleurs si évidente qu’elle ne peut nous laisser indifférents. Jadis, nous avions intuitionné que ce bas relief en forme de halo lumineux était rattaché à Akira. Aujourd’hui, on serait en droit d’en déduire qu’il lui est même intrinsèquement dépendant. Toutefois, on serait aussi en droit de se demander si Miyako a eu une telle vision suite à une intrusion dans la tête du jeune môme. À ce niveau de lecture, il nous est absolument impossible de répondre à toutes ces questions et de cerner la symbolique de cette sculpture murale. Cependant, on ne peut rester insensible à cette récente stupeur éprouvée par Tetsuo. La vieille lui apprend d’ailleurs que c’est au cours de ces expériences au laboratoire qu’elle perdit la vue et que, malgré cette cécité oculaire, elle a acquis une certaine forme de clairvoyance, lui permettant de voir le monde comme jamais auparavant. Tetsuo souhaite cette faculté, afin de mieux comprendre. «Que veux-tu savoir?» lui demande numéro 19 d’un air curieux. Posté face à elle, projetant son ombre outrecuidante sur l’assise de la prêtresse, Tetsuo lui répond «Akira».
Mais nous nous retrouvons très vite en plein affrontement, entre Chiyoko et les sbires de l’Empire. Cette première ne cesse de mitrailler, exécutant tous ses rivaux avec facilité. Cependant, une menace lui tombe du ciel: un énorme rocher, éjecté par ses assaillants, lui fonce droit dessus. Elle esquive cette masse compacte, qui fissure le sol avec éclat, pénètre dans une ruelle et poursuit son mitraillage. Kiyoko est bien fermement attachée à son dos, ankylosée. Migite contemple la scène, depuis les hauteurs, il est parfaitement conscient qu’à ce rythme, la femme va très vite se retrouver sans munition. Depuis un point de vue encore plus élevé, un autre regard observe cette scène. Perchée sur des ruines invariables, une silhouette se détache de ce ciel partiellement nuageux: le colonel. Recouvert d’un poncho, il soutient de sa main droite un bâton et donne toujours cette impression d’être maître de soi.
Une magnifique page-titre pour introduire cet épisode 60 sorti le 7 octobre 1985 dans Young Magazine. L’ombre de Tetsuo se projette sur le mur en bas-relief présent dans le temple de Miyako. Ce visuel, de par sa subtilité, amorce la connexion entre numéro 19 et 41, mais surtout, il propulse l’obscurité de l’adolescent au cœur même de ce halo brasillant, semblant faire interagir deux formes d’énergie. Sur les dix-neuf planches qui vont composer ce chapitre, treize seront consacrées à l’incroyable discours de Miyako. J’en profite aussi pour rappeler que, dans son ensemble, Akira est constitué de cent vingt épisodes. Nous nous trouvons donc, avec celui-ci, au centre névralgique de l’œuvre. Finalement, ce n’est pas la manifestation d’Akira qui scinde cette fabuleuse fiction en deux, mais bel et bien le sermon de numéro 19, car ce dernier va avoir un impact décisif sur l’évolution psychologique de Tetsuo et donc sur le récit. Car il ne faut pas oublier, Akira, le manga, raconte avant tout, et surtout, l’histoire de cet adolescent, de sa transformation, de con avènement. Petit clin d’œil aussi, pour dire qu’un mois plus tôt, le 4 septembre, sortait le volume 2 Deluxe du manga dans toutes les librairies nippones.
Donc, suite à la demande de Tetsuo, Miyako entame sa conférence. Elle l’introduit par un apport historique, où tout aurait débuté dans les années 1960. Une bande de chercheurs, épaulée par le ministère de la Défense, aurait commencé à collecter et analyser des données. Elle n’en sait pas plus visiblement, ce qui laisse planer un doute certain sur l’objectif d’une telle collecte et le domaine d’étude qu’elles englobaient. À partir des années 1970, un groupe de personnes, possédant en amont des caractéristiques particulières, aurait été réuni par ces scientifiques afin d’être soumis à une nouvelle technique d’apprentissage et de formation. Nous comprenons alors que le projet financé par le ministère de la Défense avait pour but, semble-t-il, de mettre en place des êtres surdoués. L’objectif n’était donc pas explicitement militaire, mais visait bien à améliorer l’espèce: une sorte d’eugénisme programmé. Mais s’incruste très vite dans le projet un scientifique, excentrique et controversé, spécialisé dans la psychologie et le système nerveux central. Il aurait commencé à effectuer des expériences plutôt louches sur des cobayes humains et les résultats obtenus, même s’ils étaient très débattus par ses collègues, proposaient une avancée spectaculaire, engendrant d’énormes progrès. Deux versions des faits existeraient alors: l’une prétendant que le ministère était intégralement impliqué dans l’histoire; l’autre postulant que seul cet érudit en question, excentrique, était l’unique responsable de ce qui se faisait dans les laboratoires. Selon Miyako, personne ne connaît la vérité. Cependant, si nous remontons à l’époque où le colonel, après s’être lentement enfoncé dans les entrailles de la Terre, se postait, fier et droit, face à la chambre froide d’Akira, il s’était alors embourbé dans un monologue métaphysique. À cet instant, il avait clairement affirmé que l’enfant avait été caché là, camouflé par les générations antérieures, car trop apeurées par ce que la science pouvait leur offrir. Je ne sais pas par quel mystère le militaire avait obtenu cette version des faits, mais il est évident que sa déclaration penchait plus sur la deuxième citée, bien que! D’ailleurs, en y repensant, je vois dans le docteur, ce même qui mit fin à son existence lors du réveil de numéro 28, la parfaite incarnation de cet érudit excentrique des années 1970.
Bref, malgré toute sa clairvoyance, Miyako non plus ne peut trancher, et Tetsuo, très attentif à son récit, lui demande en quoi consistaient ces expériences. Elle lui fait part alors de ces tubes en verre, plus fin qu’un vaisseau sanguin et rempli d’une émulsion salée. Ces tubes auraient été insérés dans le cortex des patients et stimulés, selon un schéma très spécifique, pour créer une variation de la composition génétique des neurones. La solution obtenue aurait été par la suite injectée dans ces mêmes cobayes, afin de générer une modification globale de leur ADN. D’un point de vue visuel, c’est après cette révélation que nous nous engouffrons dans un doux flash-back où nous voyons des scientifiques accompagnant une flopée de bambins sortir d’un bus (car oui, ces expériences se faisaient sur des individus de très jeune âge). Miyako prétend que l’on attribuait un numéro aux enfants, mais seuls ceux ayant développé un réel potentiel recevaient un numéro supérieur à 20. Et une photo de famille troublante nous est révélée: cinq éminents chercheurs debout et droits, et sept mioches bien assis sur leur chaise. On reconnaît tout de suite Kiyoko, Masaru et Takashi. Un siège vide nous fait comprendre qu’Akira n’est pas là. Il est d’ailleurs surprenant de ne pas voir numéro 28 sur ce cliché. Le visage distrait de Kiyoko pourrait nous faire croire qu’elle le regarde, au loin, dans une autre pièce, peut-être en train de recevoir un traitement spécial. Mais cela reste étrange, car à cette époque, rien n’empêchait aux scientifiques d’attendre une journée, voir une semaine, afin de regrouper les enfants du projet et se prendre en photo tous ensemble. Bref, cette image n’en demeure pas moins bouleversante, j’y vois en elle une parfaite prolongation des politiques eugéniques menées par le Japon au début des années 1930 (même si cette fantaisie était déjà bien présente dans le pays à la fin du dix-neuvième siècle). Finalement, ce projet, alors sans nom, avait bien pour but l’avènement d’une nouvelle humanité. Et si réellement, comme le mentionna Miyako dans l’énoncé de la première version des faits, le gouvernement soutenait cette entreprise, on peut en conclure que ce n’était pas l’humanité qui était visée, mais plutôt la société japonaise dans sa singularité. Et quand on sait que les lois eugénistes ont été abrogées au Japon en juin 1996, on comprend qu’Otomo touche un point très sensible de sa société en décriant de telles pratiques.
Bref, Tetsuo ricane, ces mioches auraient mérité une autre décoration qu’un simple chiffre. Mais, pendant que nous contemplons Akira observer sa paume gauche graver du numéro 28, ainsi que tous ses compagnons effectuer cette même mimique (on voit d’ailleurs très bien Kiyoko regarder sa main droite), Miyako continue son discours, dans une manière crue, et annonce qu’Akira détruisit Tokyo. Aucune explication, aucune raison. La vieille est aussi mystérieuse que cette image nous montrant ces huit gosses regroupés où seuls Kiyoko, Masaru et Takashi apparaissent non tramés. La première converse avec une autre petite fille, le second fait face à Akira, le troisième est seul. Takashi est totalement en retrait, isolé, embrassant fermement son ours en peluche. C’est aussi le seul qui n’offre aucune expression faciale, ses yeux sont nimbés d’une profonde tristesse. L’illustration suivante nous expose, sur une double planche, un cratère béant au milieu d’un Tokyo en ruine. Que faut-il conclure de la succession de ces deux cases? Font-elles partie d’une continuité chronologique? Akira s’est-il manifesté juste après ce fameux regroupement où tous ces gamins paraissaient joviaux sauf Takashi? La tristesse et la solitude évidente de ce dernier furent-elles le stimulus du déchaînement énergétique d’Akira? Y avait-il une relation puissante, une amitié sincère, qui unissait ces deux enfants? Étaient-ils frères? Et pourquoi Takashi semble-t-il si triste? Beaucoup de questions, et j’aurais pu prolonger la liste, mais je pense qu’il est plus judicieux de respecter la narration de Miyako. Car si elle ne donne aucune raison au cataclysme du 6 décembre 1982, c’est soit qu’elle ne les connaît pas, soit qu’elle ne souhaite les révéler. Cependant, j’aimerais juste émettre un parallèle entre cette éventuelle amitié, voir fraternité, qui pourrait unir Akira à Takashi avec celle qui unit Kaneda à Tetsuo. Un parallèle que je ne désire en aucun cas développer, mais juste mentionner!
Juste en deçà de l’explosion, nous voyons un enfant, avachi au milieu du cratère. Akira fut le seul survivant de la catastrophe avec les trois autres mutants que nous connaissons. Toujours très écouté par un numéro 41 bien assis sur l’estrade, Miyako lui apprend que tous les scientifiques furent tués, tous les enregistrements pulvérisés, et qu’il aura fallu attendre trois années pour faire la relation entre la destruction de Tokyo et ces expérimentations. À aucun moment elle ne parle d’elle, nous ne savons pas comment elle a pu réchapper au désastre. Soit, portant le numéro 19, elle a du être mise à l’écart, mais peut importe, elle a survécu et ceci forme un autre mystère sur sa personnalité. D’ailleurs, sachant que seuls les mioches ayant un véritable potentiel se voyaient attribuer un numéro supérieur à 20, avec celui inscrit sur sa paume droite, Miyako représentait une forme d’échec. Elle fut donc considérée comme un sujet raté du projet, une avarie, un insuccès, un fiasco, et ceci a dû avoir un impact non négligeable sur son ego. C’est peut-être pour cette raison qu’elle édifia sa secte et son monastère, afin de prolonger cette création d’enfants aux pouvoirs surnaturels. Donc, pendant que le Gouvernement, il y a cinq ans, réhabilitait le projet Akira, cette fois-ci à des fins militaires évidentes, Miyako préparait ses jeunes élèves. Deux jeux de forces, apparemment opposés, mais parfaitement complémentaires, voyaient le jour dans ce Néo Tokyo moderne. Le colonel cherchait en vain, au travers d’analyses et d’expérimentations, des outils de contrôle, alors que numéro 19 formait des disciples, tâchant de les hisser à la perfection. Ces deux jeux de force avaient pour point commun Akira, et la perfection que convoitait Miyako, c’est finalement le militaire qui sut l’édifier sous le nom de Tetsuo. Les formations de la prêtresse représentent donc son deuxième échec. Mais cela ne la perturbe pas, car elle est maintenant face à numéro 41.
Mais Tetsuo commence à se titiller, il se lève, projette son ombre sur la paroi en bas-relief, offrant une deuxième page-titre, et essaie de faire comprendre à Miyako que cette histoire est bien jolie, mais qu’elle n’élucide en rien l’énorme puissance d’Akira. Et la vieille lui répond «Comment expliques-tu tes propres pouvoirs ?» Miyako s’embourbe alors dans un délire métaphysique et irréel, toujours baignée par des cadrages stricts et astreignants. Elle prétend que toute l’énergie produite par l’humanité n’est qu’une misérable flatulence face à celle que peuvent générer lui et Akira. Elle lui parle d’un courant, d’un flux cosmique, invariant, qui emporte toute chose et tout être dans sa direction. Elle affirme qu’Homo Sapiens est incapable de comprendre ce courant malgré ses découvertes mathématiques et scientifiques, et qu’il est simplement condamné à se laisser guider par sa force. L’impétuosité de ce flux est telle que rien ne peut l’arrêter, et s’il l’est, grâce à une forme quelconque de pouvoir, ce ne sera que pour un fugace instant, et l’écoulement se réanimera de plus belle. C’est d’ailleurs durant ces ravivements que l’homme prend conscience de sa puissance et commence à le craindre, comme a pu, apparemment, selon les propres dires de Miyako, l’expérimenter Tetsuo. Car il faut se rendre à l’évidence, numéro 28, lui, est hors de ce courant. Ceci expliquerait alors pourquoi Akira n’était pas sur la photo de famille. En fait si, il était bien assis sur sa chaise, mais on ne le voyait pas, car déjà, à cette époque, il vaguait hors de ce flux insondable. Mais notre adolescent perd patience et demande à la prêtresse de stopper son délire et de lui dire ce qu’est vraiment Akira. Mais la vieille lui répond simplement: «ceux qui appartiennent au courant ne pourront jamais comprendre».
Donc, clairement, personne ne peut appréhender Akira, et pour percer son mystère, il faut avant tout s’extraire de ce flux invariant. Lorsque Tetsuo tenta de pénétrer dans la tête de numéro 28, il dut en fait s’extirper de ce courant pour un instant. Et c’est la force de ce dernier, intensifié, qui le terrorisa, non Akira en lui même. Ce qui pourrait nous laisser croire que l’air pétrifié qu’arbora le jeune homme en contemplant ce mur en bas-relief n’était qu’une réminiscence de cette fluctuation ravivée. Mais l’adolescent est convaincu que Miyako sait, il lui ordonne de se confesser, de lui offrir une explication plus terre à terre. Mais la vieille lui rétorque «Tu devras le découvrir par toi même numéro 41... toi seul peux le faire et c’est ta mission.» Quelle réponse extraordinaire, quelle habileté rhétorique, quelle lucidité narrative. Tetsuo qui nous faisait un caprice à chaque fois que Kaneda lui sommait de se calmer, lui qui regardait de haut le colonel à chaque fois qu’il lui proférait un ordre, il reçoit maintenant, à cet instant précis, une directive de Miyako. Mais cette dernière, experte manipulatrice, le brosse dans le sens du poil en lui faisant comprendre qu’il est singulier. Car visiblement, lui seul peut être le précurseur de cette découverte, et c’en sera sa mission, s’il l’accepte! La prêtresse ne s’exprime pas sur l’objectif d’une telle mission, sur sa finitude, même si elle les connaît très bien. On se doute bien que Tetsuo ne devra pas s’extirper du flux uniquement pour appréhender le mutant, il y a autre chose derrière tout ça, et la vieille le sait. En édifiant son monastère et en formant des disciples afin de les hisser à la perfection, elle était parfaitement consciente de l’objectif de ses actes. Or, elle échoua dans ses formations, là où le colonel avait fini par réussir. Cependant, elle semble, au travers de cette phrase discrète et se trouvant maintenant face à numéro 41, poursuivre ce devoir qu’elle s’était imposé. Car s’il y a un Akira, il doit inévitablement y avoir un Tetsuo, l’un ne peut aller sans l’autre, ils représentent ces deux formes d’énergie qui ne peuvent rester isolées. Et Miyako est consciente de ceci, comment? je ne le sais pas, mais elle en est consciente. Et c’est d’ailleurs intéressant de voir, grâce à tout cet agencement de cases structurées, à quel point le colonel, dans le passé, était finalement hors sujet. Il ne cessait de nous démontrer une connaissance précise du projet, il semblait cerner la puissance d’Akira, d’en appréhender sa magnitude. Il élabora d’ailleurs Tetsuo afin de contrôler cette source de pouvoir. Mais numéro 41 n’a pas pour fonction de contrôler le jeune môme, il doit juste le comprendre. Et ça, le militaire en était totalement inconscient, il n’en savait rien, contrairement à Miyako.
Tetsuo doit donc s’extraire de ce courant invariant afin de comprendre Akira. C’est sa mission et il l’accomplira s’il le désire, s’il l’accepte, si sa volonté le lui permet: tout dépend de lui, et de lui seul. Mais l’adolescent ne veut pas de ce job, il ne souhaite pas réitérer cette expérience traumatisante où il sentit son corps exploser. Et Miyako, d’un ton acrimonieux, lui demande s’il a peur. Là on peut clairement parler de provocation de la part de cette dernière, elle le défie, le nargue, le pousse à bout et l’exaspère. Mais Tetsuo reste sur sa position, plus jamais il ne renouvellera une telle expérience. La vieille lui révèle alors que son Pouvoir est l’équivalent de celui d’Akira, mais qu’il ne peut l’utiliser intégralement, en ce moment. Numéro 41 demeure interrogatif sur le «maintenant ». Les drogues permettent en fait à ce dernier de pleinement libérer son Pouvoir, mais limite énormément son potentiel. Le jeune affirme que ce ne sont que des soins supplémentaires. Et, en entendant cette phrase, on semble entendre le «Ne t’inquiète pas pour moi», qui accompagnait le visage de Miyako lors du récent délire de Tetsuo. Ce dernier doit donc arrêter les cachetons, c’est le deuxième ordre de la vieille et il est, là aussi, parfaitement bien énoncé. L’adolescent ne pourra vaguer dans la plénitude que lorsqu’il aura nettoyé son corps de toute influence, abandonner tout désir, surmonter toute faiblesse, et surtout lorsqu’il parviendra à se contrôler par lui même. Mais numéro 41 renvoie chier la prêtresse, se fichant royalement de cette leçon de morale. Pourtant, selon Miyako il n’y a pas d’autre moyen d’approcher Akira, pas d’autre moyen pour le comprendre, mais aussi pas d’autre moyen de mettre un terme à ses affres. Tetsuo reste sans voix...
La nuit tombée, nous nous retrouvons dans le repère de numéro 28, ce dernier vient de se réveiller. Kaori, sourire aux lèvres, lui apporte une tasse de soupe vaporeuse. On la dénote heureuse dans sa nouvelle fonction de bichonner le mutant. Non pas qu’elle doit se sentir utile, mais cela doit lui procurer une joyeuse satisfaction. Pendant ce temps, Chiyoko tente tant bien que mal de se défaire d’une multitude d’assaillants, elle décoche ses ultimes balles et se trouve dans une mauvaise posture. C’est alors que Migite fait son apparition, il est accompagné par le jeune à lunette, ce même qui avait réussi le test PK voilà quelques jours. Lui, qui avait été désigné pour faire partie de la garde rapprochée d’Akira, se retrouve finalement être un exécutant de notre Golden boy. Il commence à exercer son Pouvoir, fait léviter des rochers et les propulse sur Chiyoko. Cette dernière n’a d’autre recours que la fuite. Soutenant toujours bien fermement Kiyoko sur son dos, elle amorce une course rapide, mais fait soudainement face à un précipice. Aucune issue possible, la voilà coincée entre ce trou béant et l’ombre imposante de ce guerrier d’élite.
C’est alors que quelques lascars se ruent sur elle en brandissant des bâtons, ils lui portent des coups. Mais Obasan, dénotant un visage empli de fatigue et d’endolorissement, parvient à se défaire de ses inexpérimentés. Le sbire à lunettes commence à perdre patience et décide de lui infliger une salve du Pouvoir. Il se concentre, plisse les yeux, tuméfie ses veines, crispe sa mâchoire, et une trame tourbillonnante s’extrait de sa corpulence. Mais la salve percute l’un de ses compagnons qui venaient de porter un coup de hache à Chiyoko. Le sol s’émiette alors et catapulte la femme dans les bas-fonds. Elle tient toujours bien fermement Kiyoko dans ses bras. Migite surgit, engueule son disciple et demande des lampes torches. Dans les souterrains, Chiyoko se retrouve plongée dans l’obscurité, et une image effrayante nous la montre sur un tapis de cadavres: visiblement les victimes de la deuxième manifestation. Un mois étant nécessaire à un corps pour se décomposer, cette case crue et poignante nous confirme donc bien les dires de Yamada. Mais pendant que Migite et ses hommes scrutent les profondeurs pour tâcher d’y trouver sa trace, Obasan poursuit son avancée, ne se laissant nullement impressionner par son macabre entourage. Toujours noyée dans l’obscurité, elle traverse une zone remplie d’eau turbide et pestilentielle, elle se fait même attaquer par des rats. Mais la femme, imperturbable, parvient à refouler ces rongeurs, se dévouant pleinement à la protection de numéro 25. Elle escalade une colonne de béton, dépose la mutante, et reprend son souffle.
Elle est soudainement surprise par la présence d’une silhouette qui lui fait face, noyée dans un harmonieux contre jours: le colonel. Chiyoko couvre immédiatement l’enfant de son bras droit, elle n’a toujours pas reconnu le militaire contrairement à lui. Mais, après l’avoir entendu parler, elle retrouve très vite la mémoire et dans sa stupeur criera: «Le Capitaine des armées!?» Le colonel reste pensif, observe longuement les tresses de Kiyoko et reconnaît tout de suite l’enfant. Lorsqu’il épiait, du haut d’un immeuble dégradé, l’affrontement entre Chiyoko et les hommes de Migite, il n’avait apparemment pas pris conscience que la mutante se trouvait sur le dos de la femme. Même perché à une telle hauteur, cet important détail ne lui aurait jamais échappé. Ce qui nous oblige indéniablement à penser que, durant toutes ces rondes effectuées dans ce Néo Tokyo en ruine, le colonel n’était en rien préoccupé par les enfants, il ne recherchait même pas leur trace. Non, durant ces rondes interminables, il ne faisait qu’analyser la situation, pourquoi pas étudier les positions de l’Empire, afin de mieux comprendre ce qu’il s’y passe. Le militaire prépare donc quelque chose, il examine le terrain pour mettre en place une stratégie. Il est donc très surpris en voyant Kiyoko, il demande même à Chiyoko où elle l’embarque. Mais cette dernière le renvoie chier, cela ne le regarde pas. Cependant, des bruits d’hommes se font entendre depuis les profondeurs, il l’invite alors à le suivre, sans perdre de temps. Nos deux personnages, avec Kiyoko toujours bien enlacée dans les bras d’Obasan, retournent à l’air libre, arpentant les décombres non sans difficulté.
Un plan large nous est ensuite offert, joliment tramé par les lueurs aurorales, où la qualité graphique de buildings délabrés encadre le temple de Miyako. Une transition parfaite, vu que nous nous retrouvons à l’intérieur, où Tetsuo, agenouillé contre un pilier en marbre, semble plongé dans des songes à rallonges. Il scrute finement du regard numéro 19 qui somnole sur sa chaise basse. Dans sa main gauche, une capsule se fait visible, il l’examine et se demande: «Pourquoi moi.» Et il zieute à nouveau la vieille, comme s’il attendait une réponse de sa part, mais elle dort profondément. Sur deux cases synoptiques, Tetsuo se téléporte du cloître de Miyako jusqu’à la cime du temple. Depuis là-haut, appuyé par une vue plongeante suffocante, on a vraiment l’impression de se trouver à des centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Un plan plus large nous montre ensuite Tetsuo, minuscule, posté sur l’édifice religieux qui révèle cette fois-ci toute sa monstruosité. Sa cape baignée par les vents, numéro 41 paraît surpris par cette aube avenant.
Pendant ce temps, Kei, toujours escortée par les bonzes de la prêtresse, continue sa route jusqu’au monastère. Elle pense à sa compagne et dénote un visage inquiet. Planqué derrière une tente de fortune, un gars observe la scène et reste interrogatif à la vu des moines de Miyako y transportant un enfant et accompagnés d’une femme. Il ne lui en fallait pas plus pour qu’il émette un joli sourire, il file à grandes enjambées. Tetsuo, toujours perché sur les crêtes de l’édifice religieux, poursuit ses songes: il pense à ce courant invariant. Il est indéniable que sa conversation avec numéro 19 ne l’a pas laissé indifférent. Ce déferlement de parole l’a profondément impacté, ça doit bouillir dans sa pauvre petite tête. Le colonel et Chiyoko, eux, continuent leur avancée dans les décombres, le premier semble connaître les ruines de Néo Tokyo comme sa poche, preuve qu’il a dû les parcourir à maintes reprises. Il se retourne afin de s’assurer que la femme va bien, mais elle commence à valser des yeux et perd l’équilibre. Le militaire, dans un acte réfléchi et rapide, parvient à contrecarrer sa chute à l’aide de son bâton. L’image nous exposant cette scène est d’une grande beauté, elle révèle toute l’habileté du colonel, mais surtout, elle nous montre que, même dans l’effondrement, Chiyoko jamais ne laissera tomber Kiyoko. Cette femme à une force de caractère phénoménale, elle est rongée par une obstination infinie. Obasan est vraiment un personnage magnifique, d’une essentialité primordiale pour ce récit, dans son ensemble. Bref, le militaire semble se retrouver seul, perché sur ces hauteurs architecturales, avec deux êtres sous sa responsabilité.
Dans la planque d’Akira, les premiers rayons du levant baignent la pièce d’une lueur diaphane. Tetsuo surgit soudainement face au lit où dort profondément Kaori au côté d’Akira. Silencieux, il les contemple, mais demeure toujours bien noyé dans ses songes viscéraux. Kaori sursaute, se retourne, mais personne, elle mentionne alors, interrogative, le nom de Tetsuo. On retrouve ce dernier sur le trône, dans une image impétueuse et prépotente, sa cape virevoltante, la bouche concave et le regard ferme. J’adore comment Otomo met en scène numéro 41. Même si ce ne sont que des esquisses furtives et sans prétention, il arrive sans cesse à lui conférer une puissance hors du commun. Je sais, car je vais me répéter, mais Tetsuo est bien le seul personnage du récit à avoir reçu une telle attention dans son tracé, le seul qui exhibe un graphisme prétentieux, le seul à offrir cette mouvance voluptueuse. Tetsuo a changé ma vie, et je profite de cette case pour vous le révéler. Et même si le personnage en soi est fascinant, je crois que c’est plus la façon dont Katsuhiro l’esquissa qui m’a indubitablement révulsée. Bref, le jeune est assis face au soleil levant, des cachets s’expulsent de sa paume gauche, il les regarde avec appétit, il donne l’impression de lutter contre une force inconnue qui lui obligerait à les avaler: sa douleur. Mais il semble tenir le coup, suant à grosses gouttes, maintenant son poing ferme, refusant de les appréhender.
Pendant ce temps, l’homme oiseau pousse un crie d’alerte, il apprend à Migite et ses sbires que le mutant et la jeune femme ont su trouver refuge dans le temple de Miyako. Ils ont été convoyés par ses moines, et ceci représente un affront pour le Grand Empire de Tokyo: Miyako doit payer. Nous retrouvons d’ailleurs la vieille, accroupie sur sa chaise basse, dormant toujours profondément. Elle est réveillée par l’un de ses sous-fifres qui lui apprend, dans une position inclinée, que l’escorte est de retour au monastère. Baignée par la lumière du matin, Kei dévale les énormes halls et revoit la prêtresse. De suite, cette dernière lui demande où se trouve numéro 25, preuve qu’elle était parfaitement consciente de son absence. Kei lui explique les complications rencontrées, et lui affirme que Chiyoko la ramènera au temple, coûte que coûte. Elle lui fait pleinement confiance. On retrouve d’ailleurs Obasan, allongée, affaiblie, qui ignore où elle est et qui s’inquiète pour Kiyoko. Même dans un état de santé aggravé, la femme s’obstine à ne penser qu’à l’enfant. Le colonel apparaît alors, il l’écoute murmurer et la porte sur ses épaules. Durant leur traversée, Chiyoko, dans un semblant d’effort, demande au militaire d’amener Kiyoko vers numéro 19, que l’autre mutant est déjà là-bas. L’homme réagit: «l’autre mutant? Masaru? » Mais Obasan ne peut plus parler, elle s’évanouit. Il est intrigant de constater à quel point le colonel se trouve maintenant préoccupé pour les enfants du projet, lui qui donnait l’impression de les avoir abandonnés juste après la seconde manifestation. Les recherchait-il? Sillonnait-il la ville pour remonter leurs traces? Je le doute, sa présente réaction doit être placée sous le signe de l’émotion: malgré tout, il doit être content d’avoir retrouvé Kiyoko et de savoir Masaru dans la course.
D’ailleurs, nous voyons numéro 25 allongée sur un lit, couverte d’un veston. Un homme à lunette se poste auprès d’elle, la regarde, son visage est mélancolique. En se forçant un peu, on reconnaît très vite le scientifique qui accompagnait le docteur lors de la journée du 16 avril. À cette époque, il n’avait pas eu beaucoup de protagonisme, mais c’était quand même lui qui avait déclenché l’alerte de code 7 et reçu une belle baffe du colonel. À cet instant, son état est calamiteux, preuve que le laps de temps écoulé depuis la destruction de Néo Tokyo fut très commotionnant. Revoir Kiyoko (car bien évidemment, il la connaît) doit le combler de doute et d’incertitude. Il déambule dans des couloirs et des pièces surchargés de détails, où croulent des machines électroniques et des câbles électriques. Il prend place sur un fauteuil, dans une case tout aussi fouillée, et fait face à un moniteur divulguant une image spatiale de la Baie de Tokyo. Il donne décidément l’impression de gérer les commandes du satellite militaire SOL. Un cendrier rempli de mégot nous pousse à comprendre qu’il travaille dur, que ses nuits sont courtes. Il cherche d’ailleurs des allumettes.
La posture du colonel semble insignifiante en deçà des vestiges en ruines, on le sent affaibli: porter Chiyoko ne doit pas être une mince affaire. Il fait alors face au QG de l’armée, totalement détruit. Contempler cet édifice dans ce triste état nous imbibe d’un chagrin évident, c’était la seule construction qui nous fut exhibée durant la première partie du manga, à l’époque où Néo Tokyo resplendissait de mille feux. Otomo le peignit à plusieurs reprises, nous révélant tout son gigantisme et son imposante stature. Le revoir dans ces conditions, émietté, décrépit, prouve bien qu’aucune institution, aucune force politique, aucune autorité étatique, ne peut être épargnées par la puissance d’Akira. Le militaire poursuit son avancée et fait face à une Security Ball qui bloque l’accès au bâtiment. Un simple «c’est moi» de la part de ce dernier oblige la boule à rétrocéder. Voici la seule relation tangible entre l’homme et la machine qui nous sera dépeinte tout au long de l’histoire. Et je m’excuse, je vais paraître rébarbatif, ennuyeux, sûrement bourrin, mais prétendre qu’Akira, le manga, est un récit cyberpunk uniquement pour cette planche, c’est, à mon sens, déprécier les deux mille deux cents autres qui le composent et font de ce classique une œuvre intrinsèque, substantielle, viscérale, charnelle, cérébrale, profondément humaine. Bref, le colonel entre dans le QG.
Dans la planque d’Akira, des cris lourds et déchirants s’extraient de l’intérieur, en deçà du rideau. Dehors, Kaori est avec Akira, les pieds dans l’eau, qui joue avec des pierres. La jeune fille se redresse, surprise, et montre un minois radieux, mais préoccupé. Numéro 28 ne réagit pas et poursuit ses constructions comme un enfant de son âge. Au-dedans, nous retrouvons Tetsuo, le souffle court, agenouillé face à un ramassis de pilules. Son visage est convulsé, dégoulinant, il lutte contre la tentation. Une capsule dans la main, il l’observe, et finit par la faire exploser d’un pincement de doigts, comme s’il expulsait par ce simple geste toute la souffrance qui le contamine en ce moment même. Perché sur les hauteurs, proche du repère, Yamada scrute aux jumelles, on se demande presque quelle information il recherche. Ryu le rejoint, le taquine, lui proposant de se rendre directement là bas et contempler les faits de ses propres yeux, et non au travers d’épaisses lentilles. Soudain une embarcation traverse les eaux du lagon, avec Migite à son bord: il souhaite parler à numéro 41. Mais ce dernier est toujours face à ce même ramassis de capsules, se recroquevillant sur lui-même pour résister à la tentation. La trame de sa tête renforce le poids de sa douleur, il sert des dents, s’avachit sur le sol, cogne du poing. Le supplice enduré est trop intense, il ne peut supporter et, dans un élan irréfléchi, se saisit d’une dizaine de comprimés qu’il porte à sa bouche. La case, exhibant son visage incliné et paré d’un regard lumineux, est tiraillante, elle est anxiogène, commotionnante. Ces gélules, s’engouffrant dans sa gorge, montrent clairement son incapacité à surmonter ses calamités et à accepter ses afflictions. Elles sont l’allégorie parfaite de son impuissance, la métaphore inconditionnelle de son déchirement.
Migite entre alors dans les lieux, à l’improviste, fait un résumé de la situation à numéro 41 et réclame de l’aide. Ce dernier lui demande de partir. Migite insiste, mais se fera renvoyer chier. Tetsuo, rongé par son impuissance, souhaite être seul. Le Golden Boy retourne dehors, colérique, il s’avachit sur le trône et réfléchi un instant. S’il ne peut recevoir l’aval des mutants, il agira par lui même. Il prend donc les commandes de l’armée du Grand Empire et demande à ses sbires de regrouper tous les soldats disponibles. Dans le passé, il usait des enfants pour assurer la légitimité de ses actes, maintenant il se sent visiblement capable d’assumer, lui seul, ses décisions.
À l’intérieur du QG, le colonel dépose Chiyoko, toujours inconsciente. Le scientifique est planté derrière lui, il lui demande des cigarettes. Mais le militaire lui somme d’apporter de l’alcool afin de soigner les blessures de la femme. Il lui défait alors le bandage qui couvrait sa plaît, et on remarque des larves qui y avaient trouvé refuge. Une répugnance qui nous montre bien l’insalubrité dans laquelle sont baignés nos personnages. Après la réception de ses premiers soins, Chiyoko se retrouve allongée à même le sol, au repos. Son bras droit touche le matelas de Kiyoko comme si elle voulait s’assurer qu’elle allait bien. Même dans un état comateux, la protection du mutant reste sa priorité. Le colonel, exténué, ingurgite une gorgée de gnôle afin de se remettre de ses émotions. Il s’entretient, de manière musclée, avec le scientifique qui lui prétend que jamais il ne pourra se concentrer sans ses cigarettes. Le militaire le tranquillise et lui ordonne de poursuivre son boulot. Depuis le début de cette deuxième narration, postérieur à la destruction de Néo Tokyo, on imaginait le colonel perdu et déprimé. Mais il n’en est rien, il démontre au contraire une fervente activité, il est incontestable qu’il prépare quelque chose, élabore une stratégie. Il est entouré d’une machinerie moderne et parvient à faire travailler son scientifique, le même qu’il avait giflé durant cet après-midi du 16 avril, en échange de paquets de clopes. Finalement il n’a rien perdu de son contrôle de soi et des évènements, il semble plus que jamais dans le feu de l’action, même si nous savons tous qu’il est totalement hors sujet.
Dans le temple de Miyako, nous revoyons la prêtresse recevoir des nouvelles de Masaru. Ce dernier va bien, il est allongé confortablement dans un lit: son pouls est normal, sa respiration régulière. Kei, quant à elle, prend un bain, elle semble relaxée, noyée par une douceur vaporeuse. Elle se part d’un kimono, s’essuie les cheveux et déambule silencieusement le long des couloirs. La clarté des vignettes renforce la sobriété de sa cinématique. Elle se retrouve sur un balcon, face aux ruines de la capitale. Sous cet angle de vue, l’altitude ne paraît pas si extravagante. Au travers d’un regard tracassé, elle pense à sa compagne, Obasan.
Elle est alors rejointe par la prêtresse qui prétend contempler ce panorama apocalyptique au travers de son regard. La jeune femme serait une excellente médium, et même si nous la savions munie de facultés mentales non négligeables, Miyako lui confirme ce don, dans une paraphrase empreinte d’éloquence. Elle l’invite ensuite à manger. Nos deux personnages, accompagnés par un moine au visage austère, commencent une lente marche dans les couloirs. Kei, curieuse, demande à la vieille dame pourquoi elle ne se trouvait pas dans le laboratoire, avec les autres mutants du projet. Et numéro 19 lui répond que, lors d’une expérience, elle mourut, elle avait à peine dix ans! Les scientifiques de l’époque, soumis à une forte pression extérieure, tâtonnaient dans leur recherche, et se seraient servis de toute une bande de gamins pour effectuer des expérimentations à haut risque afin d’ouvrir la voie aux numéros 20. Miyako, faisant partie de cette bande d’enfants, serait tombée dans le coma, aurait été retirée du projet et placée dans un état de mort temporaire pendant treize années. Il est fou de voir comment la vieille se déballe aussi facilement à Kei, alors qu’elle était restée totalement muette sur sa propre personne durant son entretien avec Tetsuo. De plus, elle prétend fermement que les scientifiques étaient soumis à de fortes pressions extérieures. Or, au cours de son précédent monologue, elle avait mentionné deux versions possibles des faits: soit que les savants agissaient sous les ordres du gouvernement en place, et donc soumis à une forme de pression extérieure, soit qu’ils agissaient pour leur compte, ou au pire pour le compte de cet érudit excentrique, et donc sans pression extérieure. Miyako avait même insisté sur le fait que personne ne connaissait la vérité. Or, dans ce présent récit, elle fait clairement comprendre à Kei que ce projet était bel et bien une initiative gouvernementale, et que la recherche de résultat semblait être une priorité. Face à une telle situation, il me semble évident que Miyako raconte ce qu’elle désire, quand elle le désire, et à qui elle le désire. Elle se joue des mots comme de ses interlocuteurs, et cette anodine conversation qu’elle entretient avec Kei, en ce moment, pourrait être finalement que le début d’une nouvelle manipulation.
La vieille apprend ensuite à la jeune femme que durant son long sommeil de treize années, elle fit un rêve: Akira, Néo Tokyo, Tetsuo, l’univers, le futur, elle aussi et son ami Kaneda. Cette dernière s’émotionne à entendre le nom de son compagnon, et lui demande où il se trouve: «il n’est pas dans ce monde... en tout cas pas maintenant. » À chaque fois que Miyako parle de ses rêves, c’est la même divagation cérébrale, on n’y comprend rien, ou tout du moins le surplus de questions que génère chacune de ses révélations nous embourbe toujours plus dans l’inconnu. À l’écouter, la prêtresse était donc consciente de la venue d’un être, suffisamment parfait pour s’extraire du flux et comprendre Akira, car elle rêva de Tetsuo, et il est là. Ce qui veut dire qu’en créant sa secte et son monastère, elle ne cherchait pas à former des disciples afin de les hisser à la perfection, car elle savait que numéro 41 surgirait. Donc, la secte de Miyako n’a qu’un rôle spirituel, elle n’est là que pour affermir le poids du religieux dans une société. Ensuite, la vieille prétend avoir rêvé du futur. Mais quel déroulement présentait ce futur? Et ses actes présents, vont-ils le contrecarrer, ou à l’inverse le guider, ce futur? Si on se réfère au passé proche, lors de la destruction de Néo Tokyo, la prêtresse savait parfaitement que ceci allait advenir, elle ne cessait même de le raconter à son petit rat. Et pourtant elle n’a rien fait pour empêcher cette atrocité. Au contraire, en manipulant Nezu, on pourrait presque dire qu’elle a tout fait pour que cela se produise. Donc il en sera de même pour ce devenir actuel, ses actions s’accorderont avec sa concrétisation. Durant sa conversation avec Tetsuo, elle lui a indirectement ordonné de cesser la dope, pour pleinement développer ses facultés, afin de s’extraire du flux et comprendre Akira. Tout ceci sonne très poétique, très métaphorique, mais c’est le futur dont rêva Miyako et elle est en train de préparer le terrain pour qu’il s’accomplisse. Le problème bien sûr, c’est Tetsuo, incontrôlable, et à contre-courant. Reste donc à savoir si ce dernier acceptera sa mission, mais la vieille semble tout faire pour ça. Dans tous les cas, ceci donne un pouvoir phénoménal à Miyako. Elle connaît l’avenir, et peut donc jouer avec des prémonitions qui auront un impact significatif sur ses sujets. Et on remarque, lors de cette lente marche qu’elle effectue au côté de Kei et de son moine au visage austère, à quel point elle est appréciée et vénérée par son peuple. Numéro 19 représente la métaphore parfaite du pouvoir religieux: manipulation.
Pendant ce temps, sous les lumières scintillantes du matin, l’homme oiseau vocifère un cri d’alerte, il appelle tous les partisans de l’empire à se réunir pour être le moteur d’une grande armée. À terre, Migite, toujours joliment vêtu, motive ses sujets en les équipant de mitraillettes et de munitions. Même sans l’aval des enfants, il contrôle sublimement son monde. On pourrait presque dire que toute l’aura mystique du Pouvoir qui fut exhibée durant ce mois a parfaitement bien joué son rôle catalyseur. Et la jeune milice se met en marche, sous la cadence rythmée de ses cris de ferveur. Depuis les hauteurs, Yamada guette ce cirque aux jumelles et se demande pourquoi une telle armée?
De nouveau face au QG, le colonel monte les escaliers de l’édifice, absorbé. À l’intérieur tout est calme, les moniteurs sont éteints, le silence règne. Il fait valser son visage, observe. Un léger bruit l’oblige à entrer dans une pièce obscure, il y remarque le scientifique, blotti dans un coin. Après de succinctes interrogations, le savant, apeuré, laisse tomber un marteau. Il n’en fallut pas plus pour pousser le militaire à bout, il propulse violemment l’érudit contre un mur. Ce dernier souhaitait éliminer Kiyoko, persuadé que tout se désastre est dû à elle et aux autres mutants. Mais le colonel lui fait comprendre que sa mort pourrait causer une réaction chez Akira qui serait bien plus dévastatrice. J’ignore s’il faut prendre sa phrase au sérieux, mais on sent bien par là que le militaire reste traumatisé par la manifestation de numéro 28 suite au décès de Takashi. Ceci dit, le scientifique semble s’en foutre royalement, pour lui, il a déjà tout perdu. Le colonel lui jette alors trois paquets de clopes et lui ordonne de poursuivre son travail, même si l’on ne sait toujours pas en quoi il consiste.
J’adore cette série de planches qui nous fut joliment présentée. On y remarque trois formes de pouvoirs, trois formes de manipulation: celle de Miyako sur ses sujets, celle de Migite sur ses sbires, et celle du colonel sur son savant. Les deux premières ne sont possibles que grâce à un mysticisme évident, essentiellement caractérisé par ce Pouvoir incompris. La dernière est par contre très humaine, et cela ne fait que renforcer la beauté de notre chef des armées d’antan. Bien sûr, il est difficile de deviner ce qui pousse le chercheur à rester en ces lieux et à obéir aux ordres: la foi en sa discipline? Je me rappelle encore de ce parallélisme qu’il y avait, en début de récit, entre le scientifique et le militaire, correctement divergeant sur leur degré de responsabilité. Ici, ces deux disciplines se retrouvent côte à côte, mais sont unies maintenant par leur dévotion, leur conviction. Nos deux protagonistes semblent agir avec compromission, chacun dans leur coin, et c’est cette dernière qui colmate leur symbiose. Soit! nous ne savons pas quel est exactement le travail du savant. Nous ignorons ce que trame le colonel, même si le délire récent de Tetsuo nous force à croire en une confrontation prochaine entre ces deux personnages. Bref, ceci renforce le fait que le militaire reste toujours très maître de lui-même, et contrôle finalement très bien sa situation.
Dehors, au bas des escaliers de la planque d’Akira, nous le voyons, avec Kaori, en train de profiter de la fraîcheur matinale. Le mutant, les pieds dans l’eau, poursuit ses constructions d’apachetas. La jeune fille, sourire aux lèvres, observe la dilution des cieux, on la sent heureuse. Soudain, un amas de pilules divague sur ce léger courant aqueux. Numéro 28 se redresse, stoïque, et arrête son regard sur cette mouvance comme s’il avait été interpellé. Kaori en fait de même, le visage surpris. Elle comprend parfaitement que ce sont les cachets de Tetsuo et se demande comment ils sont arrivés jusque là. Et nous voyons alors numéro 41, assis en amont des marches, tranquille, affirmant: «J’ai tout jeté, je n’en ai plus besoin. J’ai décidé de tout jeter.» J’adore cette allégorie, les cachetons suivent invariablement le courant pour que Tetsuo puisse définitivement s’en défaire: quelle poésie. Il exhibe même un frêle sourire, lui aussi semble être heureux. Kaori et Akira le regardent, ce dernier dénote une posture et un visage qu’on ne lui connaissait pas, quelque chose est sérieusement en train de changer. Numéro 41, lui, se relève et savoure la venue de cette bise et de sa légèreté: la prophétie Miyako est en marche.
Les ruines submergées de Néo Tokyo pour nous introduire cet épisode 64 sorti le 16 décembre 1985 dans les pages de Young Magazine. Depuis septembre, c’est la quatrième fois que le délabrement urbain de la capitale nous est divulgué en page-titre. L’une avec un colonel observateur sur ses faîtes, une seconde avec ses obscurs bas fonds, une autre avec la pointe du temple de Miyako, inaltérée... et celle-ci, dévoilant la venue d’une tempête imminente. Jamais Otomo ne nous avait autant présenté la ville lorsqu’elle était intacte. En fait si, juste une fois, pour l’épisode 45. Donc, même au cœur des pages-titres, nous connaissons mieux Néo Tokyo dévastée que durant sa douce opulence. Jamais la capitale nippone fut si oppressante, étouffante et lugubre que depuis son éradication. Mais dans cette présente illustration, ce ne sont pas ces immeubles décrépités qui nous angoissent, mais bel et bien cet énorme cumulus qui semble annoncer une tourmente inévitable. Et n’oublions pas de le signaler, mais Akira est en train de fêter sa troisième année.
Et en effet, une masse sombre et compacte se dresse sur l’horizon. Yamada, toujours accompagné par Ryu, souhaite profiter d’un retour au calme, depuis le départ de l’armée, pour s’aventurer jusqu’au repère d’Akira. Cela surprend l’ancien anarchiste, car, selon son interprétation des faits (qui peut être sûrement discutable), même seul, numéro 28 reste dangereux. Mais cela ne dérange pas l’espion, il est venu ici pour tout justement évaluer ce niveau de dangerosité. Ryu est impressionné par un tel courage. Assis sur le trône, cadré par deux vignettes accablantes, Tetsuo se comprime la tête, il beugle d’une dépression manifeste. Yamada l’observe aux jumelles et demande à son compagnon de route des informations sur ce dernier. Notre anarchiste prétend qu’il le connaît, qu’ils se sont déjà croisés. Et nous nous souvenons très bien de cet instant, sur le monte-charge, lorsqu’ils descendaient dans les entrailles de la Terre en cette après-midi du 16 avril. C’est d’ailleurs le seul moment où Ryu se frotta à Tetsuo. Par contre, il affirme ne pas être sûr si l’adolescent a des Pouvoirs, car il ne l’a jamais vu s’en servir. Comment ça? Et sur le monte-charge, en cette même après-midi, alors qu’il se défaisait des plates formes de l’armée, Ryu était pourtant aux premières loges. L’aurait-il oublié? Ou n’avait-il pas fait le rapprochement entre numéro 41 et toutes ces explosions? Étrange!
Bref, Tetsuo tape des poings, son abstinence le ronge déjà de l’intérieur, on le sent à bout. Il se cogne même la tête pour amoindrir ses douleurs. Son visage respire la désespérance, il ne supporte plus cette agonie incessante, il en pleure, essoufflé. Dans un dernier cri d’amertume, il incurve son corps et disparaît du voltaire, marqué alors de son sang, sous la stupeur de Yamada qui l’observait toujours soigneusement. Brusquement, bien loin à l’horizon, un spasme aquatique s’élève des flots. Yamada et Ryu sont interloqués, et un raz de marée géant se dessine devant eux. Tetsuo s’extrait subitement des eaux tumultueuses et, dans un hurlement pétrifiant, s’immisce jusqu’aux cieux ombragés. Trois cases, rayées, nous montrent ensuite la stupéfaction de Miyako, Masaru et Kiyoko. Tous écarquillent les yeux et oscillent leur tête d’une mouvance sidérée. La première, parée de ses petites lunettes rondes, semble embarrassée et préoccupée. Le second donne l’impression de s’extraire de son sommeil, son regard est vaporeux. La troisième est, quant à elle, comme hantée par une épouvante incomprise. Numéro 25, maintenant réveillée, pousse un braillement qui méduse le colonel posté juste à côté. Imprécise et bégayante, noyée par une agonie manifeste, elle demande au militaire de la mener jusqu’à Miyako.
C’est alors qu’une image sombre, tramée, balayée par cette tempête annoncée, nous expose le temple de la vielle. Migite est au premier plan et escorte son armée, il arbore un sourire confiant. Il lève le poing, vocifère son cri d’attaque et lance l’offensive, se ruant dans le camp de réfugiés. Sa troupe le suit, embringuée par l’effervescence du moment, dans une vue plongeante vertigineuse et panoramique. Au QG, le colonel rejoint le scientifique qui allume une clope, il lui demande si c’est terminé et quelle est la marge d’erreur. Ce dernier lui répond que tout est OK, mais que dans un rayon inférieur à dix mètres cela peut s’avérer très dangereux. Malheureusement, il était impossible au savant de combiner précision et miniaturisation. Indéniablement ils parlent d’une arme, mais nous n’en connaissons pas sa structure ni sa fonction exacte. La seule chose qui importe pour le militaire, c’est qu’elle puisse tenir dans sa poche. Mais avant de s’en servir, il doit mettre Kiyoko en lieu sûr. Nous comprenons donc qu’il va se rendre au temple de Miyako et, par la suite, il accomplira la mission qu’il s’était fixée: Tetsuo? La question est légitime, car lors de son récent délire, numéro 41 avait perçu cet affrontement face au colonel.
Mais nous nous retrouvons très vite sur les eaux salées de la baie, toujours aussi tumultueuses et rayonnantes. Le ciel est plombé, un éclaire le fendille et donne l’impression de s’approcher vélocement de la berge, celle même où se trouvent Ryu et Yamada, apeurés et surpris. Les deux hommes se font balayer par les flots et sont projetés à terre. Tetsuo est juste derrière eux. Un dessin très maladroit nous le montre, s’extrayant de la marée, la cape au vent. Il demande à Yamada si tous les bateaux militaires qui divaguent au large des côtes sont de ses connaissances. L’espion écarquille les yeux, sue à grosses gouttes, ne comprenant comment le jeune a pu capter une telle information. L’adolescent prétend même que tous les canons de ces navires pointent sur Néo Tokyo. Yamada sort son flingue, il commence à s’irriter. Et Tetsuo lui demande alors: «vous êtes venus ici pour tuer Akira?» L’espion est consterné, surpris par une telle affirmation qui semble n’être qu’une simple vérité. Ryu, bouche hébétée, est sous le choc de la révélation. Tetsuo trame son visage, épris d’une violente colère, comme s’il ne pouvait supporter que l’on pointe des ogives sur son Empire, mais surtout que l’on puisse s’en prendre à numéro 28. Il génère une authentique décharge, propulsant nos deux acolytes aveuglés, et se convertit en un éclair foudroyant afin de se téléporter. Trois cases nous décrivent son évanescent cheminement: disparaissant de la côte, s’engouffrant dans les airs, et s’écrasant sur la crête d’un immeuble. Ryu et son compère observent la scène, estomaqués et sans voie. Le ciel s’assombrit alors, tourbillonne, et laisse paraître le ricanement de Tetsuo. Comme si cette tempête annoncée n’était que le fruit de son emportement.
Au temple de Miyako, Migite fait face à un moine et demande à voir la prêtresse, mais cette dernière n’est apparemment pas disponible. Notre golden Boy prétend qu’un enfant et une femme sont cachés en ces lieux et ordonne à ce qu’ils soient remis au Grand Empire. Mais le bonze, toujours très courtois, persiste dans sa négative à les recevoir. Claquement de doigts de Migite, qui nous fait étrangement penser à celui de Nezu lorsqu’il portait son offensive sur Sakaki, et le religieux se retrouve criblé de balles, dans une image crue et effroyable. Le visage d’un des tireurs devient même imbibé d’effroi, prouvant qu’il se passe quelque chose au sein de cette armée: face aux actes, l’effervescence se confronte aux conséquences. Migite poursuit sa marche, d’un pas sûr, et commence son intrusion dans le monastère, tâchant tout de même de maintenir sa troupe en haleine.
La prêtresse est immédiatement prévenue de l’intrusion des hommes du Grand Empire et de leur demande de récupérer Kei et Masaru. Elle exhibe même un visage apeuré en apprenant qu’ils ont déjà commencé à faire feu. Et en effet, dans le temple, c’est une véritable boucherie qui se présente au travers de cases profondément tramées pour renforcer la dramaturgie du moment. Les sbires de l’Empire mitraillent à tout va et semblent n’épargner personne. À l’intérieur, c’est la panique, les réfugiés sont pris au dépourvu, ils tâchent de réagir, mais se font exécuter sans scrupule. Confrontés aux paroles conciliatrices des moines, les mercenaires les criblent de mille balles, sans aucune pitié, assourdie par les onomatopées des tirs répétés. Tous sont emportés par la furie de Migite qui souhaite littéralement éradiquer cette église et tuer Miyako. Ce dernier orchestre parfaitement bien son petit monde, rénovant l’effroi en une impulsive frénésie. Postée sur une passerelle adjacente, Kei, le visage empli de dégoût, observe le carnage. Elle se fait prendre en chasse par l’un des sbires, mais lui flanque un violent coup de coude. Elle sait que personne ne le lui tirera dessus, car leur chef la veut vivante, et on se demande bien pourquoi d’ailleurs!
Dans le QG, le scientifique explique le fonctionnement d’une arme au colonel. C’est en fait un pistolet laser qui permet de télécommander le satellite SOL afin de projeter une salve sur une coordonnée précise, avec dix mètres comme marge d’erreur. Voilà donc en quoi consistait le travail du savant, et voilà donc en quoi consistait le plan du militaire. Ce dernier reste fermement convaincu qu’il pourra résoudre la situation, voir même éradiquer Tetsuo, au moyen d’un armement sophistiqué. Décidément, son échec cuisant du 16 avril ne lui fait pas perdre espoir. Il va chercher Kiyoko, toujours somnolente, et sort de l’établissement. Dehors, la tempête annoncée est de plus en plus intense, on a l’impression d’auditionner l’affligeante symphonie de numéro 41. Le colonel installe la mutante à l’intérieur d’une Security Ball, spécialement aménagée pour l’occasion, et commence sa marche. Il prévient le scientifique qu’il sera de retour dans deux, voire trois jours, et lui demande de prendre bien soin de Chiyoko. Une image tramée et virulente nous montre alors le militaire, sur la Security Ball, en train de s’engouffrer dans les profondeurs ténébreuses de la ville. Le vent souffle, et sa vivacité nous est parfaitement perceptible.
Au monastère, Migite, accompagné de quelques hommes, menace un moine ensanglanté de se confesser: il veut savoir où se trouve Miyako. Mais face au silence de ce dernier, le premier, bariolé d’un visage irascible, ordonne à ces deuxièmes de tirer. Mais ils ne le peuvent. Cette profusion de violence a indubitablement eu un impact sur le mental des soldats de cette Grande Armée qui ne sont évidemment pas des professionnels. Dans sa chambre, Kei a quitté son kimono pour se vêtir en concordance avec la situation. Elle enfile ses bottes, charge sa mitraillette, et sa case se cicatrise soudainement d’un bruit aigu. Elle se retourne, stupéfaite, comme si elle reconnaissait cette stridente sonorité. Et sur une double page, Otomo nous dévoile Tetsuo, avachi sur les hauteurs de l’immeuble, la bouche entrouverte, le regard vide: il donne l’impression d’être mort. Le centre de l’image pointe sur sa pupille droite qui nous rappelle clairement celle de cette jeune fille, agonisante, la nuit de son délire. Et encore une fois, on a la folle impression de se sentir littéralement attiré au cœur de ce globe oculaire. Sur toutes les doubles planches confectionnées depuis le début de l’histoire par l’auteur, c’est la première, et ce sera aussi la seule, qui nous montre le visage d’un de ses personnages, et le contempler ainsi est tout simplement époustouflant. Numéro 41 se vrille, il vit toujours, son regard est tyrannisé, il donne le sentiment de lutter contre une coercition mystérieuse. Un plan large nous l’exhibe alors, balayé par les vents, dans un dessin obscurci par la tourmente, où il susurre, de façon saccadée, le prénom de son ami: Kaneda. Et nous revoyons Kei, dans sa chambre, face à un Kaneda en flamme. La jeune femme tente de s’approcher, dans une case identique à celle conceptualisée par Tetsuo durant son récent délire. Kaneda pose d’ailleurs la même question: «Où suis-je?» L’ardente manifestation disparaît, promptement, diffusant sa brisure reluisante et laisse Kei seule, dans un semblant d’amertume.
À l’instar de la première apparition, en début d’histoire, qui fut clairement engendrée par Tetsuo lorsqu’il se trouvait sur son lit d’hôpital, cette dernière est aussi causée par lui, maintenant sur les crêtes d’un édifice en ruine. Pourquoi Tetsuo génère-t-il des Kaneda de ce style? Indéniablement parce que c’est la seule personne qu’il a, c’est son ami, et dès qu’il se sent dans une situation mêlant complication et solitude, il pense à lui, car il n’a que lui. Dans quel but Tetsuo génère-t-il ces images? La première était clairement une projection dans le futur. À l’hôpital, numéro 41 avait catalysé son ami en train de se faire engloutir par la masse énergétique d’Akira, et c’est ce qu’il se produisit. Dans cette soudaine scène, Kaneda n’a pas changé d’état, il semble toujours sur le point d’être submergé par la deuxième manifestation. C’était comme si, depuis sa dimension, il divaguait dans une temporalité invariable, dans une chronologie figée, se questionnant inlassablement. Ici, par conséquent, pas de projection dans le futur, cette représentation se déroule bien dans l’actuel présent, et elle avait d’ailleurs été anticipée par Tetsuo durant son délire. Kaneda, interrogatif, semble donc communiquer à Kei qu’il est toujours en vie, mais ne sait pas où. Et enfin, pourquoi ce Kaneda en flamme apparaît-il seulement face à Kei? Si réellement numéro 41 est l’instigateur d’un tel visuel, la question devrait plutôt se postuler sous cette forme: pourquoi Tetsuo fait-il apparaître ce Kaneda en flamme face à la jeune femme? Soit, cette dernière possède certaines facultés, c’est un excellent médium, de ce fait elle serait plus propice à percevoir une telle imagerie. Mais nous savons que c’est faux, car Kaneda lui-même avait pu observer son double incandescent dans la planque des anarchistes. En fait, si Kei distingue ces informations, c’est surtout parce que numéro 41 les lui envoie. Donc je répète la question: pourquoi Tetsuo fait-il apparaître un Kaneda en flamme face à Kei? Posée sous cette forme, on y voit un triangle, pas un triangle amoureux (bien que!), mais un triangle relationnel évident, ayant pour crête commune Kaneda. Le côtoiement entre Kei et Tetsuo est trop infime pour avoir un véritable poids. Ils se sont à peine croisés au QG de l’armée, et même si leur rencontre fut plutôt musclée, elle n’en demeure pas moins très brève. Par contre Kaneda, lui, est profondément attaché à Tetsuo, par leur amitié sincère et pérenne, et aussi à Kei, par cet amour flagrant qu’il lui porte. Et si la jeune femme n’est pas apte, pour le moment, à cerner cette puissante fraternité qui unit les deux adolescents, numéro 41, lui, est parfaitement conscient de l’attachement que porte son ami à cette dernière. Je ne souhaite pas parler ici de crise de jalousie, Tetsuo est capricieux, puéril, mais à ce niveau du récit, je trouverai ça trop futile de penser qu’il est jaloux de Kei. Non, en fait numéro 41 est rattaché à Kaneda par le quantitatif, et ce dernier l’est à Kei par le qualitatif. Cet hologramme incandescent, donc, statique et passif, passe de l’un à l’autre en respectant cette cinématique. Tetsuo fait apparaître Kaneda pour des raisons quantitatives (il n’a que lui), et le projette face à la jeune femme pour des raisons qualitatives (c’est à Kei que Kaneda veut se confier). Je ne pense pas qu’il y ait une intention ou une volonté de la part de numéro 41. C’est juste un jeu de force, qui s’opère instinctivement entre lui et la jeune femme. Et cela se produisit deux fois à l’identique: jadis, depuis la chambre d’hôpital et maintenant, depuis la cime de cet immeuble délabré. La première était clairement à titre prémonitoire, la seconde, elle, se présente plus comme une prise de contact en temps réel. Bref, pour la seconde fois Kaneda disparaît et laisse Kei seule, avec son amertume.
Dans le cloître de Miyako, un moine ensanglanté, à bout de souffle, surgit alors et ordonne à sa maîtresse de s’échapper au plus vite. Secouru par ses confrères, il s’écroule au sol, pendant que Migite fait son apparition, avec sérénité et tranquillité. Ce dernier, comme tout bon politicien, ne tarit pas d’éloge sur la religieuse. Il lui prétend que cette guerre n’est menée que pour la gloire d’Akira, de Tetsuo, mais d’elle même aussi. Néanmoins, numéro 19 n’est pas dupe, elle perçoit parfaitement les intentions de Migite et sait qu’il n’agit que pour ses ambitions personnelles. Irrité et outragé, notre Golden Boy ordonne à ses hommes de tirer sur la vieille. Deux plans séquentiels nous sont alors offerts, différenciés par un funeste changement de focale, qui nous montre l’échec de la mise à feu, à la surprise de tous. Et en effet, les bonzes de Miyako, paumes droites ouvertes, génèrent le Pouvoir afin d’enrayer les mitraillettes. Bardés d’une profonde concentration, ils font même exploser les armes, en prenant soin de ne pas nuire à leur porteur, car la prêtresse ne souhaite aucune victime supplémentaire. Plus que jamais offensé, Migite ordonne à ses hommes d’appeler leur sujet d’élite, et fait comprendre à la vieille qu’il ne peut la laisser en travers de son chemin alors qu’elle maîtrise le Pouvoir. Je ne sais pas si nous pouvons parler d’un jeu de mots, mais selon Migite, celui qui aura le monopole du Pouvoir aura le pouvoir de contrôler Néo Tokyo. Ce qui prouve que ce dernier utilise clairement les enfants, il se sert de leur Pouvoir pour assouvir ses ambitions politiques, car il est persuadé que le peuple se soumettra à la loi du plus fort. Et la face enfiellée qu’il exhibe à Miyako, lors de son énoncé, révèle parfaitement bien tout son machiavélisme.
Pendant ce temps, à l’intérieur du temple, les mercenaires poursuivent leur emprise, abusant de leur puissance de tir pour s’adonner à des actes non autorisés. Mais soudain, l’arme d’un des soldats explose, provoquant l’ensanglantement de son visage. Un moine, rescapé des affrontements, usa de ses dernières forces pour porter un coup décisif. Ceci enclenche de suite la réaction des réfugiés qui se ruent sur les guerriers afin de les asséner de coups de bâton. Il n’en faut des fois pas plus pour éveiller des peuples endormis.
Dans une pièce lumineuse et spacieuse, deux sbires de l’Empire conversent, toujours à la recherche de Masaru. Juste au-dessus, une magnifique coupole se dessine, exposant la gravure présente dans le cloître de Miyako. Même si nous en avions aperçu une, de manière bien furtive, une vingtaine de pages auparavant, celle-ci nous est pleinement exhibée et nous prouve bien que ce qui semble être la représentation d’un halo de lumière n’est pas seulement lié à numéro 19, mais fait partie intégrante de la décoration de son palais. Les deux mercenaires sont interpellés par l’un de leurs collègues. Ils observent, dans un long couloir, six bonzes alors rejoints par un septième portant un plateau de nourriture. Ils en déduisent que quelque chose d’important doit se trouver au bout de ce couloir. Nous voyons ensuite Kei, arme à la main, courant à toute vitesse et noyer son visage dans la stupeur en entendant des coups de mitraillette. L’image des moines se faisant cribler de balles est statique, percutante, violente. Les sbires de l’Empire n’ont décidément aucune pitié. Kei surgit alors et contemple le carnage, son regard est empli de dégoût. Elle est très vite prise en chasse, mais elle réagit sans exprimer le moindre doute et exécute ces trois lascars avec précision, enclavée dans une perspective astreignante. Essoufflée, elle pense immédiatement à numéro 27 qui se trouve tout justement au bout de ce couloir. Elle s’avance, avec discrétion, s’imaginant le pire. Mais tout va bien, Masaru est toujours endormi, surveillé par deux moines. La jeune femme est parfaitement consciente qu’en ces lieux, le mutant n’est plus en sécurité: il faut le transférer dans un endroit plus sûr. Elle file alors, sans plus attendre, à la rescousse de Miyako.
Nous nous retrouvons d’ailleurs dans son cloître, avec le fameux sbire, paré de lunettes rondes, en train de mener une lutte contre la garde rapprochée de numéro 19. J’adore comment Otomo nous présente ce prodigieux guerrier d’élite, baigné par un design radical et enrobé d’un charisme évident. Son traitement ne pouvait pas aller au-delà de sa fonction, ce qui rend ses apparitions assez anecdotiques, mais je les trouve à chaque fois sublimes et efficaces. Bref, le combat est virulent, le plancher commence même à s’effriter, les moines semblent en mauvaise posture. Mais, sous les conseils avisés de sa prêtresse, l’un d’eux porte un coup fatal, donnant l’impression d’éclater la tête du sbire à lunette. Ce dernier, dans une case impétueusement belle de par la dynamique de son statisme, se retrouve propulsé dans les airs, sous le regard impuissant de Migite qui réclame la venue d’un autre guerrier. Face à eux, les moines de Miyako sont dans un piteux état.
Une vue aérée nous montre alors Kei dévalant les escaliers. En arrière-plan, le mur est bariolé de ces bas-reliefs révélant comme un halo lumineux, il y en a un même un de gravé sur une colonne. C’est impressionnant comment ce motif nous est soudainement dévoilé avec une certaine fréquence. En fait, ce dernier n’est finalement pas propre à l’intimité de Miyako, il ne symbolise plus le rattachement de celle-ci à Akira, mais il fait partie intégrante du monastère, de son édification et par conséquent de sa fonction. Et ses apparitions, furtives mais répétées, le rendent même de plus en plus troublant. Bref, Kei poursuit sa course au travers de ce hall qui accueillait les réfugiés, bon nombre sont à terre, d’autres continuent de bastonner les mercenaires de l’Empire. Parmi ces derniers, un type réagit au passage de la jeune femme, comme interpellé. Et nous nous postons alors face à Kai, qui semble avoir reconnu Kei. Ils ne s’étaient pas revus depuis leur rencontre chez Harukiya avant la guerre des gangs, donc ça fait un bail. Mais Kai a apparemment une bonne mémoire, et c’est indéniablement surprenant de retrouver ce personnage après tant de chapitres d’absence. Dans tous les cas, Kei court toujours à vive allure, déterminée que l’état anémique de cette armée dépend énormément de l’état dans lequel se trouve celui qui la dirige. Et la jeune femme s’engouffre dans ce long couloir qui arbore lui aussi ce bas relief révélant comme un halo lumineux, il donne même l’impression d’être la prolongation et le débouché de ce hall décrépité.
Une onzième apparition en page-titre pour Kei, avec ce soixante-septième épisode sorti dans Young Magazine le 17 février 1986. Tout au long de ces illustrations introductives et des milliers de planches qui ont jonché cette histoire, nous avons pu assister au développement de ce personnage fascinant, incontestablement le personnage central de l’œuvre. Kei est sur tous les fronts, elle est présente et active dans toutes les situations clés du récit, faisant sans cesse preuve de détermination, d’impartialité et de prise de jugement réfléchi. Et cette esquisse, qui nous est présentée ici, semble être, de par sa vaporeuse apparition, son regard et sa fermeté, l’amalgame de tous ces qualificatifs. Mais surtout, en contemplant plus poétiquement cette image, on ne peut cette fois-ci nier à quel point Kei est profondément féminine. Il se dégage de sa posture une grâce et un charme pertinent, éloquent, intangible. Cette femme est une véritable «guerrière », et je mets ce terme entre guillemets, car il n’est pas adéquat, mais c’est certainement celui qui lui correspond le mieux.
Dans le temple, l’affrontement entre les réfugiés et les hommes de l’Empire est toujours très actif. L’obstination des premiers leur procure une sensation de domination, mais la différence entre leurs armements donne finalement l’avantage aux seconds. C’est dans ce vacarme que Kei tente de se frayer un chemin. Un plan large nous montre un hall parsemé de cadavres d’où s’exhibe cette même gravure en bas-relief, cela en devient presque angoissant. Au final, on arrive à se demander ce qui est le plus oppressant: la vue de ce halo lumineux ou cette guéguerre intestine? La jeune femme poursuit sa course. Et on se retrouve de nouveau dans le cloître de Miyako, avec Migite qui ordonne à son sbire de se relever et d’éliminer la vieille. Mais le guerrier est épuisé et fait face à des moines tout aussi exténués. Cependant, il se remet sur pied, et sans ses petites lunettes rondes, son charisme semble avoir baissé en intensité. Il dégouline de sueur.
Mais subitement, surgit du fond du couloir Kei, travestie en mercenaire, qui prétend une défaite de l’armée afin d’approcher Migite. Et c’est ce qu’elle parvient à faire, se jetant sur le Golden Boy, le pointant de sa mitraillette et ôtant son turban pour lui dévoiler un regard profondément déterminé. La jeune femme est unanime: soit l’Empire quitte le temple, soit elle exécute Migite. Le défilement des cases est très rapide, entre la peur de celui-ci, l’effarement de ses soldats, le supplice de Miyako de ne pas le tuer, la résolution de Kei qui n’hésitera pas à le faire et le retentissement de l’alarme qui annonce le cesser le feu, on se retrouve finalement très vite à l’extérieur, en contre-plongée, avec une Kei qui domine parfaitement la situation. Pointant toujours Migite de sa mitraillette, elle lui demande d’ordonner à ses hommes de laisser les armes. Mais ce dernier est indécis, il se trouve dans une mauvaise posture qui pourrait compromettre son autorité, il n’émet donc aucune parole. C’est alors que Kai entre en scène et pousse sa gueulante. J’ai sans cesse perçu ce personnage comme arrogant et méprisable, et c’est avec ces mêmes traits de caractère qu’il fait comprendre aux soldats du Grand Empire qu’ils ont perdu. Migite promet qu’ils reviendront et qu’ils finiront par tous les éliminer. Mais Kei n’est pas impressionnée, elle lui demande même de venir avec Tetsuo la prochaine fois. La jeune femme fait preuve ici d’une certaine innocence en s’imaginant que cette guerre est celle de numéro 41. À croire qu’elle est totalement hors sujette elle aussi. Mais comme l’expliquait très bien Miyako, ceux qui appartiennent au courant ne pourront jamais comprendre.
Mais subitement, nous nous retrouvons dans les airs, avec une vue plongeante vertigineuse révélant les débris de Néo Tokyo. Perché sur les crêtes d’un édifice en ruine, surplombant intégralement ce panorama, Tetsuo demeure recroquevillé, sa noire chevelure contrastant avec les reflets lumineux de la baie. Une masse nuageuse, dense et obscure, domine sa corpulence chétive et famélique. Un courant d’air violent et invariant fait valser sa cape déchiquetée, générant une sonorité grave et répétée, cadencée par un rythme cardiaque. Courbé par sa décrépitude, le jeune reste insensible à ce flux nébuleux qui l’enveloppe, il donne alors l’impression de divaguer dans une douce perdition. La vue de ses côtes, au travers de sa chair pétrifiée, renforce l’état léthargique dans lequel il semble se noyer. Le courant fuligineux poursuit sa flagellation périodique, Tetsuo demeure immobile, s’incorporant dans un tunnel sans fin qui finit par obstruer son champ de vision. En quatre cases magistrales, Otomo nous divulgue un instant empli de poésie, jouant avec la violence de ce courant d’air pour propager l’écho de cette sonorité, cadencée par un rythme cardiaque, jusqu’aux tréfonds de la capitale.
Mais Kei, dans une posture arrogante et fière, fait toujours face à Migite. Ce dernier lui fait comprendre qu’elle regrettera de ne pas l’avoir éliminé pendant qu’elle le pouvait. En prononçant ses paroles, il démontre d’ailleurs la même arrogance. Mais la femme se retourne, consternée, et entre au palais. C’est alors que Kai l’interpelle et tâche de lui faire remémorer l’époque où ils s’étaient croisés chez Harukiya. Kei semble en effet se souvenir, et nos deux jeunes laissent paraître leur euphorie dans le dessin, et on peut l’affirmer haut et fort, le plus horrible de toute la saga. Tout est nul dans cette vignette: l’expression faciale de nos deux lurons, le cadrage imprécis, le contraste entre leur joie et la déchéance des deux loques en arrière-plans... Horrible! Incontestablement le crayonné le plus nul effectué par Otomo dans Akira. Elles ne sont pas nombreuses les cases de ce style, peut-être deux ou trois, mais celle-ci porte bien la palme. Et en la voyant, je ne peux m’empêcher de me poser cette question: Si Akira, le manga, avait été esquissé avec la même qualité déplorable que cette présente vignette, aurait-il été aussi impactant? Impossible, Akira est un choc visuel, une brutalité graphique, une ivresse immersive et sensorielle, en noir et blanc. Je ne veux pas affirmer que la forme de l’œuvre prend le dessus sur son fond, car l’histoire en elle-même est percutante, mais c’est quand même bien le tracé de Katsuhiro qui confère à son récit toute sa grandeur et son envergure. Bref, on ne peut que le remercier de ne pas avoir pondu autant d’images de ce style, cela aurait été incontestablement trop indigeste!
Donc Kei et Kai sont contents de se retrouver, et ils converseront sur cinq planches, parlant brièvement du passé et de sa nostalgie, dévoilant leur concevable fatigue de vivre une telle situation, se questionnant sur Kaneda et son devenir, mais démontrant avant tout leur détermination de poursuivre ce qui fut commencé, se motivant mutuellement, l’un l’autre. Les deux jeunes se remettent sur pied et retournent à l’intérieur.
Migite, indéniablement offensé et énervé, s’éloigne du monastère, il guide une troupe visiblement éparpillée dans sa compréhension et son intérêt sur un tel conflit. Notre Golden Boy réclame plus de soldats à ses côtés, plus d’armement, plus de moyens, il souhaite réitérer une nouvelle offensive dans la prochaine heure. Pendant ce temps, le colonel tâche tant bien que mal de se frayer un chemin au sein de ces décombres poussiéreux. Perché sur la Security Ball, il observe au loin le temple de Miyako qui se confronte à cette tourmente nébuleuse, calligraphiée par l’écho de cette sonorité grave et répétée. Dans les couloirs, cadencée d’un pas ferme et décidé, Kei rejoint la prêtresse et lui demande d’évacuer les lieux avec Masaru. Mais la vieille est catégorique, elle ne bougera pas. Ce n’est pas par hasard si elle s’est retrouvée ici avec le mutant, ils resteront là afin d’accomplir ce qui doit être accompli. Mais Kei insiste, elle lui fait comprendre qu’elle ne pourra rien faire une fois morte. Et Miyako lui répond que cela importe peu. C’est impressionnant comment numéro 19, dans une situation véritablement critique, s’obstine à proférer des phrases aussi évasives. Que doit-elle faire avec Masaru en ce lieu? On n’en sait rien, seule elle le sait. Mais elle apporte une affirmation essentielle: son temple sera l’échiquier d’un imminent avènement.
Resté à l’extérieur du cloître, Kai observe le dehors et dénote une certaine forme d’agitation dans le camp de réfugiés: l’armée du Grand Empire est de retour. Il va de suite prévenir Kei, et en effet, les mercenaires, avec Migite à leur tête, sont en train de mettre le feu aux tentes de fortune. Face à ce brasier, ce dernier est totalement envahi par la rage. Il souhaite tout cramer, tout anéantir, et ses cris de ferveur semblent s’accoupler avec ceux de l’homme oiseau qui domine cette fournaise pour motiver ses troupes.
Le colonel poursuit sa lente avancée, environné par cette architecture étouffante. Un bruit de moteur l’interpelle: les sbires de numéro 41 sur un camion et armés jusqu’aux dents. Il s’interroge. Encerclés par les flammes, les réfugiés décident de se rendre à l’intérieur du temple. Et une véritable marée humaine, compacte et apeurée, s’agglutine alors aux portes d’entrée. Kei observe la scène et comprend parfaitement que si les mercenaires se noient dans cette masse, il sera impossible de les discerner. Elle retourne au cloître, Kai la suit comme un petit chiot! Du côté de l’armée, le camion de tout à l’heure vient d’arriver, avec sa belle cargaison. Migite expédie les directives, et prend possession d’un lance-roquette, il est prêt pour le deuxième round.
À l’intérieur du monastère, Kei demande aux moines de lui apporter Masaru, si Miyako ne veut pas l’accompagner, elle souhaite au moins mettre numéro 27 en sécurité. Mais la prêtresse l’interpelle, elle perçoit une énergie autour du bâtiment, elle sent que sa poitrine va exploser. Il est évident que ce que subodore Miyako à cet instant précis ne nous sera pas dévoilé à la case suivante, avec l’impact d’une roquette sur le toit du temple. Son appréhension se porte indubitablement au-delà de ce conflit. La vieille devine ce clapotement incessant qui surplombe son monastère, elle discerne l’écho de cette tourmente nébuleuse, de plus en plus présente et constante. Elle sent Tetsuo divaguer dans sa douce perdition.... Qu’est ce que ça signifie?
Et en effet, une roquette percute la toiture de l’édifice, une autre s’écrase à sa base. Kei est parfaitement consciente qu’ils ne pourront plus s’échapper, elle décide donc d’aller trouver refuge tout en haut de la tour principale. D’ici, ils pourront anticiper. Les sbires de l’Empire poursuivent leur pilonnage, endommageant toujours plus le temple religieux. Migite propose même une récompense à celui qui fera valser cette fameuse tour. Il jouit du spectacle et espère que Miyako, à l’intérieur, en fait tout autant.
Le colonel, dans une lutte sans relâche contre les éléments, semble se trouver très proche du monastère, il donne d’ailleurs l’impression d’observer la fournaise. C’est alors qu’un sbire de l’Empire bondit sur la Security Ball et pointe son arme sur le militaire. Accompagné par deux acolytes, il le menace de mort et dénote un visage agité, impétueux et tourmenté. Scandé par une mise en scène structurée, le colonel tâche de garder son calme. Au travers d’un jeu de regard, il est reconnu par l’un de ses anciens soldats qui semblent avoir incorporé la milice de l’Empire. Son supérieur du moment, toujours emporté par cette même anxiété lui ordonne de le tuer. Mais l’ex-officier hésite.
Au temple, les explosions se font de plus en plus ressentir, et les tirs de plus en plus précis. Kei et Kai sont rejoints par un Masaru endormi et quelques moines, ils prennent place dans l’ascenseur personnel de Miyako où la prêtresse les attend. J’ai un peu de mal à cerner la transition entre l’instant où numéro 19, dans son cloître, ne souhaitait bouger de son fauteuil, lui important même de mourir, et celui ci, dans l’élévateur, où elle prétend que toute résistance est inutile. Bref, les portes se referment, et ils commencent leur ascension jusqu’aux faîtes de la tour principale. C’est alors que Masaru se réveille et grogne quelques sons. Dans sa surprise, la vieille lui demande de localiser Kiyoko, mais le mutant semble encore bien endormi. Miyako est catégorique, il faut faire vite, car l’énergie ressentie tout à l’heure lui devient de plus en plus pesante. Soudain, Masaru se redresse, il offre un visage mêlant stupeur et inquiétude, il bégaie. Et nous contemplons de nouveau son faciès, rehaussé cette fois-ci par une dose de subjugation, se fondant sur une vue panoramique tramée par la virulence de cette tourmente annoncée. Sur les crêtes d’un édifice en ruine, dominé par cette perspective nébuleuse, Tetsuo s’est maintenant mis sur pied, il est littéralement balayé par l’impétuosité de ce courant invariant. Il se comprime la tête, pousse un hurlement strident, affrontant cette force fructueuse pour mieux digérer ses souffrances.
Dans l’ascenseur, Kei réitère la question au mutant: «où est numéro 25?» Mais ce dernier, bariolé d’une fine sueur, pourra juste susurrer son prénom. Et nous retrouvons Kiyoko, à l’intérieur de la Security Ball, crier le nom de son compagnon. À l’extérieur, le sbire de l’Empire, ce même qui ordonna à son soldat d’exécuter le colonel, se fait alors surprendre par l’ouverture du sas de la boule, il en perd l’équilibre. Remarquant de suite la mutante, il somme à l’un de ses sous-fifres d’aller prévenir Migite de cette découverte. Numéro 25, parfaitement lucide, mais tremblante, supplie au militaire de faire vite, d’aller sur la tour afin de rejoindre Masaru. Le colonel est interloqué: «quelle tour?» Il tâche de s’approcher, mais se fait cribler de balles par le mercenaire toujours guidé par cette constante anxiété. Le militaire est à terre, agonisant, une mitraillette pointée à quelques centimètres de son front, face à un hystérique lui criant «Meurs». La case suivante nous montre une arme identique, à une différence près, soutenue de la même manière, vociféré son bruit meurtrier. Mais c’est l’ancien soldat qui fait feu, tuant son supérieur actuel afin de sauver le colonel d’une mort annoncée.
Près de la fournaise, Migite est tenu au courant sur la localisation de l’autre enfant. Il jubile et ordonne à son mercenaire de retourner sur les lieux avec plus d’hommes et de ramener la fille en vie. Le militaire, lui, est soutenu par son ancien soldat, ils marchent sur une colline de débris et conversent. C’est surprenant, car à la vision de ces sept vignettes, on a l’impression qu’il a carrément abandonné la Security Ball et donc Kiyoko. Soudain, une image venant de nulle part immobilise nos pupilles sur une scène troublante, fardée par un jeu de lumière oppressant et pétrifiant. L’officier se fait canarder sous le regard impuissant du colonel. Ce dernier, dépourvu, se voit dans l’obligation de rebrousser chemin, pendant que les sbires de l’Empire escaladent tranquillement la colline. Le militaire rejoint difficilement la Security Ball, qui était finalement tout proche. Il se retourne, fait face à ses chasseurs, et pointe sur eux son arme secrète qui pilote le satellite SOL. Une case magistrale nous expose ses yeux déterminés, sa mâchoire fluctuante, son index prêt: il est sur le point d’activer le mécanisme.
Au temple, l’ascenseur arrive à destination, au sommet de la tour. La porte s’ouvre lentement, la clarté commence à envahir la cage, Kei et Kai offrent un regard écarquillé, Miyako et ses moines sont sereins. Ils sont alors soudainement balayés par un violent courant d’air, comme victimes d’une dépressurisation. Dans la splendeur du dehors se dessine une silhouette, imprécise, mais significative. Masaru se redresse et observe, convulsé ; numéro 19 semble contrariée ; les deux jeunes, eux, s’émeuvent. Tetsuo leur fait face, il est assis sur le rebord de la fenêtre explosée et donne l’impression d’être apaisé. Dépossédé de sa cape, il exhibe fièrement son bras droit. En arrière-plan, Néo Tokyo en ruine, la clarté du lagon, et cette tourmente tant attendue.
Une page-titre intrigante pour introduire cet épisode 70 sorti le 7 avril 1986 dans Young Magazine. On a l’impression d’observer une manifestation concrète et tangible de ce que stipulent les bas reliefs qui abondent dans le temple de Miyako. Ces bas reliefs, que je ne cessais de comparer à un halo lumineux, se faisaient d’ailleurs de plus en plus oppressants de par leur exhibition répétée. Et en voyant cette présente image, on pourrait croire que cette oppression touche à sa fin. De plus, la sensation qu’elle procure, celle de voir une explosion de lumière, nous est confirmée, surtout si on la met en relation avec la case qui nous montrait Akira sur le point d’éradiquer Néo Tokyo dans l’épisode 46. Entre l’émanation des photons et le jeu d’ombre, la similitude est assez frappante. Cependant, lorsque Tetsuo alla visiter la prêtresse pour s’entretenir avec elle, il émit une frayeur évidente à la vue de ce bas relief. La vieille lui révéla même qu’elle avait eu, elle aussi, cette hallucination, au laboratoire. Or, ceci ne pouvait être l’analogie d’une explosion de lumière générée par Akira, car cette vision eut lieu tout justement durant ses expérimentations. Ce visuel intrigant, donc, qui nous est proposé en page-titre titre, doit être ce que vit Tetsuo en tentant de pénétrer dans la tête d’Akira. Or, ce que vit numéro 41 à cet instant, d’après les dires de la prêtresse, n’était que le ravivement du courant invariant. Cette illustration, éclectique, semble donc nous montrer le bout de cet exaltant tunnel. Et les gravures en bas-relief qui abondent dans le monastère de la vieille, par simple syllogisme, doivent dévoiler cette même extrémité.
Bref! Tetsuo se trouve en haut de la tour du monastère, dominant la ville et baigné par les vents. Là aussi, depuis ce point de vue, on a l’impression de culminer à des centaines de mètres d’altitude. Il fait face à Kei, Kai, Miyako et Masaru, tous surpris de le voir en ce lieu. Ses cheveux en bataille, le regard lointain, il semble posé, mais démontre finalement une grande détresse en réclamant des médicaments. La vieille le sermonne, objectant que son comportement est honteux, que ces affres qui le martèlent sont son destin, «alors profites-en!» lui hurle-t-elle en arborant un visage très similaire à celui qu’elle offrit durant le délire de Tetsuo. Faut-il en conclure que numéro 41 est condamné à souffrir? Lors de leur récente conversation, Miyako avait ordonné au jeune d’arrêter la drogue afin de pleinement libérer son pouvoir pour s’extraire de ce courant invariant et cerner Akira. De plus, elle lui avait fait comprendre, peut-être de façon bien implicite, que c’était aussi le seul remède à tous ses maux. Pour la vieille donc, Tetsuo n’a pas trop de choix: soit il accepte sa mission, c’est à dire s’approcher d’Akira, soit il accepte son destin, c’est à dire souffrir éternellement. Ce dilemme, finalement intrinsèque à toute existence humaine, nous est planté par Otomo sur deux cases, furtives et banales, séparées par un portrait douloureux de l’adolescent qui pointe alors un regard désapprobateur, comme si cette destiné humaine lui était tout compte fait intolérable. Toujours épris par l’effet de surprise, Kai se lance sur Tetsuo afin de lui mettre un coup de point. Un comportement fort incompréhensible qui montre bien le niveau du personnage. Mais Kei le stoppe, car elle sent que quelque chose ne va pas. Bien qu’elle ne le connaisse pas (n’oublions pas que lors de sa confrontation au QG de l’armée, elle était manipulée par Kiyoko), la jeune femme démontre ici une intuition qui ne peut nous laisser indifférents. Et en effet, numéro 41 est au plus mal, ses yeux se nimbent d’une langueur inquiétante, il dégouline de toute part, un flux baveux s’extrait même de sa mâchoire crispée. Il est à bout et réclame encore, d’une voie tremblotante et répétée, de la drogue.
De son côté, le colonel est toujours sous la menace des mercenaires qui le mitraillent avec ferveur. Il pointe son laser sur ses derniers, sur leur front, leur main, leur bras, fournissant au satellite les meilleures coordonnées possible. Et, paré d’une concentration suffocante, il enclenche le mécanisme. Immédiatement, une lueur semble poindre au zénith du firmament, plombé par un épais nuage. Une vue spatiale nous montre que SOL fonctionne parfaitement. Et son rayon longiligne transperce la voûte céleste et vient percuter la surface terrestre de plein fouet, déblayant une ruine adjacente. L’explosion est intense, sourde et resplendissante. Elle surprend Migite et ses hommes, elle pousse le colonel à trouver refuge proche de la Security Ball, elle immobilise Kei et Kai les plongeant dans l’incompréhension. Tetsuo se retourne, pointe son regard sur ce jet fulminant qui projette sur le plancher saupoudré d’éclat une ombre précise et particulière. Il s’agrippe inconsciemment le bras droit, comme si ce dernier gardait en mémoire le déchirement dont il fut victime en cette après-midi du 16 avril. Des larmes de sang semblent même dégouliner le long de ses phalanges métalliques, comme une réaction purement pathogène. Les yeux complètement écarquillés, la bouche incurvée par l’épouvante, numéro 41 se retrouve aspiré dans les airs, attiré par une force inconnue qui laisse Kei et Kai radicalement obnubilés et abasourdis. Dans les cieux, les nuages sont totalement entraînés par un courant de convection qui propulse Tetsuo sans cesse plus haut, le condamnant à l’impuissance. Dans la planque, Akira et Kaori sustentent une soupe froide, le mutant dépose soudainement sa cuillère à la surprise de la jeune fille. Il braque son visage sur sa gauche, et dévoile une physionomie concentrée au regard pénétrant. Il donne l’impression d’entrer en connexion avec Tetsuo qui poursuit, lui, son ascension incontrôlable, beuglant un cri significatif. La calligraphie de son trait est tremblotante, tout comme celle que confectionna numéro 28 juste avant sa manifestation. Néo Tokyo serait-elle sur le point d’exploser?
Au temple, Miyako émet le même cri significatif, comme si elle aussi était en résonance avec Tetsuo. Masaru, toujours très lucide, s’inquiète pour Kiyoko qui est affalée à l’intérieur de la Security Ball, le front en sang. Le colonel tente d’ailleurs de s’approcher d’elle. Un éclat lumineux se dessine discrètement dans ce ciel soudainement dégagé, avec les soldats de l’Empire, armes à la main, en premier plan. Tous sont scotchés et interloqués par cette récidive. Une double page noyée par la blancheur nous est alors offerte, dépeignant Tetsuo, agrippant inlassablement son bras droit, diffuser un dantesque rayonnement. Kei, aveuglée par ce brasillement, émet un timide «C’est comme...!?» Et en effet, en contemplant cette planche, on pourrait presque la comparer à celle qui nous montrait Akira sur le point de se déchaîner. On y ressent la même virulence, la même candeur, la même tension. Mais numéro 28, lui, semblait attirer la lumière en lui, la concentrer dans sa corpulence pour ensuite libérer sa vague dévastatrice. Dans ce présent cas, on sent plutôt que la lumière s’expulse de Tetsuo, s’extériorise de sa corpulence, elle s’en libère. La vue de cette image magistrale donc, avec l’adolescent, minuscule, au centre de cette clarté freinée par les bâtiments et les colonnes de poussière, n’annonce pas la prochaine destruction de Néo Tokyo. Et en effet, de cet embrasement incompris, surgi des vestiges architecturaux. D’énormes buildings tombent des cieux et viennent s’écraser sur les restes de la cité dans un plan large et fourmillant de détails. Un cadrage plus serré nous expose le mobilier valdingué dans les airs, comme en apesanteur. Et devant cette situation inexplicable, Otomo nous pond une seconde double planche, colossale, impactante, émouvante: Kei et Kai, pétrifiés, face aux débris du Fiftyfive Bank, l’immeuble sur lequel se trouvait Kaneda lors de la manifestation d’Akira. L’illustration est tout simplement magistrale, elle démontre encore une fois le talent de Katsuhiro, sa maîtrise insondable à concevoir des arrêts sur image troublants. Hormis les protagonistes en premier plan, tout semble en mouvement dans cette image, les dalles, les bouts de taule, les piliers en béton armé, le bâtiment dans son ensemble même. Mais tout est immobile, pétrifié sur le papier tel un pétroglyphe sur du granite. Une vue rapprochée nous montre ensuite des soldats, noyés dans une trame uniforme, entamés leur dégringolade vertigineuse. Parmi les débris en lévitation, une silhouette se dessine en arrière-plan: Kaneda. Le visage médusé par l’incompréhension, il amorce lui aussi sa chute, venant de nulle part, pour effectuer un vol plané jusqu’au temple de Miyako. Toujours pétrifiée par le cours des choses, Kei l’observe au travers du balcon et ne peut qu’exhiber sa déstabilisation.
Le jeune poursuit sa chute vertigineuse dans une planche rayée par la vitesse, s’écrase sur une tente de fortune, rebondit et dévoile la béatitude de son minois. À peine au sol, il déguerpit avec rapidité, amorçant un sprint pour s’éloigner au plus vite du désastre qui s’abomine derrière lui. Le retour de Kaneda dans la saga se présente donc dans une séquence un tantinet humoristique, mais elle ne doit pas nous écarter sur les raisons de cette revenue. Il est incontestable que c’est la récente manifestation de Tetsuo qui généra toutes ces subites apparitions, et notamment celle de notre héros. Nous nous souvenons parfaitement que, lors du déchaînement d’Akira, Kaneda s’était retrouvé enrobé par un noir profond qui l’immisça dans une dimension méconnue. J’en avais même conclu que Tetsuo avait été le grand instigateur de cette immixtion. Et c’est maintenant, suite à cette manifestation, que numéro 41 libère son ami de cette dimension, prouvant par là que c’était bien lui qui l’avait sauvé de la destruction de Néo Tokyo. Comment Tetsuo a-t-il pu faire ça? Que s’est-il passé pour Kaneda durant tout ce laps de temps? Impossible de répondre! Et ces questions restent sûrement les plus insolubles de toute cette épopée. Je m’aventurerai même à dire que ce sont les faits les plus mystiques du récit. Mais si Akira, le manga, raconte l’histoire d’une amitié éternelle et atemporelle entre deux enfants, elle mérite bien, cette amitié, une petite dose de mysticisme.
Tetsuo, quant à lui, est toujours noyé dans la candeur de sa manifestation, interloqué. Soudain, son environnement s’opacifie, se met au négatif, orchestré par cette stridente sonorité qui accompagnait déjà les apparitions du Kaneda en flamme, preuve que c’est maintenant à son tour de s’immiscer dans cette dimension méconnue. Entouré par les noirs profonds, un amas d’étoiles lui fait face et derrière lui, la candeur se referme semblant l’introduire dans une mouvance fructueuse. Il est impressionnant de constater qu’à cet instant précis, la posture de Tetsuo est très similaire à celle qu’il arborait durant son délire, avec une Lune comme arrière-plan. Même stupeur, même positionnement des bras et des jambes, même focalisation sur son bandage. Ici, je me demande donc s’il n’avait pas anticipé cet évènement, celui de s’enivrer dans cette mouvance fructueuse. Si tel est le cas, cela prouverait définitivement que cette tempête annoncée qui surplombait Néo Tokyo durant l’assaut du temple était bien orchestrée par lui, comme un prélude à cette présente ivresse. Son regard passe alors de la panique à la mélancolie, il observe un homme et une femme dans une chambre d’hôpital, il voit un nourrisson, les yeux grand ouverts. Il se contemple lui-même, à peine âgé de quelques jours, voire de quelques heures et, dans le reflet de sa pupille, se dessine ses parents, qu’il ausculte peut-être pour la première et dernière fois. Sa mère prétend qu’il vient d’émettre un sourire, son père conteste que ce ne fut qu’un bâillement. Et, pendant que Tetsuo, bébé, bredouille «maman... papa...», peut-être pour la première et dernière fois, sa mère donne l’impression de vouloir le prendre dans ses bras. Mais tout se dilue rapidement dans un tourbillonnement cinétique, tout se noircit dans un courant incompris, comme si cette mère, finalement, n’avait jamais pu prendre dans ses bras son enfant. Si tel a été le cas, c’est peut être justement parce que numéro 41 fut abandonné à la naissance. Et cette vignette semble être la révélation subjective de cet évènement, la reconnaissance atemporelle de cet abandon. La case suivante nous montre Tetsuo, barbouillé de sang, venant tout juste de sortir du ventre de sa mère. Il hurle, les médecins tâchent de lui retirer le cordon ombilical. Son corps de nouveau-né, soudainement devenu opalescent, s’embringue discrètement dans des traînées de vitesse, il arbore un visage déconcertant qu’il est impératif de ne pas oublier. Lors de son délire, Tetsuo s’était déjà projeté dans le passé, mais n’était pas allé au-delà de l’internat. Ici, il va beaucoup plus loin, il revit l’instant initial de son existence, il assiste à sa propre naissance, peut-être à son propre abandon, et semble ressentir toutes les douleurs que peuvent procurer cette première expiration suivit d’une telle condamnation. On pourrait presque se demander si toutes ces souffrances incessantes dont fut victime Tetsuo durant cette histoire n’étaient finalement pas liées à cette réminiscence et à cet abandon originel.
Mais tout se fossilise, nous nous positionnons subitement dans une aire de jeux, une bande de cinq gamins bastonnent un sixième à terre: Tetsuo. Le passage à tabac terminé, ce dernier se retrouve isolé, chougnant. À quatre pattes, il tâche de récupérer son robot en plastique brisé, mais ses mains s’agrippent à un monticule de pilules, lui offrant une seconde vision cauchemardesque, comme si ses affres n’avaient qu’un seul et unique remède. Car si Tetsuo, durant sa jeunesse, consomma de la drogue, ce n’était pas pour s’envoyer en l’air, mais bien pour pallier ses souffrances incessantes, qu’il ne pouvait supporter ni accepter. À présent, il hurle d’agonie, ne tolérant une telle fatalité, et l’éclat d’une galaxie l’absorbe alors en son cœur. De nouveau dans l’aire de jeu, face à son Gundam décomposé, il incline la tête et voit Kaneda derrière le grillage. Ce dernier, immobile, l’observe. Il ne lui est pas venu en aide, car c’est certainement leur première rencontre, ils ne sont pas encore amis. On pourrait presque s’imaginer que ce saut temporel, de la maternité jusqu’à cette aire de jeu, résume toutes ses longues années de solitude éprouvées par Tetsuo. Abandonné par ses parents, le jeune garçon n’a finalement retrouvé une compagnie qu’au travers de Kaneda. En plus d’avoir eu une adolescence difficile, Tetsuo a vécu une enfance solitaire, laissé tombé par tous et délaissé par la société. Mais numéro 41, toujours aspiré par cette folle précipitation, exhibe les mêmes affres sur son visage, comme s’il voulait refouler toutes ces années d’abandon. Assidûment balayé par ce flux incessant, il dénote alors un regard surpris, son environnement est alors devenu opalescent.
Dehors, proche du temple de Miyako, les édifices poursuivent leurs chutes, conférant au paysage un chaos persistant. Kei et Kai restent visiblement médusés, les moines tâchent de protéger Masaru et la prêtresse. Cette dernière affirme même que Tetsuo est en train de revivre la traumatisante expérience de sa naissance, et peut-être, bien que ce ne soit pas mentionné, celle de son abandon. Face à cette destruction, Migite semble désemparé, le colonel, quant à lui, trouve refuge sous la Security Ball. Mais Tetsuo est toujours emporté par ce courant invariant, son visage est sidéré. D’énormes blocs de pierre se présentent à lui, formant une double hélice d’ADN. S’enfoncerait-il encore plus profondément dans le passé, jusqu’à entrevoir la conception même de son génome? Réponse indécise, car, submergé par une allégorie trop flagrante, le jeune ne fait finalement face qu’à une forme démesurée de celle élaborée par Akira durant ses passe-temps favoris. Numéro 41 s’agenouille sur l’une des roches, se questionne, et tout s’accélère: le flux se ravive, les cailloux se désagrègent, la candeur domine de nouveau son champ de vision. C’est alors qu’une double planche phénoménale nous est exposée, bariolée de mille lignes, avec en haut, une esquisse effarante, monumentale, montrant Tetsuo envoûte par une célérité infinitésimale. En bas, trois cases synoptiques nous proposent un travelling sur Akira, parfaitement imperturbable, qui nous mord de son regard pénétrant.
À la vue de ce jeu de vignettes, je ne peux qu’en conclure que Tetsuo vient de s’extraire du flux, il délaisse soudainement son appartenance à ce courant invariant dont Miyako faisait tant l’éloge, il quitte définitivement ce monde qui condamne Homo Sapiens à être guidé par la fatalité. Et si l’on en croit la prêtresse donc, Tetsuo est maintenant en mesure de comprendre Akira, et surtout, il se libère de tous ses maux, mettant un terme à cette souffrance incessante. En contemplant simplement l’image du haut, celle bariolée par toutes ces lignes concentriques, on se rend compte que ce qui pourrait sembler être un halo de lumière n’est finalement que l’extrémité du tunnel, la porte de sortie de cette constance fructueuse. Et en la considérant ainsi, je ne peux que penser à la page-titre du chapitre antérieur, et donc à ce bas relief présent partout dans le temple de Miyako. Car c’est bien ce que représente cette sculpture murale: la sortie de ce courant invariant. Lors de leur entretient, la prêtresse avait révélé à Tetsuo connaître cette lueur, qu’elle l’avait perçu au laboratoire. Depuis sa confession avec Kei, nous savons que la vieille faisait partie d’un groupe d’enfants sur lequel furent effectuées des expérimentations à haut risque afin d’ouvrir la voie aux numéros 20. C’est durant ces expériences qu’elle entrevit le bout du tunnel, durant ces expériences qu’elle faillit s’extraire du flux, mais elle en mourut, ou plutôt, sombra dans un coma de treize années. Cette vision fut donc la dernière que perçut Miyako avant de s’éteindre, et elle lui fut tellement traumatisante qu’elle décida d’orner son temple de mille de ces représentations. Un visuel qui avait un but décoratif soit, mais surtout un but fonctionnel, car indirectement, il préparait ses futurs disciples à un tel évènement. De plus, toujours lors de cette cruciale rencontre, Tetsuo resta tétanisé à la vue de ce bas relief. C’était en fait cette vision qu’il avait eue lorsqu’il tenta de pénétrer dans la tête d’Akira, quelques jours auparavant. Afin d’accomplir cet acte, il devait tout d’abord s’abstraire du flux, mais la force de ce dernier, ravivé, fit presque exploser son corps. On constate donc que s’extirper du courant n’est pas chose aisée, il est même fort probable d’y trouver la mort, et numéro 19 est bien placée pour l’affirmer. D’ailleurs, en forçant Tetsuo à stopper les cachetons pour tout justement s’exclure de ce flux, la vieille ne cherchait-elle finalement pas à l’éliminer? Rien n’est explicite dans le récit pour déclarer une telle chose, je mentionne ceci seulement à titre de curiosité, même si je ne le pense absolument pas: la prêtresse veut juste que Tetsuo se rapproche d’Akira.
En outre, comment Tetsuo a-t-il pu sortir indemne de cette extraction? La présence de l’ADN de pierre sur les pages antérieures me pousserait à croire en une aide volontaire d’Akira. Ce dernier s’amuse de ces cailloux comme de Tetsuo et de la génétique finalement. Et les trois cases synoptiques, nous le montrant sur ces raies de vitesse se muant en marches d’escalier, évoquent très bien l’accueil qu’il prodigue à numéro 41 au bout de ce tunnel. Pourquoi maintenant? Là aussi, en voyant le regard mordant et pénétrant d’Akira, je ne peux m’empêcher de penser à celui qu’il exhibait lorsque Tetsuo avait fini par jeter toutes ses pilules. À cet instant, l’enfant avait dénoté une posture et un visage qu’on ne lui connaissait pas, on avait clairement senti que quelque chose était en train de changer. C’est donc cette nouvelle prédisposition de l’adolescent qui a permis à Akira de l’aider efficacement à un tel exploit. Après avoir mis un terme à la dépendance de ses drogues, numéro 41 peut maintenant se consacrer uniquement à sa relation lysergique avec le mutant. Et même si cette relation dure depuis le début de l’histoire, elle prend ici, à cet instant, une tout autre dimension: Akira doit être la seule drogue de Tetsuo!
D’ailleurs, numéro 41 est toujours en lévitation, planant légèrement au-dessus de l’escalier, devant l’enfant qui donne l’impression de l’accueillir. Il s’agenouille sur les marches, son regard est empli d’une douce terreur. Face à lui, Akira émet un sourire. C’est la première fois que nous voyons le mutant ouvrir la bouche, la première fois même qu’il semble s’émouvoir. On pourrait presque s’imaginer qu’il va parler, mais aucun idéogramme ne sortira de sa bouche. Et il est fou de constater, au travers de ce plan américain élégant, à quel point le mutant fait plus âgé, plus mature, moins introspectif. Depuis son réveil, le 16 avril 2020, numéro 28 n’a été qu’indifférent au monde qui l’entourait, totalement imperméable aux frénésies de son environnement. Insensible lors de son échappée auprès de Sakaki, insensible lors de ses retrouvailles avec ses amis de laboratoire, insensible lorsqu’il se faisait traîner telle une relique religieuse, insensible aux cris agoniques de Tetsuo. S’il était baigné par une telle indifférence, c’est juste parce qu’il vivait seul, dans son monde, loin de ce courant invariant agité par une humanité philistine. Maintenant rejoint par numéro 41, il se trouve dès lors accompagné, et ceci doit indubitablement lui procurer de l’émotion: il émet donc un léger sourire à Tetsuo, semblant lui parler, mais ne prononçant aucun idéogramme. Notre adolescent est paralysé, son visage est tramé par un mélange d’effroi et de fascination comme si à la vue de ce sourire, une sonorité pénétrante le galvanisait de l’intérieur. Mais numéro 41 doit bien comprendre qu’il vient de mettre un terme à la solitude éternelle du mutant, lui qui vécut tant d’années dans sa propre solitude. Finalement, Tetsuo offre une compagnie à Akira, comme Kaneda lui offrit la sienne lors de son enfance.
Kaori, toujours à l’intérieur de la planque, s’inquiète de la soudaine disparition de l’enfant, elle sort. Distinguant son bras gauche posé sur l’accoudoir du trône, elle le gronde sans grande fermeté, mais reste stupéfaite en voyant Tetsuo agenouillé devant l’assise. La posture de l’adolescent est identique à celle qu’il arborait suite à leur démonstration face à un peuple en émoi. Son visage pondéré, rivé à même le sol, semble même en être une copie conforme. Mais ici, pas de cirque, pas d’exhibition frauduleuse, point de fanfaronnade. Juste un tête-à-tête, sincère, sublimé par cette emprise psychoactive. Une vue plongeante nous montre ensuite cette scène théâtrale, avec nos trois protagonistes, Kaori, Akira et Tetsuo, noyés dans un silence ancestral. Je ne ferais aucune remarque sur les ombres portées au sol, car Otomo a, depuis pas mal de planches, accumulé trop d’incohérences pour émettre une certitude spatio-temporelle fiable. Noyé dans la destruction récente qui domine le temple de Miyako, une silhouette s’extirpe des débris. Kaneda refait surface, exténué, se demandant si ce chaos est bel et bien terminé.
L’épisode 71, sorti le 21 avril 1986 dans Young Magazine marque aussi la fin du quatrième tome Deluxe du manga, publié par la Kodansha le 10 juillet 1987. Ce volume, intitulé KEI pour l’occasion, aura parfaitement mis en évidence ce personnage, le positionnant sans cesse au centre des intrigues. Cependant, si l’on peut affirmer que ce Tome 4 est le meilleur de toute la saga, c’est bel et bien pour son développement fait sur la personne de Tetsuo. Entre son premier délire, son entretien avec Miyako, et sa crise exutoire, nous avons vu défiler, au fil des pages, un grand pan de sa transformation. Et tout fut magistralement bien conté. Pour la première de couverture, Otomo oublie un instant la dominance chromatique des précédents volumes pour marier les couleurs primaires autour de l’assise éburnée d’Akira. Une très belle image qui parvient sans retenue à faire ressortir l’aspect ludico-décoratif de numéro 28.
Pour la couverture cartonnée, prédominée cette fois-ci par un violet dense et profond, les partisans du Grand Empire défilent sur les décombres de la capitale. Discret et seul, Tetsuo observe cette procession qui se détache, par sa clarté, des ruines architecturales. Une illustration puissante, comme sait si bien les faire Katsuhiro, grouillante de vie, où chaque pèlerin nous expose une posture singulière, une conviction propre, une attitude intime, mais une démarche commune.
Bien évidemment, il est impossible de présenter le volume 4 sans parler de sa quatrième de couverture qui nous montre le flipper, produit par la Taito et Otomo lui-même, spécialement conçu pour l’occasion. Essentiellement décoré de dessins relatifs au volume 2, Kaneda, provenant de la page-titre de l’épisode 79, donc relatif au cinquième tome, semble faire un peu tache. Dans tous les cas, une véritable relique, fabriquée à un seul exemplaire et exposée fièrement dans ce présent volume.
Une double page-titre pour introduire cet épisode 72 sorti dans Young Magazine le 19 mai 1986: un porte-avions militaire accompagné d’une frégate. Indéniablement, ces navires de guerre sont ceux qu’observa Tetsuo lorsqu’il surgit des eaux tumultueuses et rayonnantes avant de se trouver face à Ryu et Yamada voilà déjà quelques chapitres. Cette illustration confirme donc la présence des forces armées internationales non loin des côtes de Néo Tokyo. Depuis le début de la narration, nous avons pu prendre conscience à quel point Akira, le manga, était profondément japonais, voir même profondément tokyoïte. Une localité poussée à son paroxysme si l’on admet que tout se joue dans une connexion relationnelle entre une vingtaine de personnages. Mis à part la venue des secours et les révélations faites par Yamada à Ryu sur la situation globale, nous n’avons jamais été mis au courant de ce qui se passait sur Terre, aucune information tangible sur les interactions entre la capitale nippone avec le reste du Monde. Rien de tout ça. Mais c’est compréhensible, ce n’est pas le sujet de cette histoire. Cependant, l’épisode 72, avec sa page-titre, semble offrir une direction un tantinet plus internationale au récit. De plus, nous y remarquons une nouvelle police de caractère pour écrire le titre de l’œuvre et le nom de son auteur, elle se maintiendra telle quelle jusqu’à la fin de la saga. Cette illustration sera mise en couleur par Otomo afin d’introduire le tome 5 Deluxe du manga qui sortira en décembre de l’année 1990.
Et tout commence dans les airs, entre une masse nébuleuse compacte et une mer tourmentée, avec la venue d’un hélicoptère aux abords de ce même porte-avions. La faucille et le marteau peint sur sa taule usée prouvent son origine soviétique, il atterrit. Le professeur Dubrowsky descend de l’appareil et est accueilli par Mike, un autre savant. Les deux hommes s’entretiennent. Leur conversation est assez hermétique, car il manque aux lecteurs un contexte historique évident. Cependant, la situation semble être tendue, les circonstances actuelles mettent en désarroi l’armée qui fait appel à la science pour trouver réponse à ses incompréhensions. Dubrowsky se sent même comme Galilée, preuve que le professeur doit être conscient de la valeur de ses énoncés et de l’implication qu’elles pourraient avoir dans un futur proche. Ils retrouvent ensuite l’amiral, patriarche américain sénile, posté maladroitement devant le drapeau de sa nation. Ils font allusion à l’effervescence qu’aurait pu causer l’abordage des Russes au nord du Japon, fait révélé par Yamada quelques épisodes auparavant. Ceci dit, tous semblent apprécier l’effort coopératif amorcé par les deux grandes puissances. Il ne faut pas oublier que, en cette année 2020, nous sommes toujours en pleine guerre froide.
S’il nous était impossible de comprendre les raisons du troisième conflit mondial juste après la manifestation d’Akira en décembre 1982, il nous est tout aussi difficile de deviner les tensions internationales provoquées par la toute récente destruction de Néo Tokyo. Ceci dit, le mystère diplomatique qui règne sur ces présentes pages ne doit pas nous dévier de cette union solennelle qui nous est nouvellement présentée ici: celle de l’armée à la science. La première partie du manga nous avait divulgué, avec pédantisme, ce mariage insécable, cet amour inconditionnel, cette symbiose atemporelle, sûrement très tokyoïte, qui unissait le scientifique au militaire, l’une irresponsable, orgueilleuse et avide de prix Nobel, l’autre lucide, consciente et avide de contrôle. Dans ce présent cas, les qualificatifs changent. La première semble plus posée, modérée et diplomate, alors que la seconde ne démontre qu’une profonde ignorance, jouant d’une force de frappe qui ne demande qu’à être activée par l’appui d’un bouton. Nul doute qu’il sera très intéressant de voir comment Otomo va nous développer cette nouvelle union qui se présente maintenant sous un aspect plus international.
Bref, Mike propose à Dubrowsky d’aller au laboratoire afin de connaître le personnel scientifique déjà présent sur le navire. Ceci nous permet indirectement de prendre conscience, sur plusieurs cases, de la sophistication de ce dernier. En deçà d’une porte gardée par deux soldats, armés et attentifs, nous pénétrons dans une pièce vétuste, agréablement détaillée, où quatre chercheurs analysent des documents. Un moine est accroupi sur le canapé adjacent. Au travers d’un panorama contrasté, tous pointent leurs regards rongés par la fatigue sur l’entrée: les présentations peuvent commencer. Nous faisons donc connaissance de Jorris, seule femme du groupe, de Stanley Simmons, George Hock, du professeur Bernardi et de Karma Tangi en provenance du Tibet. Tous semblent savoir à qui ils ont affaire, et à les entendre se complimenter, on serait en droit de penser que nous faisons face au gratin de l’investigation scientifique à l’échelle mondiale. Et trouver un bonze parmi l’assistance pourrait paraître quelque peu surprenant. Pas tant que ça finalement, car même la science doit se rattacher à sa dose de mysticisme. Ceci dit, Karma Tangi reste à l’écart, prosterné sur le sofa, pendant que nos six professeurs prennent place autour de la table afin d’analyser des documents. Mais avant ça, ils décident de nommer leur projet de recherche. Dubrowsky propose juvénile A, avec un grand «A» comme Akira. Tout le monde est d’accord, et la caméra s’éloigne du porte-avions, pour subtilement s’avancer, au rythme de son tangage, jusqu’aux berges de Néo Tokyo, effritée et colossale.
Aux portes du temple de Miyako, un groupe de réfugiés grimpe les escaliers. À contre-courant, Kei se fraye un chemin et dénote sa stupeur en revoyant Kaneda. Ce dernier, parfaitement noyé dans cette masse d’éclopés, la contemple à son tour. Nos deux lurons se rapprochent l’un l’autre, lentement, et la joie se traduit sur leurs visages apaisés. Ils écartent les bras, prêts à s’offrir une belle embrassade. Mais c’est Kai, plus vif et rapide, qui s’élance sur le cou de son ami. S’imaginant soutenir le corps de la jeune femme, Kaneda exprime toute sa jubilation, mais, ne sentant aucune protubérance mammaire pressionnée son thorax, il se laisse très vite porter par l’étonnement. Cependant, il n’en reste pas moins surpris et heureux de retrouver son camarade toujours en vie, ils ne s’étaient pas revus depuis la guerre des gangs. Kai en pleure, Kei est émue, Kaneda, lui, est balancé entre ces deux empathies.
Soudain, une Security Ball s’extrait progressivement de l’amas poussiéreux. Juste en deçà, le colonel, soutenant Kiyoko dans ses bras, titube avec difficulté. Il demande à être mené vers Miyako. Les rescapés le dévisagent avec surprise, impressionnés par l’approche de son ombre décousue et flamboyante. Le militaire, dans un cadrage mettant pleinement en valeur sa bravoure et sa ténacité, poursuit son avancée, lentement. Numéro 25, sûrement nimbée d’un profond coma, paraît morte, inerte. Le cortège de réfugiés s’ouvre alors sur son passage. Depuis les hauteurs de l’escalier, nos trois héros observent la scène et Kei écarquille les yeux. Malgré son état déplorable, le colonel a parfaitement remarqué et identifié les jeunes qui le reconnaissent à leur tour. Kaneda, ne donnant nullement l’impression qu’il divagua plus d’un mois dans une dimension méconnue, hurle «La pieuvre» avec une stupeur qui semble le positionner sur les quais de Néo Tokyo juste avant sa destruction. Kei, quant à elle, a immédiatement repéré Kiyoko et s’interroge: c’était quand même Chiyoko qui était partie à sa rescousse voilà déjà quelques jours. Le militaire s’avance, surpris de voir les adolescents toujours en vie, et affirme que numéro 25 a perdu connaissance. C’est alors que Miyako entre en scène, la foule se prosterne aussitôt face à elle. Accompagnée de deux moines, elle leur demande de récupérer la mutante et de lui léguer les soins nécessaires. Ces derniers s’exécutent. Le colonel leur tend la jeune fille, dévisage Miyako, comprend qu’il se trouve devant numéro 19, s’embourbe dans des songes profonds, donne l’impression de mettre en relation des variables diverses, il doit penser à ce projet d’antan et s’écroule à terre, dans l’indifférence totale. Miyako demande quand même, sûrement par pure pitié, à ce que l’on s’occupe de lui. Soutenu par un autre moine, le militaire est harcelé par Kei, qui souhaite avoir des nouvelles de Chiyoko, mais il ne pourra répondre. Kaneda observe, au premier plan, perturbé par le fait que, face au colonel, il n’attire décidément pas l’attention! Non! En fait il s’en fout et monte les marches au côté de son ami de toujours, ne comprenant finalement rien à ce qu’il s’est passé et à ce qu’il se passe.
Et un nouveau travelling nous mène du monastère, enrobé de ses ruines, jusqu’aux eaux salées et calmes de la baie. Un cadrage large et aérien, par delà les nuages, nous montre l’ensemble de la flotte militaire américaine, cela fait beaucoup de navires. Et nous nous retrouvons à l’intérieur du porte-avions, dans ce mini laboratoire où nos six scientifiques analysent les données des dernières manifestations qui ont secoué Néo Tokyo. Ils s’attardent particulièrement sur les singularités de la troisième qui présente un spectre énergétique fort différent de la seconde, tout en donnant naissance à des observations jamais vues antérieurement: dislocation radioactive, fusion nucléaire, détection d’ondes gravitationnelles et désintégration de protons. Tout porte à croire, et Hock est catégorique à ce sujet, qu’ils se trouvent en présence d’un «little Big Bang». Et même si Mike reste sceptique en déclarant qu’il faudra attendre plusieurs mois avant d’avoir une analyse plus précise des données, Jorris s’amuse en affirmant qu’ils viennent d’assister à la création d’un nouvel univers. Si la manifestation d’Akira fut clairement destructrice, nihiliste, celle récente de Tetsuo serait plutôt, d’après ces analyses scientifiques, constructrice, génératrice. Nous nous trouvons donc face à un jeu entre deux forces bien distinctes, opposées ou complémentaires, qui affichent néanmoins leur part de mystère. Nous constatons d’ailleurs que le moine tibétain ne participe pas au dialogue, ce qui laisserait supposer que ses mots pourraient lever un voile certain sur ce doux mystère.
Attablés au côté de l’amirale, nos scientifiques poursuivent leur discussion tout en sustentant un savoureux repas. Karma Tangi n’est toujours pas visible dans l’assistance. Ils parlent de représentations énergétiques en trois et en deux dimensions, ce qui rend le chef des armées totalement blasé et apathique. Il semble écouter la conversation avec une indifférence absolue: présent auprès de ses convives, mais absent de toute interaction. Cependant, Dubrowsky émet l’hypothèse d’un possible parallèle entre cette récente manifestation et l’activation du satellite SOL, vu que cette première s’est produite tout proche du point d’impact du laser. Jorris prétend même que quelques mois séparent la deuxième manifestation aux tirs effectués lors de l’après-midi du 16 avril. Ici, il m’est difficile de valider les dires de la scientifique, car quelques mois signifient au moins deux mois, ce qui me paraît énorme face aux évènements racontés entre les chapitres 35 et 38 du manga. Bref, Simmons émet ses doutes, car en 1982, SOL n’existait pas, ce qui n’a pas empêché à la première manifestation d’avoir lieu. Dans tous les cas, la relation entre les tirs du satellite et les destructions qui ont secoué la capitale nippone est loin d’être évidente. Cependant, cet interlude pousse Bernardi à interroger l’amiral sur l’avancement d’une certaine manœuvre classée confidentielle. Et le militaire, visiblement heureux d’être pris en considération, nous apprend que l’armée américaine cherche à cracker les codes d’accès de SOL. Décidément, si Néo Tokyo ne nous avait jamais dévoilé ses relations avec l’international, on constate que ce dernier, par contre, était finalement très dépendant de cette première, ou tout du moins depuis son éradication.
Bref, Jorris en conclut que la troisième manifestation n’est pas l’œuvre d’Akira, ce qui interpelle ses confrères, car selon leurs sources, les autres mutants du programme ne présentaient aucun danger. Et, tout en allumant une clope, la doctoresse déballe ses connaissances sur le projet, les enfants décrétés morts, ceux disparus, elle sait même quand est-ce que s’est évadé numéro 41 du laboratoire. Comment sait-elle tout ça? D’où s’est-elle procurée de tels renseignements? Le projet Akira était un projet top secret, la société japonaise s’est même enterrée de son existence que très récemment. Ici j’ai un peu de mal à saisir les raisons de toute cette exposition d’informations sensibles: une fuite? Un piratage de données? L’intrusion d’espions? Difficile de répondre, donc je m’interroge: comment la science a-t-elle pu obtenir des renseignements que seule une agence gouvernementale très sophistiquée aurait pu se procurer? Mystère... Et c’est sous un ciel crépusculaire que Jorris nous apprend que le 16 avril 2020, SOL effectuait son premier tir aux abords de la base militaire où sommeillait Akira, nous indiquant indirectement, et pour la première fois, le jour de son réveil.
De retour au Temple, Miyako prend des nouvelles de Kiyoko qui demeure allonger sur un large sommier. Selon les moines qui la surveillent, sa situation est stable et elle est hors de danger. La prêtresse se sent rassurée, il ne reste plus qu’à attendre que l’enfant se rétablisse. Cependant, elle émet une certaine inquiétude en pensant à Tetsuo. L’impossibilité de juger son état actuel la perturbe au plus haut point. Dans le passé, Miyako nous avait clairement démontré sa faculté de communiquer télépathiquement avec Tetsuo. À cette époque, elle était apte à lire dans ses pensées ou de sentir ses émotions. Or, à cet instant, elle semble en être incapable. Ce qui prouve bien qu’un fossé sépare ceux qui se sont extraits du flux et ceux qui ne l’ont pu. D’ailleurs, elle en tremble. Comme toujours, après chaque apparition furtive de Miyako, et surtout après chacune de ses allocutions, on s’enlise dans des interrogations massives et tourbeuses. Il ne fait aucun doute que la vieille a une idée en tête. Si elle s’est retrouvée dans son temple avec les deux autres mutants, c’est pour accomplir quelque chose... mais quoi? Éliminer Numéro 41? J’en doute, mais si tel est le cas, on peut interpréter son visage dégoulinant comme une prise de conscience de son erreur d’avoir poussé Tetsuo à s’extraire du courant. Car maintenant, elle se trouve dans l’incapacité de l’appréhender. Souhaite-t-elle éradiquer Akira? Lorsqu’elle avait dix ans, Miyako avait été choisi pour ouvrir la voie aux numéros 20 et donc à Akira. L’éliminer serait en contradiction avec cette mission initiale. Ou alors, peut-être désire-t-elle juste mener cette ouverture jusqu’à sa conclusion finale et ainsi être actrice d’un accomplissement qui changera la face du monde. Dans ce cas là, pourquoi une telle anxiété de sa part? Nul doute que si Tetsuo et son appréhension sont au centre de ses préoccupations, c’est que ce premier doit être, lui aussi, une pièce essentielle de son plan.
Depuis le balcon principal du temple, le colonel reçoit des soins, un moine lui bande le bras et lui conseille plusieurs jours de repos. Depuis l’extérieur, la clarté nocturne semble irradier les lieux. Kei est présente, elle souhaite savoir où se trouve Chiyoko, mais le militaire refuse de le lui dire. À la page suivante, tout s’obscurcit, la nuit devient étouffante, la jeune femme s’enlise dans un monologue, se persuadant à elle même qu’Obasan va bien, intuitionnant cependant que quelque chose de grave ait pu se produire. Le colonel écoute, mais ne bronche pas, il reste immobile, taciturne. Kei mentionne alors cette arme spatiale, suggérant que le présent mutisme du militaire pourrait être lié à son récent tir. De plus, elle prétend que c’est lui-même qui l’aurait activée. L’homme valse son regard dans un cadrage serré, s’embourbe sans cesse plus dans son silence, donnant cette impression qu’il ne porte confiance en rien ni personne. Cela peut se comprendre si l’on se rappelle que la dernière altercation entre lui et la jeune femme avait eu lieu dans son quartier général, pendant que Kiyoko manipulait celle-ci à sa guise. Mais Kei le rassure, personne n’est là pour écouter, de plus, elle lui affirme que la seule chose qui l’intéresse, c’est Chiyoko.
Le colonel se remet vivement sur pied, enfile sa veste usée, et demande à Kei pourquoi elle est ici, à Néo Tokyo. Elle lui répond qu’elle y a des amis, et que l’un d’eux est peut-être en train de mourir, faisant ainsi référence à Obasan et à son impétueux désir de la retrouver. Le militaire lui annonce alors que lui se trouve ici, à Néo Tokyo, afin de terminer un travail, un travail qui nécessite SOL pour être accompli: éliminer Tetsuo avant qu’il ne devienne un nouvel Akira, réaffirmant ainsi l’inquiétude qu’il démontrait au docteur lors de leur conversation laconique de l’épisode 19. Même si nous le pressentions déjà, cela nous est à présent révélé de la bouche du Colonel. Ce dernier, qui jadis était chef des armées, qui jadis était responsable de la sécurité nationale, qui jadis avait une prestance et un charisme qui obligeait au respect, se retrouve maintenant noyé par la culpabilité. Depuis son point de vue, et cela ne fait aucun doute, la situation actuelle est due au déchaînement d’Akira, qui fit suite à son réveil, qui fut déclenché par Tetsuo, qui n’est que le résultat des expérimentations faites par cette science qui obéissait alors à ses directives. De plus, toujours depuis sont point de vue, mais le doute est cette fois probable, le Grand Empire de Tokyo ne serait que le fruit des élucubrations de numéro 41, encore lui. Le colonel est donc rongé par cette culpabilité d’avoir créé Tetsuo. Il sait parfaitement qu’en l’éliminant, il ne reviendra pas dans le passé, à l’époque où Néo Tokyo resplendissait de mille feux. Mais il est persuadé qu’en l’éliminant, oui, il pourra de nouveau dormir en paix. De ce fait, le militaire agit, tel un loup solitaire, pour sa seule et unique personne. Il n’est plus là pour résoudre les problèmes de sa communauté, il n’est plus là pour assurer le bien-être de ses concitoyens. Non! Il souhaite juste racheter ses fautes, sa faute. Il souhaite ôter ses remords qui le rongent depuis tant de mois et retrouver cette estime de soi qui lui fait tant défaut. Il affirme à Kei qu’il partira dès l’aube, et lui propose de l’accompagner.
Pendant ce temps, plongés dans l’obscurité arborant le monastère, Kai et Kaneda papotent autour d’un feu de camp. Ce dernier ne semble absolument pas surpris par le saut temporel dont il fut victime, révélant encore une fois sa nature profondément innocente, en retrait des préoccupations tangibles qui l’entourent. Son pote le remet à jour, lui parle du Grand Empire et lui affirme même que c’est Tetsuo qui dirige tout ça. Kaneda réagit, étonné de savoir son ami toujours en vie. Il ne faut pas oublier que la dernière fois qu’il le vit, c’était le jour où il se fit pilonner par les tirs du satellite SOL. Surpris donc! ou heureux de savoir son ami en vie? Le rictus buccal que dévoile Kaneda ne permet pas de trancher sur cette question! Et c’est sûrement volontaire. Ceci dit, le jeune veut de nouvelles fringues, et Kai l’invite à le suivre, jouant sur un certain mystère, afin de lui présenter le reste de la bande. Les deux adolescents s’éclipsent dans la profondeur nocturne.
Baignée par un halo brasillant, Kei fait son apparition et rejoint ce feu de camp. Elle appelle Kaneda, mais personne. Elle souhaitait certainement le prévenir de son imminent départ avec le colonel. Un geste affectueux qui ne peut nous laisser indifférents. Perdus dans une trame omniprésente, les deux jeunes continuent leur marche. La mise en page est serrée, surchargée en vignettes et abondante de dialogues. Kai poursuit ses déclarations, révélant ce quotidien morbide qui sonne comme une nouveauté aux oreilles de Kaneda. Ils pénètrent dans des ruelles délabrées, s’engouffrent dans des venelles de plus en plus surveillées et pointent leurs jambes à l’entrée de l’hôtel Vénus, manifestement un ancien bordel. Au-dessus de la porte se trouve une statue d’Aphrodite sur sa coquille, Kaneda l’observe. Cette première semble symboliser le retour de ce dernier dans la saga tout comme la peinture de Botticelli symbolisait le retour du nu dans l’art de la Renaissance. Les jeunes s’introduisent, quelques confrères sont là à prendre des nouvelles sur la récente confrontation entre les sbires de l’Empire et Miyako. Et Kai invite Kaneda à passer au travers d’un rideau.
Nos iris se noient alors dans une case détaillée, harmonieusement tramée, nous présentant une vaste pièce emplie de résidus mécaniques: moteurs, pots d’échappement, pneus, amortisseurs, radiateurs... le tout accompagné par un mobilier rétro et un lino déchiqueté. Au centre, un patibulaire, crâne dégarni et teint bronzé, semble réparer une moto, il se retourne, c’est Joker. Kaneda, surpris de le revoir, arbore un regard menaçant. Mais il exhibera très vitre un sourire, finalement heureux de retrouver son ancien rival. Tous trois se mettent à converser, se replongeant sans complexité à l’époque de la guerre des gangs. Ennemis en ces temps reculés, ils doivent maintenant s’unir pour affronter la même menace: Tetsuo, encore lui! Kaneda ne semble pas si enthousiaste, contrairement à Kai et Joker qui démontrent une frénétique envie de vengeance. La haine que portent d’ailleurs ces derniers sur numéro 41 peut paraître excessive, mais elle dut sûrement être rétro alimentée par tous ces mois de cohabitation. Cependant, Kaneda souhaite avant toute chose changer de fringue.
Dans le camp de réfugiés, Kei laisse une lettre à Kaneda, lui expliquant qu’elle va chercher Chiyoko avec le colonel. Noyée dans l’obscurité du levant, elle révèle une posture nonchalante, elle est alors armée d’une mitraillette. Elle est très vite rejointe par le militaire et ils commencent leur route. Ce dernier lui fait comprendre qu’en cas de problème, il ne pourra pas lui venir en aide. Ce qui démontre bien l’état de faiblesse dans lequel il se trouve à ce moment précis. Un dessin sublime, profondément tramé et hachuré à souhait, nous les montre, tous les deux, s’éloigner du temple de Miyako. Un nouveau jour se lève.
À l’hôtel Vénus, Kaneda se vêt d’une combinaison qui arbore le même design qu’avait conceptualisé Tetsuo durant son délire. Un détail qui en dit long... Kai et Joker stoppent leur conversation pour lui faire visiter les lieux. Ils entrent dans une sorte de garage où est parqué tout un tas de motos, et notamment la sienne, plutôt bien préservée. Le jeune s’avance d’elle, pieds nus, projetant une ombre hésitante sur cette carcasse rutilante. Ils lui montrent ensuite une plate-forme volante récupérée par Kai dans les sous terrain. Joker s’est chargé de la restaurer, même s’il est lourdement aidé dans cette tâche.
Nous nous introduisons alors dans le monastère, avec un cadrage symétrique sur ce bas relief en forme de halo lumineux (même si nous savons maintenant que ce n’en est pas un). Lady Miyako apprend que Kei est partie avant l’aube avec le colonel, ils auraient emporté des médicaments avec eux. Ceci irrite la vieille au plus haut point, car la présence de Kei lui est indispensable. Elle ordonne à ses hommes de la chercher et de la ramener au plus vite. Des sbires se rendent même jusqu’à l’hôtel pour prévenir Kaneda que la prêtresse veut le voir. Ce dernier est surpris, mais on l’avise que c’est en relation avec la disparition de la jeune femme. L’adolescent enrobe alors son visage dans la candeur, on le sent préoccupé. La case suivante nous montre d’ailleurs Kei, immobile, comme si elle devinait qu’on parlait d’elle. Le colonel l’interroge, mais tout va bien. Ils poursuivent leur difficile avancée dans les décombres. Perché sur sa colonne, l’homme oiseau est en pleine méditation, il observe, fait valser sa futile chevelure, émet un sourire, il perçoit le cheminement de nos deux protagonistes.
Un plan large, en contre-plongée, nous expose alors la planque d’Akira, blanchoyé par la timide venue de nuages matinaux. Migite monte les marches face aux ombres du levant, il soutient son bras droit ensanglanté, on le sent de mauvaise humeur. Il cherche Tetsuo, crie son prénom, mais personne. Kaori apparaît subitement et lui explique que l’adolescent a soudainement disparu avec Akira. Migite, fou de rage, s’apprête à gifler la jeune fille. Mais son geste est arrêté par le tremblement inopportun de la Terre. Les secousses persistent, nos deux personnages, apeurés, tâchent de garder leur équilibre. Et sur plusieurs cases, la composition se calligraphie d’une sonorité grave et répétée, elle divulgue ces mêmes katakanas qui accompagnaient Tetsuo avant sa récente crise. Par leur modeste présence, on en conclut tout de suite que ce tremblement de Terre fut causé par numéro 41, et que son déclenchement n’eut lieu que pour empêcher l’acte barbare de Migite. Par cette simple subtilité graphique, on se rend compte à quel point Tetsuo tient follement à Kaori.
Ryu et Yamada sont surpris par ces secousses inattendues. Kei et le colonel évitent de justesse des débris qui chutent juste derrière leur pas, ils demeurent perplexes. Estompée dans son brouillon architectural, la ville semble se ruiner toujours plus. Au monastère, Miyako sent la tranquillité revenir et s’imagine Tetsuo perdre de plus en plus le contrôle sur lui même. C’est alors que Kaneda surgit en ces lieux, petit cafouillage avec les moines et il finit par recevoir la directive de la prêtresse: chercher Kei et la ramener ici, son importance est primordiale. L’adolescent demeure surpris par cette primordialité, mais il le sera encore plus lorsqu’une seconde secousse sismique se fera perceptible. Et de nouveau les immeubles s’effritent, de nouveau les katakanas diluent l’écho de leur sonorité, cadencée par un rythme cardiaque, jusqu’aux oreilles attentives d’une Kaori apeurée.
Une page-titre magistrale pour introduire l’épisode 76, sorti le 4 août 1986 dans les planches de Young Magazine: le bras droit de Tetsuo. Un crayonné clair et limpide qui édulcore totalement la frontière entre le métallique et l’organique. On ne peut s’empêcher, à la vue de cette illustration, de sentir toute la tension musculaire de cette tôle galvanisée, toute la dimension artérielle de ces tubes diélectriques, toute la fragilité osseuse de ces articulations boulonnées. Mais cette abondance de détails ne serait rien sans cette subtile absence de trame qui laisse apparaître le chiffre 41 au cœur de la paume. Finalement, Tetsuo porte bien son numéro sur sa main droite, à l’instar de Kiyoko, Masaru, Takashi ou Miyako. Tout ceci, et de façon bien poétique, contredit à merveille la fatalité du tir de SOL et prouve que notre héros est, tout compte fait, singulièrement différent d’Akira. Incontestablement la page-titre la plus subliminale de tout le manga. Elle révèle la tragique destinée de Tetsuo, son incorporalité naissante, son évanescente finalité, mais aussi sa ferme allégeance à ce numéro qui changera à jamais le cours de l’histoire.
Les secousses sismiques se sont arrêtées net et, face à un Migite en effroi, Akira surgit de nulle part, son poncho virevolte sous l’effet de sa venue. Tetsuo est juste derrière lui, son visage est apaisé, sa chevelure est plus courte et son coloris plus clair. Kaori émet un franc sourire, heureuse de le retrouver. Et pendant que numéro 28 le mord de son regard embarrassant, l’adolescent s’approche, lentement, divulguant une certaine gaîté. Il est surprenant de le contempler sous une telle apparence. Incontestablement, son physique a changé depuis qu’il s’est extirpé de ce courant invariant, on le sent plus musclé, plus posé, plus mature. C’est comme si cette nouvelle intimité qu’il entretient maintenant avec Akira l’avait immiscé dans une plastique indolente. Migite, toujours en effroi, lui confesse sa défaite face à Miyako et lui demande de l’aide pour la prochaine confrontation. Tetsuo, calme, lui fait comprendre qu’il est fatigué. Mais Migite insiste, il hausse même le ton. Tetsuo le renvoie chier en lui infligeant une petite déferlante qui le propulse en arrière. Nos trois enfants pénètrent dans la planque.
À l’étage, Kaori accommode Akira sur son lit pouilleux, il semble déjà bien endormi. Elle redescend, observe numéro 41 étendu sur les coussins, ce dernier paraît lourdement asthénique, il l’appelle. La jeune fille s’approche, lui tend la main, et se retrouve directement agenouillée sur le sommier, Tetsuo bien blotti dans ses bras, la tête avachie sur ses cuisses: il lui demandant de rester. Ce visuel que nous présente Otomo, sur un tiers de page, est d’une force mélancolique considérable, il ne laisse pas indifférent, il perturbe même. Le poing gauche serré, la jambe contractée par un spasme inconscient, les sourcils froncés, la bouche entrouverte et la mâchoire crispée, autant de détails anatomiques qui nous montrent que Tetsuo va mal, qu’il souffre et trouve réconfort dans les bras fluets de Kaori. Pourtant, Miyako lui avait promis que s’il s’extirpait du flux, il pourrait, soit, comprendre Akira, mais surtout mettre un terme à ses affres. Or, nous voyons ici, au lendemain matin de son exploit, qu’il est indéniablement sujet aux mêmes tiraillements lancinants et internes. Cela signifierait-il que Tetsuo est toujours dépendant de ce courant invariant? Où cela confirmerait-il sa propre singularité? Peu importe! Car si durant tout son passé, le jeune surmontait ses douleurs grâce à l’absorption d’amphétamines, il les surmonte aujourd’hui, à cet instant précis, grâce à la douceur de Kaori. Et c’est incontestablement ça le plus essentiel. Abandonné juste après sa naissance et laissé pour compte, l’adolescent a grandi sans aucune affection parentale, et c’est la première fois que nous le voyons étreint dans les bras d’une autre. Non pas qu’il est en train de découvrir l’Amour (je ne souhaite surtout pas tomber dans ce cliché réducteur), mais il doit être en train de vivre, à cet instant précis, une expérience traumatisante pour sa fragile personne. Et en voilà, un qualificatif parfait pour cette esquisse. Ce visuel que nous présente ici Otomo, sur un tiers de page, est tout simplement traumatisant, il marque le début de ce qui doit advenir.
Pendant ce temps, au large des côtes, sur une succession d’images tramées, le porte-avions de l’armée se prépare à prendre de plein fouet un tsunami. L’alerte retentit, les membres de l’équipage observent la déferlante s’approcher, les scientifiques, toujours bien blottis dans leur pièce exiguë, dénotent une certaine tranquillité. La vague arase le navire avec une force colossale, faisant valdinguer les bimoteurs, et propulse au sol bon nombre de personnes. Sur les huit vignettes qui nous résument cet évènement, toutes sont muettes de dialogue, et toutes sont couvertes de katakanas pour accentuer la coriacité du bruit ambiant, et donc de l’impact causé par cette fureur de la nature. Nous pouvons y lire du «GAGAGA», du «DODODO», du «GIGIGI», du «ZAZAZA». Mais une seule comporte ces syllabaires qui accompagnaient Tetsuo durant sa récente crise, ceux qui fredonnaient une sonorité grave et répétée, ce «GOGOGO» interminable. Une seule case arbore ces katakanas, celle où se trouvent les savants. Ce n’est peut-être que pur délire de ma part, mais j’y vois ici un message infraliminal très fort. Si numéro 41 causa ce tremblement de terre pour empêcher à Kaori de prendre une baffe, il semble aussi envoyer, au travers de ce tsunami résultant, un message caché à cette science insouciante. Le calme revenu à bord, l’amiral s’empresse de se rendre au laboratoire afin d’avoir des nouvelles de chacun. Il prétend avoir appris que ce raz de marée serait à mettre en relation avec Akira. Ce qui est surprenant, car on peut légitimement se demander comment il a pu recevoir une telle affirmation. Hock se relève, amasse moult papiers, et formule, avec élégance, que la vague est moins importante que le tremblement qui l’a causée. Simmons, observant les données de son sismographe, énonce les chiffres: 8,5 sur l’échelle de Richter, 300 kilomètres de profondeur. Et d’après ces mêmes données, il se persuade que ce tremblement n’est pas naturel, car tous les moments précurseurs à un tel évènement sont absents. Ce qui sonne très étrange...
Nous savons tous que c’est Tetsuo et Akira qui ont généré ce séisme, cela nous fut graphiquement et calligraphiquement révélé. En règle générale, les tremblements d’origine non naturelle dépassent difficilement le chiffre 4 sur l’échelle de Richter. Or là, nous sommes face à un monstre. De plus, à cette profondeur, la cause ne peut être que tectonique. Et je vois mal nos deux enfants se téléporter à 300 kilomètres au-dessous du niveau de la mer pour y déclencher une telle onde. D’un point de vue matériel, ça ne colle pas. On pourrait donc penser qu’ils ont juste participé au glissement de la lithosphère afin qu’un semblable tremblement se produise. Mais cela aurait entraîné des moments précurseurs détectables par le sismographe. Donc difficile d’imaginer comment numéro 28 et 41 ont pu réaliser cet exploit, ce qui confirme le scepticisme de l’amiral. Face à cette méfiance, Joris demande à Karma Tangi son opinion: «Ils sont fatigués de jouer et dorment tous les deux». Une réplique qui nous montre que le moine a tout perçu et que le comment «scientifique» importe peu, seuls les faits «véridiques» comptent.
Au monastère, Miyako continue de négocier avec Kaneda pour qu’il aille chercher Kei, il finit par accepter. De plus, et il le confesse à Kai, il est persuadé avoir discuté avec la jeune femme durant la nuit et sait où elle est allée. Étonnement de nos adolescents, car tous deux se trouvaient à l’hôtel Vénus cette nuit-là, à aucun moment nous ne l’avons vu croiser Kei. Cette dernière le chercha d’ailleurs désespérément pour le prévenir de son départ. Difficile donc de savoir si ce sont les hormones de Kaneda qui parlent, si c’est une simple intuition de sa part, ou s’il fut vraiment sujet à une communication télépathique avec la jeune femme. De plus, ce semblant de connexion que nous sentîmes entre eux, lorsque Kei resta immobile et pensive voilà quelques planches, pourrait nous obliger à imaginer une telle correspondance entre nos deux protagonistes. Ou alors, en dernier recourt, tout ne pourrait être finalement qu’un banal concours de circonstances. Bref, il est persuadé qu’il faut se rendre en direction du huitième district. Et nous voyons Kei et le militaire, noyés dans une perspective étouffante, se déplacer avec difficulté dans les ruines de la capitale. Perché sur son bloque de béton, l’homme oiseau les repère s’immisçant dans ce fameux huitième district. Il donne l’alerte à ses mercenaires, les invite à s’armer et à protéger coûte que coûte leur souveraineté. Mais le colonel va mal, on le sent très affaibli, il montre un visage dégoulinant et exténué. Kei se préoccupe, mais tout est OK. Depuis la crête d’un édifice, les sbires de l’Empire, fusils sous le bras, les observent déjà de très haut.
Joker pousse une gueulante, ses orbes oculaires s’extirpent de son tatouage facial, il intime Kaneda qui vient de lui emprunter une moto. Contempler le sourire de ce dernier, alors qu’il monte habilement un deux roues, nous procure une joie manifeste, mais surtout cela semble décréter officiellement le retour du personnage dans la saga. Avec Kai, à plein régime, ils se retirent de l’hôtel malgré les réprimandes de l’ancien boss de Clowns, mais ils lui promettent de ramener les engins rapidement. À l’arrêt, ils observent la ville en ruines en se demandant comment ils pourront se frayer un chemin au travers des décombres. Ils décident donc de s’introduire dans une station de métro, d’ici, la navigation sera plus aisée.
Le colonel va mal, épuisé, il marque une pause. Kei, vigilante, lui propose de s’arrêter un instant, mais il refuse. Au-delà des débris de la capitale, le guerrier d’élite de l’Empire surgit, calmement. Toujours rehaussé de ses petites lunettes rondes, il exhibe la consistance de son corps derrière laquelle apparaissent d’autres soldats. Suspense... Dans l’épaisseur d’une station de métro, Kai et Kaneda scrutent le plan du réseau afin d’utiliser les voix adéquates et se rendre au huitième district. Ils se mettent en route, sur une succession de vignettes assombries par la trame des profondeurs et zébrées par la vélocité de leur conduite. Retrouver nos deux jeunes sur leurs bécanes profère une aura nostalgique non négligeable à la scène, comme si la présence de Kaneda n’était là que pour offrir cette fraicheur au récit. C’est d’ailleurs lui qui est en tête du cortège: apparemment, il ne faut surtout pas rompre avec les vieilles habitudes.
Le sbire à lunette ordonne à nos deux héros de se rendre, son visage est ferme et serein. Le colonel, toujours accoudé sur un mur effrité, propose à Kei de faire feu tout en se positionnant devant le colosse, se servant de lui tel un bouclier. Elle s’exécute, se faufile jusqu’à la masse musculaire de ce soldat d’élite, et fait parler sa mitraillette, en éliminant quelques nervis au travers d’images subversives. Mais l’homme aux lunettes réagit et lui met une violente droite. Elle s’écrase au sol, sous le faciès consterné du militaire. Tout va alors très vite, le colosse s’approche de la jeune femme et commence à manifester son Pouvoir. Cette dernière est atteinte, ses yeux se plissent. Mais le colonel se ressaisit et lance une pierre sur le crâne compact du guerrier. De nouveau libérée, Kei rejoint son compagnon de route et ils filent à toute vitesse, se faufilant dans les décombres obscurcis. Kei saute pour retrouver la terre ferme, le militaire tâche de la suivre, mais c’est trop tard, le sbire à lunettes fonce sur lui, enveloppé de lignes concentriques et beuglant d’une rage incomprise. Le temps s’immobilise alors brutalement, la case s’éclaircit violemment, et Otomo nous pond un arrêt sur image qui nous démontre toujours plus sa maîtrise de l’anatomie humaine. Le colonel, en pleine possession de ses moyens, effectue une sorte de Uki-Goshi sur le colosse de l’Empire. L’illustration est magistrale, elle est une parfaite symbiose des corps, un subtil mélange entre la nervosité musculaire et l’élégance gestuelle. Encore une fois, un visuel qui sublime parfaitement le militaire, le positionnant à sa juste place, à celui de personnage central de l’œuvre. Bref! les deux hommes tombent au sol, mais la chute du colonel est amortie par la chair athlétique du guerrier. Il se relève, se trouve apparemment bien, hausse le visage, et constate, dans une image brouillée par la lourdeur du contexte, qu’ils sont tout près du quartier général.
Toujours enfouis dans la pénombre du réseau souterrain, Kai et Kaneda poursuivent leur avancée. Ralentis par la présence d’un wagon délabré, ils y remarquent quelques plates formes volantes de l’armée, saccagées. Ils s’imaginent pouvoir les refourguer à Joker et reprennent leur route, à plein régime. Pendant ce temps, le colonel et Kei s’approchent posément de leur destination, la jeune femme se rappelle de l’édifice, elle y avait été faite prisonnière à l’époque de sa splendeur. Ils poursuivent leur marche, dans une pesante perspective. Une Security Ball s’extrait des décombres, et cela surprend Kei à nouveau. La dernière fois qu’elle s’était frottée à une telle machine, c’était lors de sa traque d’Akira contre Sakaki. Cela doit sûrement la replonger au temps où Néo Tokyo brillait de mille feux. Nos deux personnages entrent dans l’édifice, sereins. Pourtant, juste derrière, apparaissent le colosse à lunettes et trois autres acolytes. Ce premier, la tête en sang, soutient deux grosses pierres et semble plus que jamais envahi par une rage profonde et compréhensible.
Nos deux héros montent les escaliers du QG, ils sont rejoints par le scientifique qui les conduit jusqu’à Chiyoko. Kei entre dans la pièce, et retrouve enfin son amie après tout ce temps. Cette dernière est allongée à même le sol, inerte et inconsciente. À gauche de son oreiller se trouve une gamelle d’eau tiède dans laquelle viennent se sustenter des rats. La jeune femme porte son ouïe sur la poitrine d’Obasan et sent qu’elle va bien. Elle émet d’ailleurs un sourire. Mais dehors, la troupe de l’Empire fait maintenant face à la Security Ball, le sbire à lunettes amorce l’assaut en lui jetant un caillou, et ses compagnons finalisent l’attaque en mitraillant son cœur.
Dans une voie de métro souterraine, obscure et légèrement inondée, Kai et Kaneda poursuivent leur avancée. Soudain, ce dernier, embelli d’un visage plutôt efféminé, démontre un certain étonnement: une lueur brasillante se fait sentir au loin. Et apparaît face à nos jeunes motards une Kei en flamme, envoûtée par cette stridente sonorité, dans le même style que ce Kaneda observé à deux reprises par le passé. Les adolescents contrôlent leur dérapage, dans une mouvance lumineuse chère à Otomo, et restent statufiés devant cette irruption qui pousse leur faciès à s’épandre d’une stupeur incomprise. L’ardente occurrence lévite au-dessus des eaux, commence une approche langoureuse vers Kaneda, traverse son corps avec véhémence et disparaît, promptement, diffusant une brisure reluisante et noyant le jeune homme dans une frayeur évidente. Le regard rivé sur un résidu vaporeux, Kaneda demeure sans voix. Incontestablement il doit repenser à cette vision qu’il avait eue de lui même lorsqu’il se trouvait dans la planque des anarchistes au début du manga. Il doit repenser à cette vision et revoir son être, dans une posture identique, se faire ensevelir par l’énergie d’Akira. Pour lui, il n’y a aucun doute, une pareille manifestation est signe de mauvais présage, il s’imagine alors Kei en danger. Pas de temps à perdre, il faut reprendre la route. Et nos deux adolescents démarrent sur les chapeaux de roue.
Cette apparition, qui nous avait été annoncée dans la page-titre de ce présent épisode 78, ne peut se laisser résumer d’une telle manière, aussi prompte et évasive. Il nous faut donc réamorcer la lecture de ses quatre planches magistrales. Cette Kei en flamme présente les mêmes aspects que ce Kaneda évanescent qui émergea face à la jeune femme, dans la planque des rebelles ou dans le temple de Miyako. Ces deux précédentes manifestations avaient été commises par Tetsuo, nous en avons déjà longuement parlé, et cela semble acquis. On serait donc en droit de penser que cette présente irruption pourrait aussi être due à numéro 41. Mais avant de lambiner sur le pourquoi, recensons les personnages du manga qui seraient apte à une telle prouesse. Tous les mutants du projet bien évidemment: Masaru, Kiyoko, Akira et Miyako; Kei, pourquoi pas; et bien sûr Tetsuo. La dernière fois que nous vîmes numéro 25 et 27, ils étaient endormis, affaiblis et donc pas en état de s’attarder sur un pareil acte. Akira, lui, est en train de roupiller sur son lit pouilleux. De plus, il est au-delà de ce monde, vaguant hors de ce courant invariant. Il n’a de ce fait aucune raison de générer cette apparition. Kei? Nous venons de l’apercevoir en danger, aux abords du quartier Général. Elle pourrait tout à fait user d’un tel stratagème pour prévenir son compagnon afin qu’il presse son arrivée. Mais premièrement, elle n’est pas au courant que le garçon la recherche; et deuxièmement, même si elle nous a souvent démontré ses facultés, Kei a toujours agi en tant que médium, en tant qu’intermédiaire. Elle ne peut donc pas, de son propre gré, effectuer une telle prouesse. Lady Miyako? La dernière fois que nous la vîmes, c’était dans son temple, elle était en train de supplier Kaneda de lui ramener la jeune femme. Elle se fit d’ailleurs très insistante, dévoilant tout l’attachement qu’elle lui porte. Ce serait quand même bizarre que la vieille, après avoir discuté face à face avec Kaneda, lui envoie cette messagerie pour qu’il presse sa course. Elle avait déjà été très claire lors de son élocution au monastère. Donc cette apparition ne peut pas être due à Miyako. Il ne reste plus que Tetsuo! La dernière fois que nous le vîmes, il était blotti dans les bras de Kaori, sa tête avachie sur ses cuisses, donnant l’air de vivre une expérience traumatisante pour sa fragile personne. Nous nous souvenons très bien, lors des deux jaillissements du Kaneda en flamme, dans quel état se trouvait numéro 41, sur son lit d’hôpital ou sur les faîtes d’un édifice en ruine. Il présente ici les mêmes affres, et de ce fait les mêmes conditions initiales pour générer une telle manifestation. Donc cela ne fait plus aucun doute, à ce moment précis de lecture, Tetsuo est conscient du retour de Kaneda et il lui projette une Kei de flamme en pleine face. Mais pourquoi?
Dans le passé, Tetsuo matérialisa à deux reprises son ami scintillant face à Kei, mettant ainsi en évidence ce triangle relationnel intrinsèque, ayant pour crête commune ce même Kaneda. Mais sur ces deux manifestations antérieures, ce dernier flamboyait toujours de manière statique, immobile, figé, l’assujettissant à cette passivité dans laquelle allait l’introduire la deuxième manifestation d’Akira. Or, sur cette présente apparition, érigée par Tetsuo je le rappelle, la Kei brasillante se meut, elle se déplace en direction d’un Kaneda charnel et réel cette fois-ci, mais toujours aussi statique et passif. Elle se meut, puis se fond en lui, comme si elle souhaitait, au travers de cette cinétique déterminée, l’arracher de ce lieu, l’emmener avec elle, le condamner à suivre cette même direction. Si le Kaneda en flamme, passif, anticipait un Kaneda de chair, tout aussi passif, noyé par l’atomisation de numéro 28, cette Kei en flamme, active et mouvante, semble présager un autre Kaneda, de chair, actif cette fois-ci, contraint de se remuer dans une orientation bien précise. Le triangle relationnel est donc toujours bien établi, et Kaneda en reste plus que jamais la crête névralgique. Tout comme c’était lui qui était visé lors de la première apparition, prévoyant sa prochaine dilution sous le dôme destructeur de Néo Tokyo, c’est encore lui qui est visé par cette fluctuation gracile et embrasée. Tetsuo, plongé dans les bras de Kaori et dans une circonstance traumatisante, conceptualise une Kei mouvant sa nudité enflammée vers un Kaneda ampli de stupeur pour tout justement le prévenir d’un avènement proche. Ce dernier est directement concerné par cette apparition, c’est lui qui sera bientôt confronté à une situation préoccupante, et l’image de Kei est là pour le lui faire entendre. Mais l’adolescent ne peut se morfondre dans un tel raisonnement, il ne peut se donner le temps de penser à tout ça, car il imagine son amie en danger, et souhaite la rejoindre au plus vite: il démarre donc sur les chapeaux de roue.
Sur la case suivante, nous revoyons d’ailleurs Kei enrobée d’un noir profond. Elle est absorbée, évasive et semble administrer des soins à Chiyoko. Le scientifique s’approche d’elle et lui demande ce qu’elle compte faire. Elle pense demander de l’aide à Miyako afin de rapatrier sa compagne. On sent indéniablement Kei inquiète pour son amie, et sa seule préoccupation est de la ramener au plus vite dans un lieu sûr. Pendant ce temps, le colonel est en train de se faire quelques injections, il est toujours mal en point. Soudain, un bruit glauque résonne depuis les bas fonds de l’édifice. Le savant s’étonne, le militaire, lui, prend conscience qu’ils ont été suivis. Et en effet, les sbires du Grand Empire montent les marches d’escalier et le colosse à lunettes donne les directives. Kei rejoint hâtivement le colonel: ils décident de passer à l’action. Et sur six planches, Otomo va nous immiscer dans cette bataille au travers d’un séquençage rapide et précis. La jeune femme se rue à l’extérieur afin d’attirer l’attention de ces mercenaires, ce qui laisse le temps et la place au militaire d’agir et de nous exposer encore une fois toute son agilité. Sur quatre cases, il se défait, muni d’un simple bâton, de ses adversaires avec aisance et grâce. Au-dehors, pas mal de renfort est présent, mais la Security Ball, toujours en état, entre en scène et en neutralise quelques-uns avant de définitivement s’éteindre. Kei, pas trop active durant cette bataille, observe la boule, elle a alors une idée.
Kai et Kaneda parviennent finalement au bout du tunnel, ils stoppent leurs engins face à un précipice, dans une vignette étouffante de détails. Ils ne sont pas très chaud pour effectuer le grand saut, mais l’écoute de bruit de mitraillette les pousse à ne plus hésiter. Ils réenfourchent leur bécane et s’élancent sans aucun remords dans le vide. Après une réception indécise, ils poursuivent leur route. À l’intérieur du QG, nous revoyons Kei qui cherche le colonel. Un bond spatio-temporel difficile à cerner, sachant qu’ils étaient tous les deux en train de combattre l’ennemi voilà quelques cases. Bref, la jeune femme se retrouve face au scientifique, et elle lui demande s’il peut aménager la Security Ball afin de transporter Chiyoko jusqu’au temple de Miyako. OK! Kei a littéralement abandonné le colonel, le laissant seul sur le champ de bataille, juste pour faire une sollicitation qui, quoi qu’il en soit, aurait pu attendre. Nous nous postons alors énigmatiquement devant Obasan, les yeux recouverts d’une serviette humide. Des pas s’approchent d’elle, dévoilant une ombre reconnaissable: le sbire aux petites luettes rondes pénètre dans la pièce. La bouche entrouverte, il semble essoufflé, une exsudation visqueuse et sanguinolente s’extrait de ses reflets oculaires.
Le colonel, lâchement laissé seul, tâche de résister aux assauts répétés. Armé maintenant d’une mitraillette, il fait feu de toute part, mais il y a du monde autour de lui. Pendant ce temps, Kai et Kaneda roulent toujours à fond la caisse en direction du QG, on peut d’ailleurs entendre le bruit de leur moteur: les sbires de l’Empire s’interrogent. À l’intérieur, Kei poursuit ses négociations avec le scientifique pour qu’il aménage la Security Ball, cela devrait lui prendre cinq heures, voire dix. La jeune femme le motive de se mettre tout de suite au travail et file voir Chiyoko. À l’entrée de la chambre, elle est interpellée par des gouttes de sang éparpillées à même le sol. Préoccupée, elle modère sa démarche. À peine pénètre-t-elle dans la pièce, qu’elle vrille son regard sur sa gauche, s’arme d’une barre à mine et fait froidement face au colosse à lunettes qui expose sa prodigieuse corpulence. Dans une succession de cases précises, elle lui assène un coup en pleine tête, mais le monstre se protège in extremis. Fou de rage, il tâche d’agripper sa rivale, mais se retrouve bloqué par le bâton métallique qui obstrue son passage. Kei prend la fuite, le guerrier d’élite arrache le mur et amorce son lancé du javelot. Le projectile évite de justesse la jeune femme inopinément rejointe par le scientifique, et vient s’écraser sur un appareil électronique. Le sbire à lunette entame alors une course effrénée.
Sous des bruits de mitraillettes, nous voyons le colonel, de nouveau à l’intérieur, qui se cache des tirs répétés d’un de ses assaillants. Baignés par un calme soudain, tous se surprennent d’un vrombissement avenant. Et Kaneda surgit de nulle part pour s’écrouler au sol dans une image douloureuse. Glissade sur plusieurs mètres, sa moto et sa carcasse viennent s’écraser contre de la machinerie. Le soldat de l’Empire, toujours en alerte, pointe son arme sur l’adolescent. Mais c’est au tour de Kai d’émerger et, dans une habile acrobatie, percute le mercenaire pour le mettre hors d’état de nuire. Kaneda se relève difficilement, le colonel, qui a assisté à toute la scène, s’interroge. Mais le jeune pense à Kei, son regard est empli d’une amère préoccupation.
Nous retrouvons d’ailleurs cette dernière dans une mauvaise situation, elle fait face au colosse qui semble totalement hors de lui, détruisant tout sur son passage. Elle n’a d’autre recours que la fuite, mais ses pieds s’emmêlent soudainement dans des câbles électriques et elle chute. Le guerrier aux lunettes rondes se jette sur elle, lui plaque la main droite sur le visage et commence à manifester le Pouvoir. Kei crie de toutes ses forces, son minois, exposé en négatif, exhibe une lancinante et funeste douleur. Le monstre est en transe, il hurle, les joues calligraphiées par son sang dégoulinant. Mais il reçoit soudainement un impact en pleine épaule, ce qui le fait réagir. Le colonel poursuit ses tirs et le crible de balles: il s’écroule à terre. Kaneda se rue vers son amie, la soutient, la nomme. Mais cette dernière, le visage esquinté, est inconsciente, immobile. Le colosse semble alors se relever, les jeunes le mordent du regard, apeurés; le militaire se prépare à une deuxième salve. Mais il s’effondrera de nouveau au sol, pour de bon cette fois-ci, exhibant sa musculature taraudée dans une image crue et nauséeuse.
Le scientifique cherche ses lunettes, des corps gisent de part et d’autre, un soldat de l’Empire vomit du sang, et le silence, enfin, domine les pourtours du quartier général. Une vue aérienne sur la métropole en ruine révèle les derniers rayons de soleil, offrant une ombre portée encore inconnue à la planque d’Akira. Avachi sur le trône, le mutant somnole d’ailleurs profondément. Il est alors vêtu de son petit poncho.
Une vue aérienne sur le porte-avions américain pour introduire cet épisode 80 sorti dans les pages de Young Magazine le 17 novembre 1986. Balayé par une lumière rasante, sûrement celle du crépuscule si l’on se conforme à la chronologie actuelle, son état apparent, plutôt clean et structuré, nous prouve que le récent tsunami ne fut pas aussi dévastateur. Un visuel perspicace qui démontre encore une fois l’incroyable maîtrise d’Otomo (de ses assistants!) pour élaborer des engins de guerre. Cependant, nous pouvons y remarquer une erreur sur le jeu d’ombre de deux avions en bas de l’image. Négligence? Précipitation? Peu importe, la hauteur du point de vue nous permet de passer à côté, et de seulement nous laisser vaguer par la beauté de cette image.
Le soleil offre ses derniers rayons sur l’horizon maritime. Des pas tramés se déplacent avec vigueur dans les couloirs du porte-avions qui tangue délicatement sur les eaux salées de la baie. Mike, le faciès préoccupé, rejoint les scientifiques pour leur annoncer la venue imminente d’une unité spéciale afin de tuer Akira. Vexés de ne pas avoir été prévenus d’une telle opération, tous souhaitent s’entretenir avec l’amiral et d’en savoir un peu plus sur ces forces armées. Sur près d’une page, le militaire monopolise la parole, confirme les faits, se justifie, et atteste qu’il veut seulement anticiper pour ne pas être pris au dépourvu. Bernardi s’interroge alors sur la place qu’auront leurs rapports sur les décisions finales. L’amiral lui ratifie qu’ils seront écoutés et considérés au tout premier plan. Ceci n’empêche pas aux autres scientifiques d’être sceptiques: envoyer une offensive contre Akira ne provoquerait que des morts inutiles. Mais le chef des armées est confiant, ses soldats sont bien préparés et, sous une image digne d’une production hollywoodienne, il affirme que ce sont de grands patriotes. Et le sourire déluré avec lequel il prononce cette phrase introduit parfaitement bien cette nouvelle relation qui nous est présentée entre sciences et militaire. On sent la première inquiète, perplexe, prudente; alors que le second paraît catégorique, insouciant et emporté par une seule finalité: celle de faire parler la poudre. Si cette dynamique perdure, il ne fait aucun doute que, dans un futur proche, les dégâts collatéraux seront de mise à Néo Tokyo. Sous son orgueil insondable, on imagine l’amiral près à raser intégralement la capitale pour uniquement éliminer numéro 28, respectant ainsi la grande tradition hollywoodienne!
Aux abords du quartier général, baigné dans une obscurité totale, le colonel est de garde. Il est rejoint par Kai, venu savoir si tout va bien. Ils observent alors au loin, tout près d’un feu de camp, quelques sbires de l’Empire, complètement camés, en train de grailler comme des zouaves. L’adolescent affirme que ceux-ci restent auprès de Tetsuo juste pour la consommation de cette drogue, elle-même fabriquée par le militaire dans le passé. C’est très intéressant de voir, au travers des paroles du jeune homme, comment tout gravite autour de numéro 41 et de ses actes. Tout est de sa faute, c’est incroyable. Il est accusé à tout bout de champ, sans réflexion préalable, comme s’il était la réponse ultime à toute croyance. Et la deuxième condamnation qu’impute Kai au colonel frise le ridicule, surtout quand on traîne avec le Joker, un junky réputé. Nous savons tous que la drogue créée par l’armée n’était en rien récréative, au contraire, une seule injection pouvait provoquer la mort définitive. Au final, j’ai l’impression que Kai a la lourde charge d’être le porte-parole du peuple, le divulgateur des commérages ambiants, le dramaturge du quartier. Il ne fait que répéter ce qui se raconte, ce qui se murmure, ce qui se colporte au sein de cette société décrépitée. Et ce n’est pas une tâche aisée à assumer, mais notre adolescent est tellement ingénu et arrogant, qu’il remplit parfaitement bien ce rôle.
À l’intérieur de QG, Kei est allongée sur un lit (on constate qu’elle a eu droit à des faveurs que même Chiyoko ne put obtenir), Kaneda est à ses côtés, le visage songeur et le regard empli d’inquiétude. Il est interpellé par les appels de Kai, les deux jeunes conversent un moment. Pendant ce temps, le docteur s’acharne à préparer la Security Ball, il ronchonne, car il aimerait bien fumer quelques clopes. C’est impressionnant de voir à quel point cet homme a le cœur sur la main, toujours disponible, toujours prêt à rendre service. Où trouve-t-il la force pour offrir un tel dévouement? Qu’est-ce qui l’oblige à rester ici et à répondre aux caprices d’une bande de jeunes pendards? Nul doute qu’il doit être animé par sa déontologie scientifique. Et tout ceci fait de lui un personnage vraiment très attachant, qui l’est d’autant plus si l’on subodore que sa présence n’est due que pour des facilités scénaristiques.
Dans la nuit bien entamée, une flopée d’hélicoptères atterrissent sur le porte-avions. Depuis la tour de contrôle, les chercheurs regardent, attentivement. Le chef des armées est à l’extérieur, il accueille ses soldats qui viennent se poster face à lui, effectuant leur signe de salutation. Georges Hock observe aux jumelles et est sidéré: «l’amiral veut envoyer des enfants à Néo Tokyo!»
Au petit matin, nous retrouvons Kaneda et le colonel, côte à côte, en train de porter Kei et Chiyoko, toujours inconscientes. Le jeune garçon demande à son majeur pourquoi il ne les accompagne pas. Ce dernier prétend avoir des choses à régler, des choses qui sont en rapport avec numéro 41. Ils installent les deux femmes à l’intérieur de la Security Ball dans une image bouillonnante de détails. Le scientifique explique les commandes de l’engin à l’adolescent et Kai fait son entrée, en moto. Le militaire tend à Kaneda une mitraillette. Le jeune sourit: «c’est juste ce qu’il me faut pour perforer Tetsuo ». Décidément, numéro 41 est le centre de toutes les attentions, et on sent très bien que Kaneda se laisse facilement emporter par les suspicieux commérages. Les deux jeunes prennent la route, à fond la caisse, sous le regard optimiste du colonel. Kaneda se familiarise avec les commandes de l’engin, il semble s’amuser. Après avoir bousculé les quelques soldats rebelles qui zonaient dans le coin, ils s’éloignent silencieusement, laissant le QG derrière eux, dans une image lourde et symbolique.
Dans les rues de la capitale décapitée, un cortège fait son apparition, c’est le peuple du Grand Empire qui s’approche de l’esplanade afin d’obtenir sa ration de bouffe. Migite est là, à superviser, mais semble contrarié par la présence de si peu de monde. L’un de ses acolytes lui apprend même que le nombre de fidèles ne cesse de décroître depuis quelques jours. Soudain, il observe un homme, légèrement en retrait, marchant seul. Il ordonne à ses sous-fifres d’aller le chercher. C’est ce qu’ils font et finissent par le neutraliser: il a du pain frais à l’intérieur de son sac. Avec menace, Migite l’interroge, et le fuyard avoue que cette miche lui a été offerte par Miyako, car cette dernière prétend que la nourriture de l’Empire est remplie d’une drogue nuisible. Notre Golden Boy, fou de rage, piétine le bricheton, il prend conscience que l’influence de la vieille est de plus en plus grandissante.
Mais tout se fige à l’entente d’une acoustique inappropriée. Migite porte son regard vers les cieux et observe un SH-60 qui est en train de survoler la cité en ruine. Depuis les hauteurs d’un édifice, Yamada allume un fumigène, semblant indiquer sa position. L’homme oiseau vocifère son cri d’alerte et dévoile la présence de l’espion. Migite, persuadé que ce sont des secours à destination de Miyako, arme sa course. Dans une image sublime, à l’arrière-plan tramé pour renforcer l’ambiance suffocante de Néo Tokyo, l’hélicoptère s’approche de Yamada et lui largue un colis. Le paquet, soutenu d’un parachute, amorce sa tombée, mais passe entre les mains de l’américain et poursuit sa dégringolade. Ce dernier, contrarié, se dépêche de descendre jusqu’à la rue. Le chargement s’écroule très vite à terre, sans même rebondir, et est récupéré par une bande de gamins qui tente de l’ouvrir. Mais Yamada surgit d’une fenêtre et, voyant Ryu auprès des mômes, somme de ne rien toucher: cela pourrait exploser. L’ancien anarchiste ordonne aux mioches de se barrer et presse l’espion de lui révéler le contenu de ce paquet. Mais Yamada change de ton et fait comprendre à Ryu qu’il ferait mieux de déguerpir. Décidément, cette cargaison tout juste réceptionnée doit renfermer des artefacts de la plus haute importance. L’hélicoptère s’efface sous l’horizon, les vrombissements de son rotor s’amenuisent. Dans la planque d’Akira, depuis les marches d’escalier, numéro 41 observe l’engin s’éclipser, il arbore un sourire espiègle. Kaori fait son apparition sur la scène théâtrale, nomme Tetsuo, mais ce dernier n’est plus là.
Sur le porte-avions, c’est l’effervescence, des pilotes prennent place dans des VF-9 et attendent les consignes de la tour de contrôle. À croire que l’armée américaine a prévu une attaque-surprise sur Néo Tokyo. Tout à coup, un mirage allume ses réacteurs et s’apprête à décoller. Lancé à fond la caisse sur le pont d’envoi, il fait soudainement face à une silhouette en bout de piste: Tetsuo. L’explosion est inévitable, elle nous rappelle inconsciemment celle causée entre l’adolescent et Takashi au début du manga. L’effroi et la panique s’emparent de tout le personnel présent sur le cargo. À l’intérieur, les scientifiques se tiennent au courant de la situation. Promptement, Karma Tangi réagit, écarquille ses orbes, cambre son torse sous le regard médusé des savants: «il est ici». Et nous voyons alors Tetsuo, déambuler posément dans les couloirs du navire, il arbore ce même sourire espiègle.
Le moine tibétain sue à grosses gouttes, il présente une convulsion faciale digne d’un Cho San. Les scientifiques pointent leur regard vers la porte d’entrée, interrogatif, se demandant qui est là. La tension monte progressivement, les néons viennent de s’éteindre pour se rallumer aussitôt. Et Karma Tangi exhibe un visage terrifié, Tetsuo est juste là, proche du bureau alors recouvert de documents en tout genre. Toute l’assistance se retourne, surprise par cette prompte intrusion, elle se questionne même sur qui elle a à faire. Cependant, Bernardi exclame sans différer le nom de numéro 41. L’adolescent est ébaubi d’être reconnu et connu, et nous aussi d’ailleurs! Comment le savant peut-il être au courant de l’identité de Tetsuo? Ou peut-être n’était-ce que le fruit de sa lumineuse intuition? Le jeune s’assied et observe une image sur un moniteur. Jorris lui précise que ce graphe est une représentation 3D de la troisième manifestation, fort différente de la seconde. Elle lui émet ses doutes qu’Akira en soit la cause, et lui fait comprendre que ce pourrait être lui, Tetsuo, qui en fut le responsable. L’adolescent se retourne, sourire aux lèvres, et demande aux polymathes leur intérêt de se pencher sur numéro 28. Dubrowsky est estomaqué par les facultés télépathiques du jeune homme qui les questionne alors: «souhaitez-vous inventer une innovante source d’énergie pour la paix du monde, ou une nouvelle arme dissuasive pour le soumettre?» Mais le souci des scientifiques, selon les mots de Bernardi, c’est surtout d’être en présence d’une telle source d’énergie et que celle-ci ne puisse être contrôlée. Et l’adolescent continue avec des affirmations maintenant provocantes. Il fait nettement comprendre aux savants que leur discipline n’est pas capable de voir plus loin que le bout de ses instruments de mesure: «la vérité est une merde que vous regardez au travers d’une épaisse lentille». Jorris reste stoïque face à tant de dénigrements, et révèle au jeune qu’ils veulent juste en savoir plus sur le pouvoir d’Akira. Hock, sûrement plus offusqué par un tel radotage, objecte acrimonieusement: «Même au travers d’une épaisse lentille».
Tetsuo, toujours très calme et courtois, s’embourbe alors dans un monologue adipeux sur une succession de cases claires et ventilées. Il gesticule constamment ses bras pour accompagner son allocution et commence à paraphraser les propos de Miyako. Il parle de sa propre expérience et son avidité à vouloir plus de puissance, pour ensuite métaphoriser sur le concept de flux, sur ce courant invariant, origine du temps et de toute énergie. À entendre son discours, on pourrait presque le qualifier de bon élève, tant il récite bien sa leçon apprise de la bouche de numéro 19, et tant il sait la rendre inintelligible aux oreilles de ses auditeurs. «L’important est d’être conscient de ce flux... et de le contrôler» (je ne peux d’ailleurs m’empêcher, en lisant cette phrase, de penser à Camus et à sa faculté d’être conscient de l’absurde). Mike s’interroge, car c’est tout justement ça qu’ils recherchent: le contrôle. Mais Tetsuo lui fait comprendre que c’est difficile à expliquer avec de simples mots — cela doit être sûrement impossible. Mais le jeune ne perd pas espoir, il arbore un visage désinvolte sur un fond devenu soudainement sombre, semblant accentuer la dramaturgie du moment. Karma Tangi réagit, il s’enveloppe d’une frayeur zygomatique, engendrant la surprise des savants; il commence même à beugler, provoquant leur inquiétude. Et lorsque tout le monde se retourne pour de nouveau faire face à Tetsuo, ce dernier est en train de faire léviter ces documents en tout genre qui jonchaient sur la table.
La vignette est magistrale, elle est terrifiante et déroutante. En arrière-plan, les scientifiques, la Science, ombrée, soumise à l’épouvante, plongée dans l’obscurité et spectatrice de l’inéluctable. Face à elle, numéro 41, dans une posture décontractée et le regard absent. Lui (et toute cette paperasse virevoltante), ne possède aucune trame, intégralement immaculé de toute sa splendeur. Cet arrêt sur image, encore une fois totalement maîtrisé, semble nous montrer ce courant invariant, nous révéler son impétuosité. Embringuées par sa célérité, toutes victimes de sa fatalité y apparaissent finalement figées, statiques, passives, morfondues par ce vertige obscur de la fascination. À contrario, celui qui put s’en extraire, sciemment, se condamne indifféremment à observer et à vaguer dans la plénitude absolue. Le visage de Tetsuo s’assombrit alors, il semble rejoindre ce flux pour prononcer, le sourire puant d’orgueil, une sentence exécutive à cette science sans conscience: «La science et la vérité sont de dimensions différentes». Par cette phrase singulière, transcendant les théories relativistes, numéro 41 nous fais comprendre que La Vérité existe, unique et intangible, mais qu’elle est tout simplement inaccessible, même au travers d’épaisses lentilles. Finalement, le monde ne serait plus une question de volonté, de représentation ou d’interprétation, mais bel et bien une entité intellectualisable. Son entendement ne serait possible et palpable qu’au sein de cette autre dimension, impénétrable et hermétique, hors de ce flux constant et invariant. Et le jeune s’éclipse, générant comme un trou noir, propulsant violemment son assistance contre l’appareillage électronique, causant dégâts, douleurs et désarroi. Hock, l’offusqué, est d’ailleurs dans une mauvaise posture. Depuis les couloirs surchargés du porte-avions résonne le ricanement de Tetsuo, un écho sarcastique qui se propage même au-delà de la flotte navale.
Perchée sur le balcon de la tour principale du temple, Miyako observe le levant, elle tient son mala dans la main droite et pense à Kei. Pendant ce temps, sur leurs engins respectifs, Kai et Kaneda tentent tant bien que mal d’avancer, mais la complexité du terrain rend la tâche difficile. Cependant, ils paraissent maintenant tout proche du monastère. De son côté, Yamada, toujours bien surveillé par Ryu, fait réception de son paquet. Il conseille à ce dernier de partir, il ne voudrait pas être dans l’obligeance de le tuer. L’anarchiste ricane. L’espion déverrouille un code et ouvre la mallette. Même si son contenu n’est pas très lisible, il se pourrait bien que ce soit un armement sophistiqué.
Dans la planque d’Akira, Migite est présent, à croire qu’il doit être bien désorienté. Il se surprend de la prompte apparition de Tetsuo et lui demande une audience. Il souhaite organiser un grand rassemblement afin de faire front à l’influence grandissante de Miyako. Il imagine une cérémonie où l’Empire pourrait faire une démonstration de force à ses citoyens. Numéro 41, apaisé pour une fois, trouve l’idée intéressante, il acquiesce.
Sur une succession de cadrages serrés, Yamada se prépare. Sa gestuelle nous est parfaitement décortiquée, il s’habille, se bande, connecte son poignet droit à une machine de guerre, le tout sous un visage qui empeste la concentration. Ryu, toujours présent, l’observe et s’interroge. Il conclut alors que l’espion va user d’une arme biochimique (Biological-Chemical Weapon pour respecter la traduction). Il commence à le sermonner, prétendant qu’avec un tel arsenal, ce ne sont pas seulement les hommes de l’Empire qu’il va éliminer, mais toute la population de Néo Tokyo. «C’est la raison pour laquelle je te demande de t’enfuir», lui rétorque Yamada, preuve qu’il s’apprête à effectuer un véritable génocide. Mais Ryu, fou de rage, refuse cette situation et tente d’arrêter l’espion. Mais ce dernier lui colle un bel uppercut, lui réclamant de ne pas le sous-estimer et de faire attention à la direction du vent. Encore un détail qui dénonce la venue d’un prochain carnage.
Pendant ce temps, Kai et Kaneda font leur intrusion dans le camp de réfugiés. L’adolescent, avec beaucoup de fougue et d’arrogance, ordonne à la populace de s’écarter du chemin. Miyako est aussitôt mise au courant de l’arrivée de Kei, mais apprend aussi qu’elle est mal en point, ce qui la contrarie profondément. Ils introduisent délicatement la jeune femme à l’intérieur du monastère (c’est d’ailleurs fou de constater comment Chiyoko a complètement disparu de la circulation). Allongée sur un futon, Kei reçoit les premiers soins des mains séniles et contractées de la prêtresse, elle lui masse le visage. Kaneda, accroupi juste à côté, propose de faire venir un docteur, mais un moine le redresse spontanément afin qu’il se taise. Encore une fois, avec ses remarques futiles, l’adolescent nous démontre toute son ingénuité et sa méconnaissance totale du monde qui l’entoure. Mais ici, cette flopée de balourdises nous est déballée surtout pour attester les préoccupations qui envahissent le jeune homme en ce moment. Kaneda est fortement attaché à Kei, et bien que nous le savions déjà, il n’y a aucun mal à le rappeler, même au travers de répliques frivoles. Kiyoko, qui était allongée toute proche, tranquillise le garçon et lui assure qu’elle ira mieux très prochainement. Kaneda se relève, contemple son amie sous un regard apaisé et sort de la salle. Il rejoint Kai, qui finalement n’a pas de droit d’accès, et nos deux jeunes quittent les lieux.
À ce moment, Masaru fait son entrée, tracté par un moine. Et un plan large, baigné par une ombre douce et uniforme, nous montre une scène impétueuse. Dans le passé, juste avant la manifestation de Tetsuo, Miyako avait fait comprendre à Kei que c’était son destin de se retrouver ici même, dans son monastère, avec les deux autres mutants. Plus récemment, elle annonça à Kaneda toute l’importance qu’elle dévouait à Kei, et la nécessité absolue de sa présence en ce même lieu. Ceci semble chose accomplie, les désirs de numéro 19 ont été exaucés, la voilà maintenant réunie, dans cette vignette doucement ombragée, à ces trois êtres qu’elle convoitait tant. Mais pour faire quoi? Nous ne savons toujours pas quel est le plan de la prêtresse, elle ne s’est jamais ouvertement déclarée à ce sujet. Jusqu’ici, tout ne fut que le fruit de spéculations diverses et variées, mais d’aucune affirmation. Il est évident, à ce moment précis du récit, que Miyako demeure un personnage central de l’œuvre, mais cette centralité fut systématiquement baignée par une fuligineuse opacité, par une vapeur intellective explicite. Le mystère qui enveloppe la vieille, en vigueur depuis son dialogue avec Nezu dans l’épisode 19, ne cessa de croître au fil de ses furtives apparitions. Initialement inquiétée par Akira, par son futur réveil et son imminente manifestation, elle ne se préoccupa par la suite, après le cataclysme, que de l’état de santé de Tetsuo et de la présence de Kei dans son monastère. Jamais elle ne mentionna numéro 28 dans ses nouveaux discours. Je ne pense pas que Miyako puisse nier à tel point le jeune môme. Ce qui signifierait que nous sommes face à un postulat: il est tellement évident qu’Akira est le centre de l’intrigue que la prêtresse n’a nullement besoin de le citer.
Bref, la vue de ce cadrage ouvert, baigné par une ombre douce et uniforme, semble marquer l’activation du plan Miyako, et nos trois mutants conversent alors. Masaru est conscient que Kei est affaibli, mais la vieille confirme son indispensabilité. Aussitôt, dans une posture de recueillement, Kiyoko accentue sur le véritable enjeu: Tetsuo. Et dans une phrase intéressante, elle précise que le problème est surtout l’état de son évolution. Je dis phrase intéressante, car la mutante écrit Tetsuo en katakana, au même titre qu’Akira, Miyako, Masaru ou Takashi. Elle n’use pas des kanjis habituels pour nommer l’adolescent, ce qui prouve bien qu’elle considère numéro 41 comme partie intégrante de la famille, partie intégrante du projet, partie intégrante d’eux même, donc pourquoi pas, partie intégrante de leur finitude... Et je trouve ça superbement captivant (même si une telle écriture fut déjà présentée aux prémices de l’épisode 19). La prêtresse prétend alors que tout se déroule bien jusqu’à présent. Une remarque surprenante, surtout lorsque l’on sait qu’elle ne cessait de démontrer de la préoccupation sur l’état de santé de Tetsuo. Peut-être est-elle en train de sentir son apaisement actuel? Difficile d’y croire, vu qu’elle n’est plus capable de le percevoir, ce qui ne fait qu’accentuer la foi qu’elle porte en son plan. D’ailleurs, Masaru précise qu’il est primordial de parfaitement appréhender cet état de santé. Si ces présentes pages attestent l’activation du plan Miyako, le mystère, lui, est toujours très flagrant et pesant. Il est évident qu’on en sera plus une fois Kei rétablie.
À la sortie du monastère, Kai et Kaneda refoulent une bande de merdeux qui jouaient sur la Security Ball. Ils remarquent que Joker est là, il est venu récupérer ses motos, mais constate qu’il en manque une. Kaneda, dans une case comique comme à son habitude, s’échappe en courant. Noyé dans les débris de Néo Tokyo, sous un pont ombragé, un sbire de l’Empire manie l’aérographe et calligraphie des idéogrammes. Planqués derrière un pilier, quelques gueux observent et se questionnent. Ils contemplent alors les kanjis du Grand Empire annonçant l’organisation d’un rassemblement populaire.
Et une magnifique double page nous montre alors, dans un dépouillement graphique colossale, le stade Olympique, en ruine. C’est d’ailleurs surprenant de se retrouver en ce lieu, car même si nous ne le vîmes que peu de fois dans son entièreté, on y fit, au tout début du manga, allusion à maintes reprises. Entre les attentats orchestrés par l’organisation antigouvernementale de Nezu, l’évènement sportif qui allait prochainement s’y produire et la base militaire secrète qui se trouvait juste en dessous, le stade Olympique, comme localisation, fut l’arène de bien des intrigues. Et, à l’instar de Néo Tokyo, il nous est révélé ici, dans son intégralité, après avoir été ravagé. Posté face à un panneau décrépi, Migite, toujours très élégamment habillé, arbore un sourire qui respire la confiance. Il a l’air décidément très fier de son idée de grand rassemblement.
Au milieu des édifices périclités, la voix de l’homme oiseau se fait entendre. Perché sur les hauteurs, dans une vue plongeante vertigineuse, il invite tous les citoyens de l’Empire à assister à ce rassemblement, précisant avec vigueur que c’est une obligation. La populace écoute ces paroles avec consternation, les festivités auront lieu dans l’enceinte du complexe sportif, en honneur au Daikaku Sama. À terre, un sbire vocifère aussi sur son microphone, ordonnant à ce même peuple de ne pas se laisser influencer par Lady Miyako. Bref, on sent l’Empire motivé par son initiative. Et sur une succession de cases hétérogènes, nous observons, chacun à leur tour, Yamada, Miyako et les autres mutants, Kaneda et le reste de la bande, apprendre l’avènement de cette grande assemblée.
À l’intérieur du stade, Migite énonce les directives et pousse ses hommes à être effectifs. Il souhaite utiliser la flamme Olympique comme symbole, et ordonne à son sous-fifre de la faire briller durant au moins 24 heures. Décidément, notre Golden Boy est très méticuleux sur chaque détail, il donne vraiment l’impression de jouer sa carrière politique sur ce futur évènement. Dans les rues de la cité, les soldats de l’Empire font intrusion dans chaque baraquement afin de forcer le peuple à se rendre à cette fête. Indéniablement, tous les moyens sont bons pour remplir le stade. Ce qui renforce encore plus le message politique d’une telle manifestation et de ce fait, la position centrale de Migite dans l’instauration de cette monarchie. Mais bref, de grès ou non, nous commençons à voir, sur plusieurs attroupements dispersés, des gens marcher nonchalamment en direction de l’arène sportive. Leurs pas sont guidés par les recommandations d’un sbire, qui précise même que c’est le premier évènement officiel du pays. Un plan séquence nous montre alors cette foule en train de pénétrer dans le stade, des feux d’artifice se font entendre et la populace prend place dans les tribunes.
Sur l’estrade, un type hausse la voix et teste le micro. Les spectateurs sont interloqués qu’il y ait de l’électricité en ces lieux. Et le chauffeur de scène commence par ces mots: «Peace», avant d’annoncer l’arrivée du Grand Akira et de Tetsuo. La case suivante est à la fois impressionnante et déroutante. Numéro 28, assis sur son trône kitch et décoré d’artefacts mécaniques, est transporté par une dizaine de gaillards. Cette illustration est emplie d’un symbolisme religieux déconcertant, on y sent la dévotion, la soumission et la passion. La candeur des porteurs contraste remarquablement avec la trame bariolée du siège qui soutient un Akira totalement impassible, comme toujours. Et le cadrage, dans une onctueuse contre-plongée, donne une force spirituelle à l’image qui dépasse tout entendement. Légèrement en avant, Tetsuo amorce le cortège, d’un pas décidé. La dernière fois que nous avions assisté à un tel cirque, c’était durant l’épisode 54 (il y a un peu moins de 2 ans), lors de la distribution de soupe, juste avant le premier délire de numéro 41. À cette époque, le contexte arrivait à nous faire comprendre une pareille extase. Mais maintenant? Après tout ce qu’il s’est passé, après tous ces évènements racontés, cela semble inapproprié. Pourtant, les faits sont là, ce qui nous laisserait penser que Tetsuo est finalement toujours très friand de ces exhibitions, très avide de cette farce et qu’il s’amuse grandement à conduire ce pèlerinage face à une foule hystérique et fanatique.
D’ailleurs, au cœur de cette marée humaine et compacte, Yamada tâche de trouver une percée. Il souhaite rejoindre ce cortège afin de faire parler son «B-C Weapon». Mais une main inconnue agrippe son épaule gauche. Il se retourne et voit Ryu lui infliger un violent coup dans l’estomac. Effondré à terre, il est ensuite traîné jusqu’à une ruelle adjacente pendant que la procession pénètre à l’intérieur du stade. Le chauffeur de scène acclame, d’une façon quasi jouissive, l’arrivée de son empereur. Akira montre un visage totalement incolore, paré d’une inexpressivité absolue, alors que numéro 41, mové par son addiction, s’agenouille et incline son front. Si réellement les deux enfants s’inscrivent hors de ce courant invariant, ce diptyque, joliment présenté, nous prouve qu’il existe encore un fossé énorme entre eux, tout du moins dans sa forme, renforçant d’autant plus l’emprise psychoactive qui assujettit Tetsuo. De plus, nous remarquons que Kaori n’est pas présente dans l’assistance. Cela signifierait-il quelque chose?
Dans le porte-avions, les scientifiques se trouvent près de l’infirmerie, ils sont rejoints par l’amiral qui s’attriste de l’état critique du docteur Hock. Le militaire tâche de s’excuser sur les causes de l’incident qui, selon lui, aurait été dû à un court circuit électrique. Mike est consterné, lui et ses confrères avaient rédigé un rapport sur ce qu’il se passa au laboratoire avec numéro 41, mais apparemment le chef des armées ne l’a pas lu. Et pourtant si, il l’a lu, mais il n’en croit pas un mot. D’après lui, personne ne peut entrer ou sortir de ce navire sans être détecté par les radars. À l’entente de cette phrase, nous nous trouvons clairement devant une fracture évidente entre ces deux disciplines qu’Otomo avait de nouveau regroupées dans cet hémicycle. Selon les dires de Tetsuo, il y avait un fossé, d’un point de vue cognitif, entre la vérité et la science; on remarque ici qu’il y a un gouffre, d’un point de vue relationnel à présent, entre cette même science et le militaire. Mais pourquoi donc mettre en scène des chercheurs et rendre invalide, pour la haute instance des armées, leur simple témoignage? Nul doute que c’est pour faire monter la tension, faire monter la sauce, ou tout bonnement faire monter... pour mieux chuter. Sans quoi nous nous trouvons face à une incohérence perturbante.
Bref, sur une page entière, de par un travelling horizontal, nous nous éloignons du porte-avions, assistons à un timide lever de Lune, pointons notre regard sur les lueurs diaphanes de Néo Tokyo pour finalement nous embraser les iris par cette ondoyante flamme Olympique. Juste à sa base, un groupe de J-pop se déambule sur scène. Percussion, batterie, clavier, guitare, chœur, tout y est, et dans un style punk profondément années 80. La musique a l’air frénétique, les paroles, elles, sont dans la plus pure tradition propagandiste. Elles dépeignent un univers sombre qui a pour unique échappatoire le Grand Akira. Et son nom est crié à capella.
Dans une pièce close, Yamada frappe du poing. Il est fou de rage, il a été enfermé ici par Ryu. L’anarchiste est d’ailleurs dehors, l’arme chimique à la main, en train d’observer le rassemblement et ses lueurs depuis les hauteurs de la ville. Au stade, une distribution de bouffe s’opère et on commence à voir des gamelles remplies de soupe aux comprimés. Dans les tribunes, c’est la déchéance, certains s’exhibent, d’autres sont complètement amorphes, quelques-uns prient. Sur l’arène, le chauffeur de scène annonce la suite du spectacle. Avachi sur un siège, Tetsuo semble désabusé. En arrière-plan, Akira, lui, est droit comme un «i». Un contraste des postures qui force au sourire et prouve que numéro 41 n’est finalement pas si friand que ça. Migite vient alors converser avec lui, le suppliant de faire une petite démonstration de ses Pouvoirs. Nous savons tous que notre Golden Boy fut très minutieux dans la préparation de ce rassemblement, il semblait même y jouer sa carrière. Cette soudaine demande fait donc partie de son programme, elle fait partie de son plan politique. Ce qui explique l’absence de Kaori dans l’assistance, sa seule présence pouvant influencer grandement le comportement de Tetsuo. Et ça, Migite le sait, c’est pour ça qu’il ordonna à la jeune fille de rester dans la planque d’Akira, afin de pouvoir tranquillement faire sa demande de démonstration à Numéro 41. Mais ce dernier hésite d’un mouvement de la tête. Migite insiste, il prétend que cela unira le cœur des gens. Pendant ce temps, l’un des sbires de l’Empire fait léviter un caillou sous la huée du public. Il tire la tronche, et c’est sûrement en le voyant aussi désabusé que Tetsuo finit par accepter la proposition de Migite.
Le jeune se lève, posément, et amorce son avancée sous les émois d’une foule médusée. Un plan magnifique nous le montre de dos, plombé par la nuit profonde, la cape tourbillonnante, avec un halo sélénique scintillant au-dessus de sa tête. Il observe notre satellite qui projette au sol une ombre précise. Il se retourne ensuite vers Akira: «Que dirais-tu de la Lune par exemple?» Numéro 28 exhibe son faciès impassible, déroutant, ouvre la bouche et lui rétorque: «La Lune...». Cette scène est bouleversante, elle nous replonge immédiatement dans le délire de Tetsuo où il avait conceptualisé cet instant. Mais, et on est en droit de se le demander, l’adolescent a-t-il fait cette proposition en repensant à ce cauchemar? Ou ne fait-il que répondre à une douce fatalité? Où se trouve la frontière entre la prémonition et l’accomplissement d’un acte imagé? De plus, et c’est maintenant officiel, Akira parle et «Lune» fut bel et bien le premier mot qui sorti de sa bouche. Mais que se cache-t-il derrière ce kanji ma foi fort banal: un ordre? Depuis quand numéro 28 est animé par le désir? Depuis quand ce mioche, impassible, imperturbable, stoïque, souhaite? Depuis quand il veut, impose, propose, subodore? Plongé dans une passivité absolue depuis qu’il s’extirpa de sa chambre froide, le voilà soudainement actif. Mais qu’est ce que cela signifie? Que cherche-t-il a faire avec la Lune? Quelle est la finalité de son postulat? Où veut-il en venir? A-t-il un plan? Si c’est le cas, quel parallèle peut-on faire avec celui de Miyako? Vont-ils dans la même direction? La vieille avait ordonné à Tetsuo d’arrêter les cachetons pour qu’il puisse pleinement exprimer son Pouvoir et s’extraire du courant invariant. C’est ce qui se produisit, numéro 41 stoppa la drogue, mais il y avait une intention derrière cet ordre. Ici, Akira édicte la Lune à ce même Tetsuo. Mais pour produire quoi? Dans quelle finalité? Numéro 19 et 28 font partie de cette génération d’enfants qui furent choisis pour répondre à un programme eugénique précis, la première ayant ouvert la voie au second. Mais au-delà de ces expérimentations infécondes, de par la simple existence de ces mutants, n’y a-t-il pas une intentionnalité commune? Au travers de deux cases vaporeuses, balayées par un travelling arrière, se cachent en fait des dizaines de questions. D’où ce choc énorme de savoir Akira actif, ce qui postule bien que cette relation lysergique qui l’unit à Tetsuo prend ici une tout autre dimension.
Bref! Tetsuo acquiesce et observe de nouveau notre satellite. Il disparaît alors, promptement, faisant valdinguer le parquet de l’estrade dans une image invitant à l’ébahissement. Le public est consterné, il tâche d’apercevoir l’adolescent. Akira, lui, pointe son regard en direction des cieux. Et une illustration colossale s’offre à nous: emmitouflé par le ténébreux mutisme de la nuit, le stade Olympique illumine ses gradins sous un clair de Lune. On resterait des minutes entières à contempler ce visuel, tant il est lénitif et mélancolique. Mais la caméra effectue son zoom sur le firmament, s’approche de notre satellite, et une double page impétueuse nous montre alors Tetsuo, lévitant dans l’espace tête en bas, faire face au cratère de Copernic, tout comme son soi enfantin y faisait face lors de son délire passé. L’apesanteur le dépose ensuite mollement sur l’étendue sélénique, il entame une marche. Et, dans la profondeur du silence, il commence à convulser son visage, à écarquiller ses orbes pour générer une véritable explosion sur la croûte lunaire. Il s’extrait du sol un impressionnant geyser de matières qui offre toute sa dimension lorsque nous le considérons de très haut.
Sur Terre, dans un laboratoire astronomique, des scientifiques se pressent et s’excitent pour observer ce phénomène. Depuis le porte-avions, Mike et ses confrères usent d’une paire de jumelles pour contempler l’évènement. Sur les gradins du stade Olympique, le peuple du Grand Empire admire ce spectacle à l’œil nu, car il est parfaitement visible ainsi, sans le besoin d’une épaisse lentille. La science et la vérité sont de dimensions différentes. Un autre cadrage spatial nous montre alors cette catastrophe et tout son gigantisme avec en arrière-plan la Planète bleue. Mais sur cette case il y a un réel souci d’éclairage. Si nous sommes en époque de pleine Lune, depuis cette dernière, la Terre devrait se contempler à contre-jour, recouverte d’un liseré lumineux, avec pourquoi pas, le Soleil très loin au fond. Or ici, l’embrasement est latéral, et cette même illumination sera réutilisée à la page suivante, lorsque Tetsuo s’apostera sur un débris rocheux. Bien évidemment, cette dernière image est d’une poésie fabuleuse. Voir le jeune, ainsi, en train d’observer sa planète, est d’un onirisme soporifique. Mais l’éclairage est mauvais. Nous savons tous qu’Otomo use de la lumière, et surtout des ombres, à des fins purement esthétiques, il est avant tout à la recherche d’une beauté visuelle, et on ne peut que le féliciter de ce choix. Cependant, dans ce cas présent, je me demande si c’est une erreur de sa part, ou vraiment une recherche d’esthétisme. Tâchons d’imaginer: Tetsuo, blotti sur son rocher, en train de contempler une Terre, en contre-jour, enrobée de son halo rayonnant, où seul l’éclairage urbain scintillerait, suggérant de ce fait la baie de Tokyo. Cela n’aurait-il pas fait un visuel percutant? Bien évidemment, je chipote (bien que), car nous savons tous qu’ici, sur cette dernière case, l’important n’est pas cette Terre et son illumination, ce n’est pas cette vue féerique d’un Tetsuo qui considère sa planète. Non! Ce qui est perturbant, à ce moment, c’est d’observer le jeune homme blotti contre un rocher comme s’il était agenouillé sur une partie démesurée de cet ADN minéral élaboré par Akira durant ces passe-temps favoris. Le parallèle est troublant entre cette image et celle que nous aperçûmes lorsque Tetsuo s’apprêtait à s’extraire du flux. À croire que notre héros est sans cesse guidé par numéro 28, sans cesse subordonné à sa volonté, sans cesse soumis à son emprise psychoactive. En considérant cette illustration, j’ai vraiment l’impression que les spéculations mentionnées antérieurement se confirment: Akira serait finalement plus actif qu’on ne le pense.
Depuis le début de la publication d’Akira dans les pages de Young Magazine, Otomo a maintenu une cadence très soutenue, avec 2 épisodes par mois environ. En cette mi-février 1987, nous en sommes à 85 chapitres, ce qui représente 1500 planches en un peu plus de quatre ans: colossale! Mais le 16 mars de cette année, pas de parution dans Young, et Katsuhiro préviendra ses lecteurs avec une illustration digne de lui même: apparemment, il est malade. Et si l’on en juge le caractère caustique de cette image, nous pouvons en déduire qu’il est dans un état équivalant à cette Lune récemment effritée par Tetsuo. Indéniablement, la cadence infernale qu’il sut préserver durant tant de temps a fini par avoir raison de sa santé. La vie d’un mangaka au Japon, quel que soit son statut, est loin d’être un long fleuve tranquille.
Bref, c’est le 6 avril que paraît l’épisode 86, après deux moins d’absence, et tout débute sur une vue spatiale insonore. Un satellite, qui n’est pas SOL, se fait percuter par des débris lunaires, ces derniers poursuivent leur course jusqu’à l’atmosphère terrestre pour zébrer les cieux de centaines d’étoiles filantes. À terre, les eaux entament leur déchaînement, une tempête climatique est sur le point d’éclater. Dans le stade, le speaker observe le spectacle et entre dans un délire poétique et pathétique. Sur les tribunes, le public est en pleine ovation. De grosses gouttes commencent soudainement à tapoter le sol, éteignant la flamme Olympique. Et les sbires de l’Empire, soumis aux ordres de Migite, abritent Akira sous une longue bâche. L’enfant est distant, mais pointe toujours son regard vers les cieux. Une masse nuageuse se met alors à recouvrir le complexe sportif, des éclairs pourfendent l’arène, électrocutant le peuple déchu. Un mugissement énorme résonne depuis les hauteurs d’un immeuble, un bloque de béton s’y arrache et tombe là où se trouve Ryu qui est touché de plein fouet. Toujours enfermé dans sa pièce, Yamada entend tout se vacarme et constate que la porte vient de s’ouvrir sous le poids d’un rocher. L’espion sort immédiatement, voit l’anarchiste inconscient, et prend connaissance du spectacle abasourdissant. Subitement, Tetsuo réapparaît au centre de l’arène, dans une image flamboyante et virulente. Il se rapproche d’Akira qui l’observe attentivement: «Je suis maintenant de retour», s’exclame-t-il, l’air apaisé et satisfait.
Des vagues gigantesques commencent à percuter les berges de Néo Tokyo, inondant encore une fois la ville de flots tumultueux et dévastateurs. Dans le temple de Miyako, qui semble être à l’écart de tout ce désastre ambiant, la prêtresse s’entretient avec les autres mutants. Elle est indéniablement surprise par le Pouvoir de numéro 41, elle ne s’attendait pas à une croissance aussi brutale. Tous s’accordent que, dans ce nouveau contexte, les moments de répit seront rares, c’est pour cela qu’ils ne doivent plus perdre de temps. La vieille veut clairement amorcer son plan, mais Masaru lui fait savoir que Kei n’est toujours pas rétablie. Miyako acquiesce, mais reste catégorique: elle ne peut plus se donner le luxe d’attendre. De plus, Kiyoko lui précise que si cette montée en puissance de Tetsuo se prolonge, cela pourrait affecter Akira. Et je me rappelle alors des premières planches de l’épisode 19, sorti il y a déjà bien longtemps, lorsque le colonel embarquait Tetsuo dans son hélicoptère, après la guerre des gangs. À cet instant, Kiyoko conversait avec ses confrères, leur affirmant que les Pouvoirs de l’adolescent étaient grandissants et qu’ils pourraient même surpasser ceux d’Akira. Durant son élocution, on avait senti que rien ne pouvait être au-dessus de numéro 28, comme si ce dernier devait être l’artisan d’un accomplissement. Et dans ce présent actuel, maintenant calfeutrée dans le monastère, les prémonitions et doutes de Kiyoko semblent enfin se concrétiser, confirmant bien ce ressenti et cette évidence incontestable que ce jeune môme se doit d’être actif. Mais la prêtresse est confiante, selon elle, Tetsuo contrôle son pouvoir, même s’il n’aura bientôt plus la capacité physique de le contenir. Pour elle, tout est question de préserver cet équilibre délicat, comparant subtilement numéro 41 à notre satellite désormais perforé. Et là aussi, pour accompagner cette métaphore, Otomo use d’un visuel spatial qui accumule les erreurs d’éclairage et de positionnement astral. Depuis la Terre, la dépression causée par Tetsuo est visible, or sur cette présente case, nous voyons bien qu’elle se trouve dans le côté obscur de la Lune, aux antipodes du cratère de Copernic. De plus, la lumière ne correspond pas à la temporalité nocturne de l’instant. Encore une boutade grotesque de la part de l’auteur, mais celui-ci voulait certainement mettre en évidence l’énorme protubérance de notre satellite et ses récents anneaux en formation. Ceci dit, il aurait pu choisir un autre cadrage, tout en restant impactant, afin de mieux respecter la réalité astrophysique du moment.
Bref, dans les souterrains, Kaneda montre à Joker la plate-forme volante qu’il avait découverte durant sa traversée. Il espère troquer cet engin contre la moto qu’il pulvérisa lors de son intrusion au QG. Cependant, le boss des clowns n’est pas dupe, il est parfaitement conscient que ce tas de ferraille ne vaut pas la bécane perdue. Les deux jeunes se chamaillent et en viennent au poing afin de relaxer une atmosphère tendue. Mais Kai les interpelle subitement, un bruit glauque et profond s’approche d’eux. Ils s’immobilisent, regarde dans la pénombre du tunnel, et une masse aqueuse déferle dans leur direction, accompagnée par cette sonorité grave et répétée. Stupéfaction, l’ébaubissement des mioches est unanime: il faut se faire la malle. Otomo nous embringue alors dans une course poursuite infernale, à la composition aérée et au séquençage rapide. Les jeunes enfourchent leurs bécanes et tâchent de prendre de vitesse cette fureur aquatique au travers de lignes concentriques. Mais le raz de marée les rattrape et deux motards se font embarquer par les eaux. Joker, sur son chopper, s’efforce d’accélérer, mais son embonpoint aura raison de sa destinée et il perdra l’équilibre. Il ne reste plus que Kai et Kaneda, sur la même moto, tentant de rouler sur la roue arrière pour amoindrir les frottements. Mais cela ne suffit pas et ils se font engloutir à leurs tours. La déferlante, toujours aussi véhémente, va alors les conduire jusqu’à la prochaine station de métro. Nos jeunes s’en tirent finalement très bien, mis à part quelques culbutes, ils se relèveront tous seins et sauf, étonnés quand même par la surprenante salinité de l’eau.
Depuis le monastère, Kei observe le ciel ombragé d’où s’extirpe timidement la lueur céleste. Elle est surprise par l’arrivée de Miyako venue prendre de ses nouvelles. Et sur six pages, Katsuhiro va nous embringuer dans un long dialogue, au travers d’un cadrage serré et d’une mise en scène théâtrale où, sous un semblant d’improvisation, tout paraît être le fruit d’une chorégraphie millimétrée. Rejointes par les deux autres mutants, nos trois numéros vont alterner leurs vocables afin d’énoncer à Kei que Tetsuo est capable, tout en conservant sa personnalité, de produire un Pouvoir équivalant à celui d’Akira. Et ils souhaitent utiliser la puissance de ce premier pour éliminer ce dernier. Enfin la vieille nous dévoile officiellement son plan: éradiquer numéro 28. Cependant, c’est la première fois que nous l’entendons nommer Akira et Tetsuo en même temps. Avant l’annihilation de Néo Tokyo, la vieille était intégralement obnubilée par le jeune mutant, elle désirait impérativement s’en accaparer. Pour quoi faire? On n’en sait rien! Par contre pas un mot sur numéro 41, rien, l’absence totale. En revanche, après le cataclysme, ce fut tout le contraire. La prêtresse ne se souciait que de Tetsuo, de son état de santé, l’incitant à stopper la drogue pour pleinement exprimer ses facultés, lui promettant même qu’il mettrait fin à ses affres. Par contre, jamais elle ne mentionna Akira (sauf pour conter ses origines), pas un mot, rien... Fallait-il attendre que les deux jeunes, ensemble, soient hors de ce courant invariant pour que Miyako les nomme enfin dans une même phrase? Quelle est la stratégie de son plan qui semble respecter une chronologie bien précise? De plus, lorsque Kei lui demande ce qu’il résultera d’une telle action, la vieille répond n’en rien savoir. Incroyable! Comment ne peut-elle pas savoir? Le rêve qu’elle fit pendant son coma de treize années a-t-il une limite? Est-elle arrivée au bout de sa clairvoyance? Les forces mises en jeu sont-elles trop importantes pour sa fragile personne? Ou peut-être que finalement elle le sait, mais ne souhaite le révéler. Dans tous les cas, je doute que Miyako veuille réellement éliminer numéro 28!
Ceci dit, durant toutes ses élocutions, la prêtresse fera profil bas, non pas comme si elle était endeuillée, mais plutôt comme si elle était muée d’une certaine tristesse. Et lorsque numéro 25 et 27 annoncent à la jeune femme qu’ils désirent utiliser ses facultés de médium pour catalyser le Pouvoir de Tetsuo et le diriger sur Akira, nous comprenons tout de suite qu’ils veulent envoyer Kei au fourneau. Et le visage que nous propose cette dernière à l’écoute de ces mots est unanime: elle sait qu’elle va devoir se sacrifier pour mener à bien cette mission. Et connaissant son engagement, connaissant son dévouement, nul doute, à l’instar de Sakaki, qu’elle y est pleinement préparée.
Tous restent contemplatifs, dans une vignette silencieuse et ombragée. Kei pense à Kaneda et Miyako le perçoit. La jeune semble être gênée, mais dénote une parfaite conscience des enjeux, elle est lucide. De plus, les autres mutants lui font comprendre qu’ils n’ont plus de temps à perdre, qu’il faut agir avant que la personnalité de Tetsuo ne soit détruite et qu’il n’ai plus le contrôle sur lui même. Ils nous apprennent d’ailleurs qu’Akira, lui, fut vidé de toute identité après son réveil, qu’il n’est qu’une manifestation pure et simple du Pouvoir, prêt à s’exprimer au moindre stimulus. Pourtant, pendant le rassemblement, lorsqu’Akira dit «Lune» à Tetsuo, il fit preuve d’une grande personnalité, d’une conscience absolue de son être, de ses actes et de son entourage. Erreur de perception? Peu importe, pour nos mutants, c’est leur dernière chance, et Kei demeure pensive et évasive, emplie d’une profonde acuité, contemplant sans cesse plus cette tourmente annoncée.
Dehors, Joker et les autres ont refait surface, on les sent perturbés par ce déséquilibre météorologique brutale. Kaneda décide d’aller voir Miyako afin d’en savoir plus. Il laisse donc tomber le reste de la bande et traîne ses pas dans les ruelles marécageuses, il a l’air exténué. Par un fondu enchaîné, le visage de Kei, pensif et évasif, apparaît au-devant de sa démarche. Et nous retrouvons la jeune femme, sur les hauteurs du balcon, observant les ruines de la cité, mentionner le prénom de son ami. Que se passe-t-il dans la tête de Kei à ce moment? Remettrait-elle en cause son futur sacrifice par amour pour Kaneda? Si les sentiments que porte ce dernier à cette première nous furent clairement exprimés tout au long de l’histoire, le contraire est moins évident! À part peut-être, tout justement, sur cette présente vignette. Imagine-t-elle son ami en danger suite à l’exécution du plan de Miyako? Même si ce sentiment semble plus altruiste, et donc plus en accord avec son personnage, il nous permet aussi de faire une liaison directe avec cette récente apparition enflammée qu’elle fit dans les sous-terrains, prédiquant la venue d’une situation préoccupante. Dans tous les cas, il est très difficile, à cet instant précis, de savoir ce qu’il se passe dans la petite tête de Kei.
Une vue sombre et tourmentée nous est ensuite offerte sur le porte-avions, sujet aux balancements houleux et frénétiques de la mer. Dans une pièce médicale, Dubrowsky et Simmons sont au côté d’une Jorris sous perfusion. L’alarme retentit alors, les soldats sont priés de se rendre dans la salle d’opération. Dans un couloir plus calme, Bernardi et Mike montrent leur mécontentement à l’amiral de ne pas avoir été prévenus de cette imminente opération militaire contre Akira. Mais le chef des armées prétend que les ordres viennent de la plus haute sphère de l’état, et qu’il n’y peut rien. Les chercheurs se mettent alors à l’offensive, car à aucun moment leur rapport ne fut pris en compte et ils souhaitent traiter directement avec le président. L’amiral se retourne promptement et montre un visage qu’on ne lui connaissait pas. Vu en contre-plongée, il semble incarner l’autorité absolue. Pour lui, il n’y a pas de débat possible, le succès de l’opération justifiera les pertes, rien n’a rajouter! Incontestablement, cette sentence sonne comme une rupture relationnelle définitive entre le scientifique et le militaire. Pourtant, au début de l’épisode 72, on avait eu l’impression qu’Otomo voulait nous exposer de nouveau cette alliance qui sut de tout temps, disons depuis Archimède, unir ces deux disciplines. Et là, on assiste à une scission brutale, sans même proposer d’intrigue, comme cela avait pu être le cas aux prémices du récit. En fait, à la vue du visage pétri d’orgueil de l’amiral, on se rend finalement compte que si le gratin de l’investigation scientifique mondiale s’est retrouvé dans ce porte-avions, ce n’était pas pour instaurer une ultime symbiose atemporelle avec l’armée, mais bel et bien pour se confronter à Tetsuo, pour se confronter à la réalité.
Dans la salle d’opération, un gradé donne les directives à ses soldats, leur présentant une carte avec le point de chute et une photo de Georges Yamada qu’ils devront rejoindre une fois sur place. Tous sont à l’écoute, tous sont aux ordres, tous sont équipés d’une arme biochimique, et c’est dans un cadrage hollywoodien qu’ils embarquent à bord d’un hélicoptère. Cette bataille est la plus importante de leur carrière, elle est l’avenir du monde, elle est l’avenir de l’humanité.
Au stade Olympique, l’accalmie semble revenue. La troupe de l’Empire s’est abritée dans un corridor, Akira est toujours sur son trône, recouvert d’une bâche. Migite se demande alors où est Tetsuo. L’un de ses sbires lui apprend qu’il est allé au fond du couloir. Soudain, un hurlement frissonnant résonne depuis les profondeurs. Numéro 28 se redresse, observe de son regard malaisant, il est indéniablement en connexion, il sent quelque chose. Le Golden Boy ordonne à son sous-fifre d’aller voir. Ce dernier s’exécute et s’approche de la source sonore d’un pas rapide, mais il cesse brutalement sa course, son visage se pétrifie dans une troublante torpeur. Et nous remarquons Tetsuo, dans une case obscurcie par la trame, à genou, la bouche grande ouverte, les orbes oculaires éclatants, le bras droit complètement métamorphosé en un amas de chair sirupeux et gluant. L’image est perturbante, dérangeante, inquiétante, déroutante, elle nous emplit d’une profonde incompréhension, nous plonge dans une abstrusion évidente. On serait presque en droit, à sa simple vision, de se dire: «C’est quoi ce délire?», mais son herméticité est trop forte, et notre visage se pétrifie à son tour dans une troublante torpeur.
Le sbire recule instinctivement, on a même l’impression qu’il se déplace sans bouger les jambes, il est totalement apeuré par ce récent spectacle. Son supérieur l’interroge, mais il ne peut répondre. C’est alors que numéro 41 s’approche d’un pas lent, couvrant la partie droite de son corps, celle qui s’est convertie en un amas de chair visqueux et poisseux. Il sue à grosses gouttes, serre les dents, on le sent perplexe et imbibé d’une profonde incommodité. Migite lui demande s’il va bien, et Tetsuo, dans un visage dégoulinant de douleur, lui répond que «oui, il n’y a pas à s’inquiéter». L’adolescent, toujours envoûté par ce malaise incompris, lève les yeux au ciel, se questionne, et un fondu enchaîné nous montre la Lune décorée de son béant cratère. Cette sublime vignette nous met intrinsèquement en corrélation ce nouveau satellite qui illumine notre firmament et l’état actuel de Tetsuo. Indéniablement, la subite transformation de son corps est due à ce récent déferlement énergétique qu’il accomplit sur l’étendue sélénique. Et quand on y réfléchit plus calmement, c’est quand même Akira qui lui postula la Lune depuis l’arène du stade Olympique, le guidant directement vers cet exploit inédit. Ceci nous oblige donc à croire qu’au final, numéro 28 s’était bel et bien immiscé dans le cortex de Tetsuo lors de son récent délire, juste après cette orgie sexuelle, pour convenablement le préparer à un tel acte. Ce qui démontre qu’Akira est on ne peut plus actif, et qu’il répond à une dialectique exécutive précise, et le choix de la Lune est loin d’être anodin. Car si le jeune môme, dans son isolement, semble être empli d’un pouvoir destructeur et nihiliste, il fait preuve, au côté de Tetsuo, d’une incroyable logique de préservation. Sans quoi, sa requête, depuis l’estrade du complexe sportif, aurait été «la Terre», mais il a dit «Lune», et numéro 41 est allé sur la Lune.
Donc, après avoir obéi à Miyako en arrêtant la dope pour pleinement exprimer son potentiel (même s’il souhaitait avant tout mettre un terme à ses souffrances), on a l’impression que Tetsuo vient d’obéir à numéro 28 pour continuer la lente transformation de son être. Mais peut-on réellement parler d’obéissance de la part de numéro 41? Car les faits visuels sont là et ils sont indubitables. En contemplant plus attentivement son visage et le trait précis de son regard, on constate en Tetsuo une certitude nébulisée d’indétermination: il n’a jamais voulu cela, il n’a jamais désiré être ceci. Et incroyablement, surgit de nos profonds souvenirs cette vignette magistrale, observée durant le délire de l’adolescent, qui montrait Kaori et ses yeux attristés. La bulle qui accompagnait le doux faciès de l’enfant disait: «Non! Je ne suis pas comme ça». Et on avait parfaitement compris, à cet instant précis, que ce n’était pas la jeune fille qui murmurait ces mots, mais bel et bien numéro 41. Tout se concatène alors à merveille, Tetsuo n’est pas ce qu’il est en ce moment, il n’a jamais voulu être ce qu’il est en ce moment. Donc je répète la question: peut-on parler d’obéissance? Non! On ne peut pas obéir pour être ce que l’on ne désire pas être. Tetsuo n’obéit pas, ni n’est même manipulé, mais semble plutôt répondre à une logique évolutionniste précise. En perpétuelle interaction avec son environnement, il est contraint de sans cesse accepter les changements de sa corporalité pour perdurer dans cet écosystème difficile. Aucune volonté de sa part, aucun contrôle, seules les lois intangibles de la nature, saupoudrée par des perturbations majeures que l’on pourrait nommer numéro 26, numéro 19, ou numéro 28... Ce regard de Tetsuo, gorgé de perplexité, est d’une précision magistrale. Il ne fait qu’amplifier la détresse de l’enfant, sa solitude, son désarroi de n’être finalement que le maillon manquant d’une chaîne de numéros. Encore une image forte, admirablement bien exécutée et pleinement maîtrisée par son auteur, qui ne peut nous laisser indifférents.
Et comme pour parfaire cette transition métaphorique, nous voyons la Lune, qui se fait visible au travers des nuages mouvants. La case est alors calligraphiée de ces katakanas bien connus. Kaneda, poursuivant sa chevauchée, observe l’astre à son tour et y remarque son béant cratère. Il est estomaqué, s’interroge, contemple le déluge qui prolonge sa course et met tout en relation. Il arbore un regard furieux, dresse son torse pour défier les vents et crie le nom de Tetsuo. La dernière fois que nous vîmes ces deux kanjis sortir de la bouche de l’adolescent avec une force similaire, c’était au début de l’épisode 34, SOL venait de pilonner la base secrète, et semblait avoir mis un terme à la vie de numéro 41. Kaneda, à l’époque, soutenant le jeune mutant sur les épaules, s’était alors retourné pour admirer le désastre, il exposait un visage inquiet et avait hurlé le nom de Tetsuo dans une sonorité térébrante: c’était son ami, il l’aimait, le respectait et nul doute qu’il devait être envahi, à cet instant précis, par une profonde tristesse. Deux mois et demi plus tard, après avoir survécu au cataclysme d’Akira sans même se poser de question, c’est un tout autre faciès qu’il exhibe, et son cri vocifère une tout autre sonorité, plus colérique cette fois-ci. Ceci démontre bien à quel point Kaneda est intrinsèquement social. De nouveau sur le devant de la scène depuis à peine trois jours, il duplique parfaitement bien les ragots de son entourage, surtout ceux de Kai, Joker ou du colonel. Car, en voyant notre Lune dans cet état, aucun indice ne pouvait le conduire à une telle conclusion: que Tetsuo soit à l’origine de ce désastre. Je n’y sens même pas une intuition de sa part, mais juste un spasme mimétique inconsciemment révélé: tout est de la faute de numéro 41! Et pourtant, ce dernier n’a jamais voulu ça.
C’est le 20 avril 1987 que sort ce présent épisode 87. Après cette date, Akira n’apparaîtra plus dans les pages de Young Magazine. Pendant près d’un an et demi, Otomo n’esquissera plus aucune planche afin de se consacrer intégralement à la réalisation de son film qui sortira en salle le 16 juillet 1988. Et c’est le 11 novembre de cette même année, après dix-huit mois d’absence, qu’Akira retrouve les étagères des Kiosques japonais. Pour annoncer la nouvelle, Katsuhiro va se charger de la couverture du Young qu’il souhaita totalement épurée pour l’occasion. Pour ça, il va élaborer l’illustration qui, selon moi, est la plus magistrale de toute son œuvre: un Tetsuo baigné par une plénitude absolue. Enveloppé d’une monochromatie chaude et saturée, l’enfant nous révèle un front démesuré, une fermeté faciale déconcertante, une corporalité athlétique, une posture solennelle, mettant complètement en valeur son bras droit métallique qui, nous le savons tous, porte gravé sur sa paume le numéro 41. Un visuel phénoménal, à la fois paisible et provocant, qui présente un Tetsuo à la quintessence de son état, nous exposant, sans retenue, le caractère totalement atemporel de ce personnage fascinant. Et pour introduire cet épisode 88, Otomo esquisse une illustration sobre et élégante, nous montrant Kaneda rejoignant d’un pas vif sa moto. Une image onctueusement tramée, enrobée de cette ombre si particulière qui, par une simple métaphore, confirme le retour de la BD sur la scène culturelle nippone.
Et tout commence sur une vue envoûtante du quartier général, le colonel observe ce récent bouleversement climatique. On le sent préoccupé, comme s’il prenait conscience que le temps lui était compté. Soudain, le scientifique l’interpelle pour le prévenir d’un problème grave: quelqu’un tente de cracker les codes d’accès de SOL. Il ne connaît pas la source, elle peut être américaine, soviétique ou chinoise. Mais le savant est unanime, il ne reste plus que quelques jours avant de céder intégralement le contrôle du satellite à une puissance étrangère. Le militaire confirme donc ses préoccupations, il n’a plus de temps à perdre, il lui faut agir le plus rapidement possible. Il quitte le laboratoire d’un pas preste, le visage empli d’une détermination insondable.
Plongé dans la profondeur de la nuit, le porte-avions devient l’arène d’une effervescence martiale. Depuis le ponton, un hélicoptère décolle, sous le regard avisé de l’amiral et face à la consternation des scientifiques. À bord de l’engin, le chef d’unité donne les dernières directives à ses jeunes soldats, on sent clairement que ceci n’est pas un exercice, mais bel et bien une mission de la plus haute importance. Et dans un travelling opacifié par la pesanteur nocturne, nous nous retrouvons au temple de Miyako, Kaneda vient d’y faire son entrée et appelle Kei. Des moines lui apprennent qu’elle est avec la prêtresse en pleine cérémonie, et que toutes deux ne peuvent être dérangées. L’adolescent ne prend pas garde à ces requêtes et se force un passage, il est plutôt stressé.
Sur la case suivante, nous voyons la jeune femme plongée dans un bain vaporeux. Ses cheveux sont mouillés et son visage est un doux mélange entre mélancolies, tristesse et une paix intérieure profonde. Numéro 19 lui demande alors si elle est décidée. Kei se redresse. La vieille lui tend une serviette tout en lui affirmant qu’elle ne peut rien promettre. La jeune femme se saisit du linge, regarde Miyako avec considération et, exhibant son corps vigoureux et intégralement nu, lui garantit qu’elle fera de son mieux. Son visage est devenu subitement un amalgame de sérénité, de conviction et d’une joie intérieure profonde. Proches du balcon principal, Kiyoko et Masaru conversent et tâchent d’apporter des précisions sur cette présente cérémonie de purification. Au demeurant, on serait en droit de se demander si tout ceci n’est pas encore une mise en scène de Miyako ou si réellement c’est une étape primordiale de son plan. D’ailleurs, la prêtresse, à la coiffe totalement disproportionnée, fait son apparition, elle est accompagnée par une Kei concentrée. La vieille demeure confiante, satisfaite de sa mise en scène et se joint avec enthousiasme aux deux autres mutants. Cependant, Kaneda fait promptement intrusion dans l’arène, à son stress s’ajoute une colère évidente due à la gêne que lui portent les moines présents ici même. Il souhaite demander à numéro 19 si cette récente tempête fut causée par Tetsuo, comme s’il était primordial pour sa petite conscience de mettre un coupable sur les évènements actuels. Mais aucune réponse ne sera émise, démontrant très bien que la recherche d’un bouc émissaire n’a nulle raison d’être au sein d’une telle intrigue.
Nous retrouvons ensuite Kei et Kaneda conversant dans le balcon principal. Le jeune lui parle de son plan avec Joker et ses potes pour traquer Tetsuo. Miyako et les autres mutants s’éclipsent doucement de l’esplanade, préférant leur laisser une certaine intimité. L’adolescent est interloqué par cette soudaine quiétude. Kei, sous un regard profondément divagant, lui demande alors de rester avec elle jusqu’au petit matin. Une requête qui démontre très bien que la jeune femme est consciente que ce sera sûrement sa dernière nuit. Kaneda est surpris par une telle proposition. Il doit indéniablement se souvenir de tous ces remballements, de toutes ces injures, de toutes ces accusations, de toutes ces baffes, de tous ces vents dont il fut la victime dans le passé. Cependant, il se ressaisit et révèle une profonde jubilation, comme si sa savoureuse patience avait finalement porté ses fruits! Nos deux tourtereaux se dévisagent. Kei affiche un regard vide et invariant. Le jeune homme, lui, donne l’impression de s’être intégralement métamorphosé, il exhibe un faciès méconnaissable, surmonté d’une pénétrante maturité. Le silence s’empare furtivement des lieux, la clarté du balcon contraste modérément avec les lueurs diaphanes de la nuit. L’adolescent s’approche, dépose sa main sur la joue droite de sa compagne, cette dernière arbore un sourire salace. L’ombre de Kaneda recouvre lentement le visage de Kei, leurs lèvres ne sont plus qu’à quelques centimètres l’une de l’autre. Un plan large nous donne l’impression qu’ils s’embrassent langoureusement. Mais il n’en est rien. Le jeune sursaute, contourne sa bouche d’une grimace corrosive et amère, se redresse, virevolte son torse: quelque chose de bizarre est en train de se passer. Nul doute que la mémoire sensitive de Kaneda est très développée, il doit repenser à cette soirée vécue dans le QG de l’armée, auprès d’une Kei alors manipulée par numéro 25. Elle dégage à cet instant précis la même froideur, la même impavidité, la même indifférence... Et Kaneda trouve cela bizarre. Il doute que Miyako soit derrière tout ça et, au travers d’une tonalité ferme et ulcérée, demande à Kei des explications. Mais cette dernière reste silencieuse, livide, le regard statique. L’adolescent décide donc d’aller interroger la vieille. Mais c’est en le voyant partir avec fougue que la jeune femme l’interpelle: elle va tout lui raconter.
À ce même moment, dans une mise en scène expéditive et efficace, l’hélicoptère de l’armée américaine pourfend l’atmosphère, laissant derrière lui ce faisceau de lumière si singulier. Les soldats, sans hésitation, se jettent dans le vide pour diluer leurs masses dans les eaux salées de la baie. Tout se fait rapidement, et l’engin militaire édulcore sa silhouette dans une vue sépulcrale d’un Néo Tokyo oppressé et oppressant.
«Catalyseur?!» crie alors Kaneda, écoutant le discours de Kei. Cette dernière lui explique que les mutants veulent se servir de cette faculté afin de ne faire qu’un avec elle et combattre Tetsuo. Pourquoi ment-elle? Pourquoi n’énonce-t-elle pas le véritable plan de Miyako, celui d’utiliser les pouvoirs de numéro 41 pour porter un coup fatal sur Akira? Souhaite-t-elle protéger son compagnon pour qu’il ne s’implique pas dans cette histoire avec ses amis? Mais Kaneda hausse le ton, refuse une telle action de sa part, se doutant parfaitement qu’elle y risque quelque chose. Et pendant que nous voyons les soldats américains à bord d’un canoë lutter contre la tempête, Kei poursuit ses justifications. Elle semble même paraphraser le colonel en prétendant devoir arrêter Tetsuo avant qu’il ne devienne un nouvel Akira. Kaneda est fou de rage, pourquoi les mutants ne se débrouillent-ils pas seuls? Et pourquoi cette tâche devrait-elle incomber à la jeune femme? Mais cette dernière, dans une posture calme et apaisante, lui révèle qu’en agissant de la sorte, elle se sent utile, et qu’elle le fera pour ses amis morts et pour ceux qu’elle souhaite garder en vie. À l’écoute de ces mots, qui doivent le toucher personnellement, l’adolescent reste bouche bée. Néanmoins, il se ressaisit très vite et, démontrant une profonde animosité envers la vieille, s’apprête à quitter les lieux. Mais Kei lui confirme que sa décision est prise, la cérémonie de purification fut exécutée à cette fin. Ce qui prouve que la mise en scène de Miyako n’était qu’une simple formalité, emborvée d’un folklore somatisant. Un temps mort plombe brutalement l’atmosphère dans un silence sibyllin, et Kaneda se retourne. Il pointe violemment du doigt la jeune femme, affirmant qu’il tuera Tetsuo avant elle. Jamais il n’acceptera son sacrifice. Kei est émue. L’adolescent quitte les lieux empli d’une colère sincère, laissant sa compagne seule avec son amertume, dans une vignette incandescente et sereine.
Mais des bruits de pas véloces se font entendre à nouveau. La jeune femme se redresse, Kaneda lui fait alors face, il est entraîné par une conviction impavide. Il s’approche d’elle, lui agrippe les épaules, et sans même attendre, lui roule une profonde pelle! L’arrêt sur image que nous propose Otomo à la page suivante n’est clairement pas le plus compliqué à mettre en scène, mais c’est indubitablement le plus romantique. Postée sur la pointe des pieds, les yeux clos, dans l’incapacité de happer les bras de son amant, on sent Kei ondoyer dans l’ivresse voluptueuse des plaisirs charnels! Kaneda, lui, de par sa posture ferme et affermie, donne vraiment l’impression de faire durer avec emphase cette félicité. Les deux bouches se séparent, lentement. La jeune femme présente un regard et une concavité buccale identiques à ceux qu’elle émit lorsqu’elle s’extirpa du baiser de Ryu. Fier de son acte, Kaneda lui promet que la prochaine fois, oui, il restera toute la nuit avec elle. L’adolescent quitte le monastère, Kei demeure assise, de bonne humeur, un sourire sincère s’extrait de ses lèvres lénifiées.
Le déluge poursuit son avancée sur les berges de la capitale. De puissantes vagues submergent ce qui servit de planque à Akira, ses marches d’escalier et son trône impétueux, pour n’en faire que des ruines sous-marines. C’est comme si cette présente déferlante aqueuse n’avait pour but que de nettoyer la ville, de la lessiver dans son entièreté. En fait, si Akira dit «Lune» durant le grand rassemblement, c’était sans nul doute par instinct de préservation (sans quoi, il aurait dit «Terre»), mais surtout pour combler son désir de décrasser notre monde, de le purifier. Après sa deuxième manifestation, qui détruisit Néo Tokyo dans une mise en scène nihiliste, les eaux avaient recouvert les ruines de la cité, mais tout était très localisé dans l’espace. En perforant la Lune, le bouleversement des marées devient global et affecte ainsi toutes les mégalopoles côtières de la Terre. En dictant «Lune» donc, depuis le stade Olympique, numéro 28 était pleinement conscient de la dimension universelle de sa requête, semblant de ce fait préparer le terrain à la venue de cet évènement qui changera la face du Monde. À croire qu’Akira est toujours animée par cet objectif pour lequel il fut créé à la fin des années 70, cet objectif eugénique qui devait engendrer l’avènement d’une nouvelle humanité. Néo Tokyo a beau porter ce nom, elle a en elle, tout comme le reste de notre planète, quelque chose de profondément vieux, sénescent, archaïque, périmé, qui nécessite une catharsis océanique pour évoluer vers des horizons plus cléments. Voilà pourquoi Akira prononça «Lune» aux oreilles d’un Tetsuo attentif, et que ce mot fut le premier qui sortit de sa bouche, je n’y vois pas d’autre explication!
Donc la catharsis suit son cours, la ville s’inonde de plus en plus, ne laissant visibles que les faîtes des buildings décrépis. Plus à l’ouest, le stade Olympique exhibe sa désintégration dans des lieux plus cléments. À l’intérieur, dans un hall bariolé de détails en décomposition, Akira dort paisiblement sur un moelleux canapé. Kaori l’observe d’un regard contemplatif, elle semble heureuse. Finalement, la jeune fille était bel et bien ici durant le grand rassemblement, mais avait dû rester à l’écart pour ne pas perturber les projets de Migite. Ce dernier est d’ailleurs là pour superviser la couche du petit. Kaori l’interroge alors sur Tetsuo. Et sur une planche complète, notre Golden Boy, profondément irrité, énumère les désastres: une personne avec les organes déchiquetés, d’autres avec les membres éclatés, une convertie en tache sirupeuse sur le mur. Il n’y comprend plus rien, numéro 41 est devenu complètement fou et plus personne ne souhaite s’approcher de lui.
Kaori quitte le hall et déambule dans les couloirs, elle remarque que le vent a cessé. Elle y croise les sbires de l’Empire qui fredonnent la chansonnette. Dans une succession d’images glauques et morbides, on les voit nettoyer le revêtement couvert de sang et entasser dans un seau des restes humains. Maintenant, on appréhende mieux l’irritation de Migite et le désastre qui a pu se produire ici récemment, cela en devient même incompréhensible. Kaori continue d’avancer, effrayée par cette vision cauchemardesque, où l’odeur de putréfaction doit lui donner la nausée. On lui annonce que numéro 41 est au fond du couloir. La jeune fille poursuit son cheminement, elle se rappelle alors des dires de Migite: «il est impératif de tranquilliser Tetsuo». Et une image monstrueuse nous le montre, posé sur un bloc de béton, baigné par une lumière qui concorde difficilement avec l’heure du moment vu que nous sommes en pleine nuit. Mais cette photographie permet de jouer sur la trame en arrière-plan, offrant ainsi une profondeur de champ très agréable au regard. C’est la deuxième fois qu’Otomo nous présente ce type de composition, et l’impact visuel y est tout simplement phénoménal. Minuscule face aux débris qui l’entourent, Tetsuo, placé à la jonction des fuyantes, paraît d’ailleurs la seule entité visible. La caméra se rapproche, on dénote la courbure de son dos, il a l’air d’avoir rajeuni, on pourrait presque entendre sa voie mièvre prononcer «Kaori». Celle-ci est maintenant tout près, épouvantée par un splash sanguinolent qui tapisse le coin d’un mur. Ce dernier est fort similaire à celui que nous avions pu observer au tout début du manga, lorsque Tetsuo s’échappa de l’hôpital, c’était en outre son premier massacre. Kaori reste pétrifiée, numéro 41 l’interpelle et, affleurant un visage mêlant douceur et contemplation, il lui demande de venir.
Et un cadrage, serré cette fois-ci, nous montre l’adolescent dans son intégralité, toujours posé sur ce bloc de béton et baigné par cette candeur phosphorescente. Le sourire qui calligraphie son faciès est la manifestation tangible de sa joie ressentie par cette soudaine visite. Son bras droit est méconnaissable, au vu de ses protubérances boursouflées, on ne sait plus où se trouve la limite entre l’organique et le métallique. Mais le jeu de lumière est tellement bien maîtrisé que, noyé dans cette blancheur visuelle, il finit par totalement disparaître de l’image, entièrement dilué dans sa trame. On est donc en droit de se demander si ce bras est là ou n’est pas là, s’il appartient ou s’il n’appartient pas à Tetsuo. Déconcertant! L’adolescent tend sa main gauche tachetée de sang à Kaori, l’invitant à s’approcher. Mais la jeune fille est pétrifiée, car elle, elle le voit, elle le voit ce bras, ce bras qu’elle osa bécoter avec conviction. Elle le voit même pour la première fois dans cet état, et ne doute nullement de son appartenance. Elle reste statique, lapidifiée, ses orbes oculaires évasés par ce mélange d’effroi et d’incompréhension. Tetsuo lui agrippe le poignet et lui demande de quoi elle a peur. Mais Kaori perdure hésitante, sûrement ballonnée par toutes ces visions cauchemardesques dont elle fut récemment la proie. Numéro 41 fronce les yeux, l’appelle de nouveau, parce qu’il sait qu’il ne pourra jamais lui faire de mal. Il force donc son geste, l’entraîne jusqu’à son assise et l’embrasse à son tour, plaquant son visage sur sa chétive poitrine. Kaori demeure craintive, confondue, les bras paralysés vers les cieux, ne sachant que faire. Et la caméra se détourne, promptement, nous offrant un plan large et détaillé, rendant nos deux tourtereaux minuscules au sein de cette décomposition. Mais, malgré ce lointain champ de vision, nous voyons parfaitement Kaori déposer ses mains sur les épaules de son amant, lui prodiguant douceur et réconfort. Car elle aussi sait qu’à ses côtés, finalement, il ne pourra jamais rien lui arriver.
À l’hôtel Vénus, Kaneda fait son entrée fracassante, il tâche d’attirer l’attention de son assistance, mais se fait prendre une droite par Joker. Après cet interlude comique, qui prouve bien que Kaneda n’est là que pour détendre l’atmosphère, il tente d’expliquer à ses coéquipiers le plan entrepris par Miyako et Kei. Le jeune est unanime, ils n’ont pas de temps à perdre, il faut agir tout de suite. Mais Kai s’efforce de ramener son pote à la raison: sans arme, il est difficile de préparer une offensive. Mais Kaneda persiste, il n’y a plus de temps à perdre, et demande le soutien de Joker. Ce dernier reste pensif, accroupi, et finit par craquer. Il décide de conduire ses collègues dans sa caverne d’Ali Baba! Ici s’y trouve un véritable arsenal: Beretta, Kalachnikov, mitraillettes, grenades... Tout y est! Mais le boss des clowns garde le meilleur pour la fin, et dévoile son petit bijou: un canon laser de l’armée. Surpris de voir à quel point Kaneda est familier avec cet attirail (il s’en était servi dans le QG du colonel), il les emmène alors dans une autre pièce, plus obscure cette fois-ci. Et là, retirant avec virilité un long drap soyeux, il met au grand jour, sous le regard ébahi de ses amis, une plate forme volante peinte à son effigie. C’est lui même qui l’a confectionné, et visiblement, il en est très fier.
Au stade Olympique, sur une planche intégrale, un plan séquence nous achemine, de par les débris, jusqu’à un matelas poisseux où se trouvent Kaori et Tetsuo. Ce dernier est avachi sur les genoux de cette première qui lui profère de fines caresses sur la chevelure. Elle est méticuleuse, attentive, absorbée et nous fait comprendre, par ce simple geste, que toujours elle sera au côté de son amant, que jamais elle ne l’abandonnera. Numéro 41, lui, couché en position fœtale, se recroqueville sur son bras droit, son visage est dégoulinant, sa mâchoire hérissée, son regard algique: indéniablement il souffre. Au travers de cet enlacement, saupoudrés d’une dramaturgie manifeste, il ne fait nul doute que nos deux tourtereaux, eux, passeront la nuit ensemble.
Un nouveau jour se lève au pied de l’édifice Ginza, et je pense qu’il est essentiel de le dire, mais la fin de cette journée marquera aussi celle de la saga. La radiographie des douze prochaines heures (peut-être un peu plus) va donc se résumer en 494 planches, regroupées en 28 épisodes, et s’étaler sur plus de 16 mois. Incontestablement, la journée la plus longue du manga. Le récit d’Akira, dont la publication débuta en décembre 1982 je le rappelle, couvre une chronologie d’environ 7 mois: de fin décembre 2019 jusqu’à juillet 2020, le tout, sur 2158 pages, 120 épisodes et 8 années d’exécution. Et il est important de préciser que 75% de toutes ces planches se concentrent sur la narration de onze journées (voir demi-journée). La traque de Takashi: 70 planches; l’altercation près du stade Olympique: 68 planches; la guerre des gangs: 93 planches; les déboires dans la nursery: 116 planches; l’après-midi du 16 avril: 179 planches; la traque d’Akira, qui inclut la destruction de Néo Tokyo: 199 planches; la journée du monologue de Miyako: 117 planches; les conflits au monastère où tout se termine par la crise de Tetsuo: 219 planches; le périple de Kei et du colonel jusqu’au QG: 102 planches; le grand rassemblement: 88 planches et cette dernière journée: 494 planches. Avec un tel schéma narratif, on constate qu’Otomo se concentre surtout sur les moments forts de son histoire, pouvant ainsi pleinement se laisser aller à sa mise en scène vive et éclectique, à ses cadrages cinématographiques et à son montage percutant. Bref, nous nous trouvons face à un choix d’écriture qui a pour seul objectif l’impact visuel. Car oui, et je me répète, mais Akira est une estampe graphique, un choc rétinien, une ivresse immersive et sensorielle, en noir et blanc.
Donc, tout s’amorce au pied de l’édifice Ginza, les soldats américains tâchent de se regrouper sous un pont. Malheureusement, pas mal d’entre eux n’ont pu survivre à l’abordage et d’autres son grièvement blessés. Mais ceux qui sont en forme décident de commencer l’opération et de trouver le lieutenant Yamada. Durant leur marche dans les rues saccagées de la capitale, ils entendent une voix qui annonce l’intrusion de militaires qualifiés comme dissidents du Grand Empire: c’est l’homme oiseau. Toujours perché sur son bloc de béton, il affirme même que les ennemis sont venus ici pour tuer Akira, et qu’il faut impérativement les combattre. Depuis la ruelle, les soldats tâchent d’éliminer ce clabaudeur, mais leurs balles ne peuvent l’atteindre. C’est alors que des pas apparaissent à la base du bloc et une silhouette, opaque et véloce, se précipite sur lui. Nous reconnaissons immédiatement Yamada qui, dans une gestuelle précise, envoie valdinguer l’homme oiseau dans les airs. La hargne qui envenime son visage nous prouve à quel point il espérait ce moment depuis longtemps. La crécelle s’écrase au sol dans un bruit visqueux, et Yamada rejoint la terre ferme afin de saluer ses soldats: «Bienvenue, ceci est votre champ de bataille». Depuis les hauteurs d’un immeuble, Ryu scrute la scène, et est conscient que quelque chose se prépare. Le plan large nous le montrant face aux ruines est sublime, tellement sublime qu’il efface totalement sa présence, le rendant éthéré, au même titre que sa fonction dans le récit. Ryu est finalement condamné à n’être qu’un simple observateur.
Au stade, Migite apprend de la bouche de ses sbires que l’homme oiseau est mort, il se serait écrasé au sol. Intrigué, il tâche d’en savoir plus, de connaître la raison de ce décès. «Des soldats aux yeux bleus... qui seraient venus de la mer» lui répond l’homme lanterne, emmitouflé dans sa capuche et masqué par ses petites lunettes rondes. Migite en conclut de suite que ce sont les Américains, il donne l’alerte. Effervescence sous les gradins, coup de semonce pour réveiller la milice du Grand Empire. Mais l’enthousiasme n’est pas spécialement au rendez-vous, la plupart des gars étant shootés, endormis, ou boustifaillant comme des affamés. Postés sur l’architecture périclité du stade, deux types viennent prendre la relève pour la garde. Ils ne savent pas trop ce qu’il se passe, mais soupçonnent une attaque de Miyako. Une analyse de la situation qui peut surprendre, mais qui démontre bien à quel point la jeunesse de l’Empire fut plutôt bien formatée. Juste au-dessus d’eux, sur le parpaing de l’étage supérieur, une présence se fait soudainement sentir. L’un des sbires observe l’horizon aux jumelles, s’imaginant que cela pourrait être l’ultime bataille, et des pas se hasardent alors, posément, face à eux. Son collègue, bien armé, est interloqué par cette avancée. Et, dans une case succulente, le colonel se poste devant eux, noyé dans la pénombre, leur demandant avec catégorie où se trouve Tetsuo. Les deux jeunes restent tétanisés par cette incomprise venue, le militaire n’est pas cet ennemi attendu. Mais cela confirme sa présence en ces lieux, et qu’il est, plus que jamais, dévoué à accomplir sa mission.
Migite est fou de rage, il donne l’impression d’être totalement dépassé par les évènements. Il rejoint deux pions qui font la garde près de la couche de Tetsuo, et demande à l’un d’eux d’aller chercher Kaori. Pourquoi donc Kaori? que souhaite-t-il faire avec la jeune fille? Il nous est très difficile à ce moment de comprendre le sens de sa requête, surtout que dans le passé, il ne faisait appel à elle que pour savoir où se trouvait numéro 28 ou 41. Bref, il ordonne à son subalterne d’aller la chercher. Ce dernier s’avance d’un pas lent, il susurre «Kaori Chan», semblant deviner qu’il ne doit surtout pas lui manquer de respect. Mais il est freiné net par une voix qui l’interpelle. Le sbire tourne son visage et s’ampli d’un profond désarroi. Il contemple Tetsuo, assis sur le drap poisseux, la jeune fille est alors endormie sur son genou. La page suivante nous dévoile une illustration intégrale, magistrale, phénoménale, exhibant tous les détails psycho-morphologiques de numéro 41. La partie droite de son corps n’est devenue qu’une protubérante symbiose entre une viscosité charnelle et une tuyauterie chaotique, seuls ses doigts métalliques paraissent encore lisibles. Les phalanges de sa main gauche sont tendues et pleinement écartées sur l’épaule de Kaori, comme s’il souhaitait lui offrir, par ce simple tact, un maximum de protection. La nuit a dû être longue pour la jeune fille, dévouée à proférer de fines caresses sur la chevelure de son amant afin de le tranquilliser. Elle vient apparemment juste de s’endormir. C’est ce que stipule l’adolescent au sous-fifre de l’Empire, le mordant d’un regard terrifiant, lui faisant subliminalement comprendre qu’il ne faut surtout pas la réveiller. On sent Tetsuo galvanisé, comme s’il s’apparentait maintenant à Akira: prêt à se déchaîner au moindre stimulus.
À l’hôtel Vénus, toute la bande parlemente afin de mettre en place les derniers préparatifs. Dans l’assistance, on y remarque un type qui porte une casquette fort similaire à celle de Cho San dans Domu, un clin d’œil sympathique. Cependant, Kaneda en a marre d’entendre toutes ces jérémiades, pas le temps d’élaborer un plan ou une quelconque stratégie, il veut de suite partir pour le stade (on se demande d’ailleurs comment il sait qu’il faut se rendre là bas!) Il s’empresse de se diriger dans le garage où se trouve la Security Ball, cette dernière est totalement rénovée. C’est vraiment impressionnant comment ses jeunes sont doués en mécanique, faire une telle mise au point en si peu de temps est un véritable exploit. Bref, Kaneda pousse sa gueulante, obligeant à tout le monde de se bouger les fesses. Pendant ce temps, Joker entre dans une extase jouissive gargantuesque: il vient de mettre en marche sa plate-forme volante.
Sur le porte-avions, un dirigeable a été mis en place. Mike converse par radio avec une Jorris rétablie, et l’amiral observe tout ça de haut. Ce dernier prend d’ailleurs des nouvelles sur le piratage de SOL, mais son ingénieur lui explique que c’est plus compliqué que prévu. Le militaire contemple alors le dehors, et semble envahi d’une réelle préoccupation. Preuve que cette armée est finalement plus lucide que ce qu’elle laissa supposer jusqu’à présent. Sur une succession de cadrages serrés, Simmons, à l’intérieur du dirigeable, s’entretient avec Bernardi qui procède à quelques réglages en dehors. Leur jeu de regard n’accompagne qu’un dialogue feutré d’inquiétude, on ne sait rien sur l’investigation qu’ils s’apprêtent à effectuer. L’engin largue les amarres, amorce son envol silencieux et plonge Mike et Bernardi dans une douce appréhension.
Le couloir du stade, enfoui dans un clair-obscur oppressant, s’expose de nouveau à nos yeux médusés. Migite est angoissé par ce retour au calme, et ordonne à son deuxième sbire d’aller voir ce qu’il se passe. Le jeune n’est pas très rassuré, mais tâche de s’avancer d’un pas lent. Soudain, des tuyaux s’extirpent du sol qui se fissure, et la cloison s’écroule alors, l’envoyant valdinguer. Plongé dans une trame uniforme, Migite demeure pétrifié, exhibant des yeux rongés par l’épouvante. Devant lui, un amas de matière compacte et illisible se dresse en deçà d’un épais nuage de poussière. Il est à genou, semblant implorer une divinité. Mais face à la mouvance de cet amas, il ne lui reste plus que la fuite. Un pan du stade s’écroule alors de nouveau, dans un bruit sourd et corrosif.
Légèrement en retrait, le colonel remarque ce dôme de poussière et s’interroge. Et c’est maintenant à son tour d’être surpris par cette fluctuation tubulaire. Des gaines passent entre ses jambes, et viennent se regrouper aux abords de la paroi. Le militaire est ébaubi, il ne peut exclamer un mot. Il observe ces tuyaux se conglomérer dans la confusion pour finalement prendre, dans une harmonie cabalistique, la forme de Tetsuo. L’adolescent est de nouveau matérialisé, son corps semble être sous perfusion, l’arabesque de ses yeux nous prouve qu’il n’y comprend rien. Le colonel reste médusé, à peine pourra-t-il mentionner le nom de son jeune poulain. La dernière fois qu’ils se virent, c’était aux portes de la chambre cryogénique, juste avant le réveil d’Akira. Mais quel stimulus provoqua ce soudain déchaînement de numéro 41? Je doute que ce soit l’approche des sbires de l’Empire jusqu’à sa couche qui causa ce désastre, cela demeure trop insignifiant même s’il ne fallait surtout pas extraire Kaori de son profond sommeil. Son surgissement face au colonel nous démontre qu’il sentit parfaitement sa présence, normal! Mais je ne pense pas que Tetsuo ait de la rancœur envers le militaire qui fut comme un père adoptif pour lui. Non, s’il en veut à quelqu’un, c’est à cette science, bien plus qu’à cette armée qui la manipule à sa guise. D’ailleurs, Tetsuo ne porte aucune importance au colonel, il ne le regarde même pas, mais s’embourbe plutôt dans un spasme algique et déplorable. Une vignette convulsive nous le montre, apprêtant fermement un tuyau, les yeux emplis d’une haine viscérale, pointant ses pupilles meurtries sur la flotte navale et sur cette science insouciante. Il se dégénère alors de nouveau, laissant le militaire seul, statique, la commande du satellite SOL bien pressée dans sa main droite. Il a clairement été pris au dépourvu et ne put activer le dispositif.
De son côté, Migite poursuit sa fuite, il est désespéré et se demande réellement quoi faire. Incontestablement, la situation lui échappe. Dehors, l’armée américaine est présente dans les lieux. Yamada observe aux jumelles les successives déflagrations et se questionne. Avec ses soldats, ils pénètrent silencieusement à l’intérieur du stade. L’image du couloir effrité, dilué dans une trame ombrageuse, nous donne vraiment l’impression qu’ils s’immiscent tout droit dans l’inconnue.
Un Tetsuo en pleine composition pour esthétiser la page-titre de l’épisode 93, sorti dans Young Magazine le 20 février 1989. Une scène que nous avions déjà contemplée au chapitre antérieur, mais qui nous est ici présentée avec plus de précision, tant au niveau morphologique que psychoaffectif. Je me souviens encore de la planche introductive de l’épisode 14, publié il y a près de six ans, nous montrant un Tetsuo beau, intense et quintessencié. Je ne sais pas si pour cette présente illustration, nous pouvons user des mêmes qualificatifs, mais il n’empêche que l’intensité est toujours aussi palpable. Otomo n’aura cessé, tout au long de son manga, d’exceller dans son art, d’affiner son trait, de pousser au maximum son perfectionnisme, pour nous dépeindre Tetsuo qui, quel que soit son état, reste un personnage inconditionnellement beau. Et cette image ne déroge pas à la règle, elle est la parfaite manifestation de cette inexorable incompréhensibilité.
Un plan aérien nous montre alors le porte-avions, on y sent pas mal d’agitation sur le pont, des pilotes sont en train d’effectuer des vols d’entraînement. Dans le salon, nous pouvons voir l’amiral assis sur son bureau, pensif, silencieux. Mike, Bernardi, Dubrowsky et Karma Tangi sont aussi présents et arborent la même posture. Le militaire souhaite connaître la destination de Simmons et le but de sa sortie. Mais personne ne répond, preuve que la relation entre cette science et cette armée est définitivement rompue. L’amiral insiste, stipulant qu’il est responsable de toutes les personnes qui occupent son navire. Mais aucune réaction de la part des savants, Karma Tangi est même en pleine méditation. Soudain, le moine écarquille les yeux, semblant mettre un terme à sa cogitation, et le porte-avions trépide alors de tous les côtés. S’imaginant une attaque extérieure, toute la flotte se prépare à une éventuelle riposte. L’amiral entre en communication avec son officier pour en savoir plus, mais aucun éclaircissement ne peut être apporté. Et le navire tremble à nouveau, conformant sa structure dans une ondulation précise. Le tibétain réagit, il est conscient qu’ils sont recherchés, et la machinerie présente dans le salon s’effondre brutalement sous une sonorité systolique.
La chair de Tetsuo se matérialise alors, en deçà de cette machinerie, semblant presque ne faire qu’un avec elle. Le chef des armées est estomaqué et ses yeux sont emplis de frayeur. Numéro 41, maintenant à genou, contrôle sa mouvance, il porte un regard inquisiteur en direction du moine, comme il aurait pu le faire face à Miyako, et lui demande ce qui arrive à son anatomie. Karma Tangi, devant l’hébétude des scientifiques, lui répond que cette dernière ne suffit plus pour supporter une telle énergie qui doit sans cesse s’épandre vers d’autres corporéités. «Le pouvoir essaie d’échapper à l’entrave que représente ton corps». Suite à cette phrase, nous voyons une main retirer une arme d’un tiroir. Tetsuo, s’agrippant toujours à son épaule droite, est persuadé que ce ne sont que des conneries. Et sans même se faire attendre, dans une image expéditive, l’amiral tire à bout portant sur l’adolescent, le touchant en plein cœur, sous les regards médusés de son assistance. Numéro 41 contemple ce jet de sang s’extraire de sa masse pectorale, son visage se contorsionne, on se demande s’il rigole ou s’il grogne de douleur. Mais c’est dans un ricanement bien explicite que son corps se dilue, et Tetsuo disparaît dans une case virulente, plongeant le salon dans un soudain répit.
Mais ce retour au calme n’est que de courte durée, le navire se remet de nouveau à trembler et Tangi perçoit parfaitement la présence de l’adolescent. L’amiral reçoit alors un message de la tour de contrôle, son officier lui annonce que les commandes du porte-avions ne répondent plus: un lance-missile est d’ailleurs en train de s’activer, tout seul. Le militaire souhaite aller voir en personne ce qui se passe, il demande à ses invités de rester ici. Une fois sorti de la pièce, son corps se sclérose, il est englouti dans un couloir boursouflé et semble faire face à la triste réalité: Tetsuo possède l’entièreté de son navire et une roquette vient de se propulser d’elle-même. Montant toujours plus haut dans les cieux, le missile explose en plein vol, et génère un embrasement colossal devant la flotte. Un dôme de fumée, opaque et lourd, s’élève alors depuis les eaux calmes de la baie. Noyé dans cette soudaine candeur et accompagné par ces katakanas qui lui sont maintenant propres, Tetsuo s’extirpe du pont, il est relié à cette éternelle tubulure. La photographie est tellement précise que l’on parvient sans peine à sentir cette chaleur vaporeuse ondoyer autour de sa personne. Tout près de là, proches de la flotte aérienne, des officiers observent la scène avec étonnement.
Numéro 41 est debout, ses orbes oculaires sont complètement dilatés, il arbore un sourire sincère. Au loin apparaissent les deux VF-9 partis en entraînement, les pilotes ne peuvent entrer en communication avec le porte-avions. L’amiral, de son côté, parvient à rejoindre la tour principale, et se retrouve maintenant confronté à cette perte totale de contrôle. Les deux chasseurs arrivent près du navire, Tetsuo est aux aguets et une double page magnifique s’offre alors à nous. Dans cette présente composition, nous ne sentons pas la force que dégageaient les arrêts sur image qu’élabora tant de fois Otomo (même si c’est Tabakatake qui est l’auteur de ce dessin). Tout le contraire, ici, nous faisons face à une cinétique continuelle: celle du VF-9 qui arbore un dégradé propre à sa vitesse, celle de numéro 41 et sa torsion amplifiée par cette tuyauterie capricieuse, celle de la caméra et son suivi de mouvement qui se fait ressentir au travers de cette trame rayée. À vrai dire, la seule entité qui paraît figée dans le temps, c’est le pilote qui semble avoir remarqué la présence de l’adolescent sur le navire. Bref, tout s’accélère par la suite, Tetsuo fixe des yeux le VF-9 qui ne ralentit pas d’un pouce, il s’imagine que ces avions de guerre ont Néo Tokyo pour destination et souhaite les intercepter. Il disparaît alors du pont, sous le regard médusé de l’amiral qui ne veut qu’une chose: «anéantir ce monstre». Les deux pilotes s’éloignent de la flotte, vu leur impossibilité de communiquer avec le vaisseau mère, ils décident de retourner sur Okinawa. Mais, dans une case lumineuse et lénifiante, Tetsuo apparaît soudainement face à l’un des bimoteurs et s’accroche à sa carlingue.
Au porte-avions, tout le système informatique est de nouveau opérationnel, numéro 41 n’étant plus connecté au navire, il est maintenant contrôlable par l’armée. L’agitation est grande dans la tour principale, Otomo aligne les vignettes réduites et riches en dialogues afin d’accentuer cette effervescence. Scrutant ce qu’il se passe dans les airs, un officier remarque que la carrosserie d’un des VF-9 est en train de s’éroder. L’amiral prend les jumelles, observe à son tour et y voit Tetsuo rongeant toujours plus le fuselage. Dans un excès de colère, il ordonne à ses hommes d’envoyer tous les missiles inimaginables sur cet avion et de le détruire au plus vite. Son adjoint lui fait comprendre qu’un de leur compatriote est à bord. Mais peu importe, il faut pulvériser ce chasseur, l’éradiquer, il assume l’entière responsabilité de cette décision.
Dans les airs, Tetsuo semble ricaner, le pilote du VF-9 est plongé dans un stress flagrant, il ne peut plus contrôler son engin. Soudain, trois missiles exhibent leur fumée dans ce ciel incandescent. Et une succession d’images tramées nous montre les frégates alentour envoyer des torpilles à tout va. Sous le regard désabusé de l’aviateur, le chasseur est touché une première fois, la verrière s’ouvre, Tetsuo est agrippé à la carlingue. Puis il est touché une deuxième fois, infligeant plus de dégât, le pilote ne peut apparemment pas s’éjecter. Tetsuo semble maintenant dominer l’engin et, dans une illustration incomparable, il pointe sa trajectoire en direction du porte-avions, tel un Kamikaze, comme s’il menait sa propre guerre contre l’armée américaine. L’ivresse est saisissante, il est incroyable de voir comment Otomo est capable, sans aucune ligne concentrique, mais juste avec un cadrage approprié, de nous morfondre dans une vertigineuse célérité. Depuis la tour de contrôle, tous constatent la chute fatale du chasseur, et un missile s’expulse alors de son aile intacte. Le projectile percute avec violence le porte-avions, détruisant l’antenne principale dans une explosion sourde et opaque. L’amiral est totalement désabusé, son visage n’est qu’un résumé d’effroi et de consternation face à ce désastre ici présent. Mais il réagit très vite et ordonne à ses hommes de pilonner cet engin pour en terminer définitivement avec lui.
Sur le porte-avions, un incendie met en déroute tout l’équipage. Au-delà de l’épaisse fumée, une silhouette se fait alors sentir, des pas filiformes s’amortissent au sol, et Kei, dans une somptueuse contre-plongée, étale sa posture, avec grâce et éloquence. Ses cheveux ballottés par une fine brise, elle nous révèle cependant un regard empli de fermeté. L’armée poursuit son pilonnage, envoyant des missiles à tout va. Tous se dirigent vers cet avion manipulé par Tetsuo. Une case véloce nous le montre, dominant l’engin, avec à ses côtés le pilote rongé par l’affolement. À la vue de cette vignette, on a presque envie de sourire, tant la situation est pathétique, mais la tension est telle que l’on ne peut que se laisser drainer par ce vertige d’absurdité. Le VF-9 poursuit sa chute, évitant toutes les torpilles, il ne se trouve plus qu’à une centaine de mètres du navire. Les hommes d’équipage observent son approche avec panique dans une image contrastée et contractée. Dévoilant un regard ulcéré, numéro 41 est comme rongé par la folie, emporté par ce vent divin, totalement dévoué à gagner cette guerre. Et c’est quelques secondes avant le crash attendu, dans un jeu de vignettes furtives, qu’il remarque la présence de la jeune femme, immobile sur le pont. L’explosion est assourdissante, elle endommage la tour de contrôle, met à terre l’amiral et ses adjoints, pousse les soldats à s’éloigner du désastre. Kei se déplace nonchalamment, pleinement maîtresse de sa personne, et se poste face à ce brasillement.
Tetsuo apparaît au loin, s’extrait calmement de l’amas turbulent et, montrant un visage émietté par ses bouleversements, apostrophe la jeune femme. Cette dernière reste concentrée, on peut entendre raisonner dans sa tête la voix de Miyako qui prend alors conscience de l’état déplorable de numéro 41. L’adolescent sent la présence de la vieille et s’en trouve flatté, mais il passe très vite à l’offensive et envoie des missiles sur Kei, visant de ce fait directement la prêtresse. Ceci nous montre bien à quel point il en veut à cette dernière, à son habileté rhétorique et à sa lucidité narrative. Au travers de ses discours métaphysiques et irréels, celle-ci a fait de celui-ci ce qu’il n’a jamais souhaité être, et Tetsuo en est pleinement conscient. La jeune femme se retourne, posément, elle démontre son inquiétude à mener un combat dans un endroit aussi peuplé. Mais, soudainement enveloppée par de la tuyauterie, elle panique de se trouver immobilisée. Miyako lui demande de se calmer, numéro 41 ricane. Les projectiles poursuivent leur course dans une scène haletante, la jeune femme est prise au piège! Mais, in extremis, elle parvient à neutraliser les torpilles, conjurant leur explosion et, au travers d’une posture outrecuidante, propulse un torpédo sur Tetsuo. La déflagration est aveuglante, l’adolescent est à peine projeté en arrière. Mais, face au champignon de fumée qui se dresse devant elle, Kei ne peut s’empêcher de crier le prénom de Tetsuo Kun, comme transportée par une inquiétude profonde.
À la vue de cette vignette, on distingue très bien l’anxiété de la jeune femme. En aucun cas, elle ne souhaite porter un coup fatal sur numéro 41, au contraire, elle nous donne plutôt l’impression qu’elle veut l’aider. Au travers de sa gestuelle spontanée, elle démontre qu’elle perçoit Tetsuo, qu’elle l’appréhende, elle semble même discerner les affres qui le cannibalisent. Si Otomo désirait nous raconter l’histoire d’une bande de gamins confrontés à un problème qu’ils ne pouvaient saisir, Kei est cette personne qui est pleinement consciente de cette incompréhension, qui l’assume, et qui fait sans cesse preuve d’impartialité, d’équité, de neutralité pour amoindrir son assujettissement. Et face à cette incompréhension que représente Tetsuo, on sent la jeune femme plus propice à dialoguer avec cette dernière plutôt qu’à l’éradiquer. De tous les protagonistes du manga, Kei est la seule qui se soit frottée à tout le monde. Elle a fréquenté Ryu, Nezu, Chiyoko, le colonel, Yamagata, Kai et Kaneda. Elle a côtoyé Miyako, Takashi, Masaru, Kiyoko, Tetsuo, Akira ou Migite. Elle n’a jamais vu Joker ni Kaori, mais ça, on peut lui pardonner (en fait, seul Tetsuo a une envergure relationnelle plus considérable, mais peu importe). Elle les a tous vus, elle leur a tous parlé. S’il y a une personne qui doit posséder une pleine connaissance du récit, c’est incontestablement elle. Et durant ce même récit, elle aura toujours su faire preuve de clairvoyance dans ses jugements, de recul dans ses interprétations, de modération dans ses analyses. Toujours elle aura su faire preuve de ce que l’on peut communément appeler ouverture d’esprit. Jamais Kei ne s’est laissée emporter par le fanatisme mimétique (qu’il soir religieux ou politique), jamais elle n’a sombré dans la facilité intellective, jamais elle ne s’est déviée de sa quête de compréhension. Et cette vignette, ultra banale, balayée par un timide contre jour et calligraphiée de trois kanjis, dévoile toute la grandeur de ce personnage, toute son humanité, toute sa beauté sensitive: Kei veut appréhender Tetsuo, l’aider, mais non le tuer.
Miyako tâche de tranquilliser sa disciple, elle lui déclare qu’à ce niveau, numéro 41 ne peut mourir. L’épaisse fumée se dissipe alors, et Tetsuo réapparaît, le corps totalement délabré, comme brûlé au troisième degré. Ce spectacle est visuellement exécrable, et Kei s’en trouve profondément affectée. Mais Miyako, encore une fois, lui demande de se calmer, de ne pas détourner son regard et de faire front à cette expérience détestable. Tetsuo, malgré son apparat, arbore un sourire malicieux et éjecte la carcasse du VF-9 sur la jeune femme. Cette dernière, enveloppée par la tuyauterie, ne peut se libérer. Et l’avion de chasse poursuit sa course, sous une sentence de numéro 41 qui semble être directement dédiée à la prêtresse: «Meurs». La carlingue déchiquetée est maintenant face à Kei, elle s’écroule au sol avec fracas et, sous le regard médusé de Tetsuo, la jeune femme parvient à s’échapper. De nouveau baigné par le silence de sa solitude, l’adolescent perd l’équilibre, s’agrippe le front, et s’affaisse sur la tôle de l’engin, supportant ses souffrances corporelles.
Nous nous retrouvons alors instantanément dans le cloître de Miyako, avec ce bas relief si singulier en tache de fond. Kei ouvre subitement les yeux, comme si elle venait de s’extraire d’un soudain cauchemar. Elle est entourée des trois autres mutants et Miyako lui demande si elle va bien. Au regard de sa posture, on comprend tout de suite que la jeune femme ne se trouvait pas physiquement sur le porte-avions, mais qu’elle s’y était juste télétransportée mentalement. Elle est d’ailleurs encore sous le choc de son épreuve. La prêtresse lui explique que c’est normal, parce qu’elle n’a pas effacé sa conscience, «contrairement à la dernière fois». Cette futile précision est assez perturbante, car à aucun moment nous ne vîmes nos protagonistes effectuer une telle expérience dans le passé. Les seules fois où Miyako se frotta à Kei, c’était, d’une part, lorsque cette dernière reçut les soins de cette première et de ses mains séniles et contractées, à son retour du QG. Là-bas, elle avait été victime d’une violente attaque du colosse de l’Empire, et peut-être que pour la soigner, numéro 19 avait dû gommer une partie de sa conscience. D’autre part, lors du bain purificateur, nous avions remarqué que le visage de Kei était passé d’un doux mélange de mélancolies, de tristesse et de paix à un amalgame de sérénité, de conviction et de joie intérieure. Cette transition de l’un à l’autre fut-elle possible grâce à un effacement de sa conscience? Ceci prouverait finalement que cette mise en scène orchestrée par la prêtresse avait un véritable objectif de purification: diluer le passé de Kei pour pleinement la préparer à ce futur combat.
Bref, encore des subtilités de la vieille qui ne sont là que pour nous embrouiller. Ceci dit, l’important, selon les mots de Masaru, c’est d’avoir maintenant une idée plus définie sur l’état de Tetsuo. Ce qui prouve bien que nos trois mutants sont incapables de percevoir numéro 41, et qu’ils ont besoin d’un médium pour au moins le sentir visuellement. Mais Kei reste perplexe, elle s’est laissée envahir par ses émotions. Miyako lui précise que les prochaines confrontations seront réelles, et qu’elle devra apprendre sur le terrain. La jeune femme offre un regard absorbé. Mais une voix ferme se fait soudainement entendre, c’est Chiyoko criant le nom de son amie. Kei se lève immédiatement et sort du cloître, le visage rayonnant d’un sourire sincère. Sur deux cases taciturnes, les deux compagnes s’approchent l’une de l’autre et s’embrassent langoureusement. Obasan, les yeux fermés, affiche une joie toute maternelle à enlacer son amie qui se morfond littéralement sur sa poitrine. Nos trois mutants se retrouvent de nouveau seuls, dans un mutisme évangélique. Masaru fait part de ses doutes sur la réussite de leur entreprise. Mais numéro 19 se veut rassurante, elle a pleinement confiance en la jeunesse de Kei.
Dans les couloirs, les deux femmes s’éloignent pour converser un instant, tranquillement. Chiyoko va beaucoup mieux, ce qui rassure son amie même si elle ne démontre sa joie qu’au travers d’un visage mélancolique. Obasan semble être au courant de l’imminente bataille qui se prépare, de ses enjeux, et Kei lui confirme les faits en arborant ce même profil élégiaque. Cependant, elle se veut apaisante et affirme à son aînée que tout ira bien, lui demandant par la même occasion d’aider Kaneda et les autres. Mais la tonalité de ses mots ne trompe pas Chiyoko qui est pleinement consciente du futur sacrifice. Dans un contrôle de soi-même exemplaire, Obasan prend la parole et ordonne à sa compagne de ne pas mourir. Elle prolonge même son discours, l’agrippant de ses bras musclés et lui postule que son tour viendra: «Tu vivras, et auras des enfants!». Kei change de faciès et arbore un vérace enjouement. Elle lui répond par l’affirmative comme si elle le lui promettait et se jette sur son corps afin de fortement l’enlacer. Cette présente embrassade est troublante. Si nous la mettons en relation avec celle, toute récente, effectuée par Tetsuo sur Kaori, on pourrait presque en conclure que, finalement, Kei est un personnage traumatisé, plus bouleversé que bouleversant, et sans nul doute en manque d’affection.
À l’extérieur, des roues de motos couinent sur le bitume effrité, la banderole des Clowns ondule sous la vitesse capricieuse, une vue calfeutrée sur les ruines majestueuses de la ville nous dévoile une avenue serpentine d’où s’extrait de sa convexité une absence de trame poussiéreuse. La bande de Kaneda s’expose alors face à nous, dans une mise en scène parfaitement chorégraphiée, où le jeune, au centre de l’image, mène sa troupe depuis sa Security Ball customisée. Dans les airs, Joker est sur sa plate-forme volante et essaie d’en gérer les commandes. Par delà les gratte-ciel en décomposition, il y remarque le stade Olympique.
À l’intérieur du complexe, le bruit des mitraillettes est perceptible. Les soldats de l’Empire tâchent de faire front, mais ils sont implacablement exécutés par l’armée américaine. Yamada ordonne de cesser le feu, au vu des cadavres qui jonchent à leurs pieds, on s’imagine le carnage déjà bien amorcé. Il fait alors comprendre à ses compagnons que la cible est Akira, et tous poursuivent leur avancée. Mais une silhouette se présente au fond du couloir, c’est l’homme lanterne. Le lieutenant met en garde ses soldats, il sent ce présent personnage très différent des autres. Celui-ci prend d’ailleurs la parole et énonce qu’il veut venger la mort de l’homme oiseau. Sans plus attendre, les Américains décident de faire feu et criblent de balles ce sous-fifre de l’Empire. Mais au-delà de l’épaisse fumée, dans une image atrocement fabuleuse, ce dernier reste sur pied, et tend son bras droit pour exhiber une main qui soudainement s’agrippe au vide. L’un des soldats est touché, son cœur semble avoir cessé de battre et, sous l’effarement de ses compagnons, il s’écroule à terre. L’homme lanterne, le poing serré, expose alors un visage mêlant fermeté et satisfaction. Il est impressionnant, en même pas dix apparitions, comment ce personnage a su imposer sa prestance. Son code vestimentaire, ses petites lunettes rondes, sa stature, son aura mystique, autant de détails qui nous obligent au respect et à la fascination.
Dans le hall principal, Akira est toujours englouti dans son profond sommeil. À côté de lui, Migite dénote sa contrariété, il ronchonne. C’est lui, après le cataclysme, qui avait récupéré le jeune enfant mêlé aux débris et qui le hissa au rang d’Empereur. Et il se remémore alors de tout ce chemin accompli pour finalement en arriver là: à une débâcle évidente et imparable. Même si nous supposions déjà que notre Golden Boy était l’instigateur de toute cette farce politique, cela nous est maintenant clairement confirmé par ses propres mots. Soudain, le sol se met à trembler, un bruit sourd se fait entendre, générant l’effritement des murs et la stupeur de Migite. Mais quand ce dernier se retourne, il fait face à un Akira éveillé, agenouillé, embelli de son regard mystérieux et déconcertant. Ces récentes secousses l’ont décidément extirpé de son sommeil. Au même moment, Kaori se réveille à son tour, comme si elle était corrélée au jeune môme ou sensible à ces trémulations. Elle se redresse, nomme Tetsuo et se surprend de se voir entourée de décombres alors qu’elle s’était endormie sur les cuisses de son amant dans un lieu parfaitement clos et hermétique. Cela prouve bien que numéro 41 l’avait profondément protégée durant sa dernière mutation en ces lieux. La fille se lève, contemple le désastre et s’interroge. Elle remarque soudainement Tetsuo, vautré sur un bloc de béton, une vapeur dense et compacte s’extirpe de sa corpulence. On comprend donc que ce récent tremblement fut causé par sa survenue, et Akira en fut étrangement perturbé. Kaori écarquille les yeux, elle est ébouriffée.
Des roues de motos stoppent promptement leurs courses, celles de la Security Ball en font de même. Kaneda et sa bande observent leur panorama, ils se trouvent face au stade décrépité. Sans se faire attendre, l’adolescent pousse son cri de guerre et tous nos jeunes, dans une mise en scène chevaleresque, s’incrustent au cœur de l’arène sportive.
L’épisode 96, sorti dans les pages de Young Magazine le 3 avril 1989 marque aussi la fin du cinquième tome Deluxe du manga, qui sera publié par la Kodansha le 11 décembre 1990. Ce volume s’intitule Kei 2, développant parfaitement ce personnage avec ses prises de décision unanimes. Pour la première de couverture, Otomo nous élabore un Tetsuo impétueux, emmitouflé dans sa tuyauterie et dominé par une émeraude froideur. À la vue de l’arrière-plan, on comprend tout de suite qu’il se trouve dans le porte-avions américain, et son regard, qui pointe catégoriquement vers l’objectif, dévoile une aura accusatrice des plus explicite. Un visuel splendide et singulier qu’Otomo avait dans un premier temps imaginé sous des tons chauds, à l’instar de la couverture du Young. Mais il opta pour ce deuxième résultat, évitant ainsi une répétition redondante.
Pour la couverture cartonnée, Katsuhiro va réutiliser la page-titre de l’épisode 72, et l’aquareller d’une dominante verte. Pas d’illustration originale donc pour ce présent tome, ce qui pourrait nous laisser penser qu’Otomo, à cette époque, devait être très occupé.
Le colonel en page-titre de cet épisode 97, sorti le premier mai 1989 dans les planches de Young Magazine. Un portrait perspicace qui nous dévoile toute sa conviction baignée d’une sauvage élégance. Sans nul doute que ce chapitre va relater l’activation de son plan, et la façade de ses yeux nous dépeint à la perfection son objectif. C’est la sixième exhibition du militaire en page-titre, et nous nous souvenons tous de sa première, lors du vingt-deuxième épisode, apparu il y a plus de cinq ans. Le contraste entre les deux illustrations est sidérant et définit parfaitement bien toute l’évolution du personnage. Les planches qui suivront marqueront aussi le début du Tome 6 Deluxe, et pour introduire ce dernier, Otomo élaborera une double page inédite, nous montrant Kaneda et Kai, sur leur engin de guerre, au cœur de l’arène Olympique.
Ceci dit, tout commence avec une vue du ciel depuis les ruines périclité de la ville. Sur son dirigeable, Simmons cherche un endroit où atterrir. Au stade, la Security Ball pilotée par Kaneda poursuit son avancée dans les tribunes, elle se fait alors prendre en chasse par la milice du Grand Empire. Nos adolescents tentent de riposter, mais ils reçoivent une roquette en pleine tête. À l’intérieur, l’armée américaine, toujours postée face à l’homme lanterne, se surprend de ce soudain vacarme. Yamada profite d’un moment d’inattention pour se ruer sur son ennemi et lui déchiqueter, d’un tir précis, la main droite. Immédiatement, dans une maîtrise gestuelle parfaite, il lui assène un violent coup de crosse sur le crâne: l’homme lanterne s’écroule au sol. Et le lieutenant, sans aucune pitié ni hésitation, lui crible la cervelle de balles, mettant définitivement fin à l’existence de ce personnage qui avait su imposer sa prestance avec tant de véhémence. Dehors, la récente explosion laisse place à la dissipation d’une fumée lourde et lapidaire. La Security Ball refait surface et Kaneda, calligraphié par son acerbité, fonce droit sur les soldats de l’Empire.
Pendant ce temps, Kaori est toujours face à Tetsuo qui tente de se relever. Ce dernier, suffocant et exténué, lui ordonne de partir. Mais la jeune fille est inquiète et souhaite prodiguer des soins à ses blessures. Numéro 41 insiste, il lui somme de fuir, le plus loin possible. Mais Kaori s’obstine à rester. Dans un dernier cri de désespérance, la mordant d’un regard convaincant et irradiant, il réitère sa requête. Et une vue plongeante, oppressante, nous dévoile ses boursouflures corporelles s’émanciper de nouveau. Le visage de Tetsuo n’est alors qu’un amalgame d’impuissance et de tiraillement. Kaori est effarée et sclérose son ombre portée sous un cri de détresse. Brusquement, numéro 41 se redresse, hurle d’une affliction profonde, et son bras droit tuméfié se dégrafe de sa corpulence. La jeune fille observe avec dégoût se spectacle horrifiant. L’amas de chair s’écroule au sol, et Tetsuo, recherchant indéfiniment son souffle, parvient à s’en séparer définitivement. Toujours perturbé par la présence de sa douce, il lui demande à nouveau de fuir et, poussant un cri d’agonie, la partie droite de son corps se met à bouillonner pour enfanter une nouvelle main. Kaori s’éloigne, mais reste hésitante, elle contemple son tendre hurler pour la énième fois. Mais l’écroulement d’une façade l’oblige à armer une course infernale.
Un autre pan du stade s’effondre donc et, au-delà de l’épaisse fumée en lévitation, une silhouette apparaît depuis les gradins: le colonel, enrobé d’un regard déterminé. De son côté, Tetsuo tâche de se maîtriser et, face à l’évidence, il écarquille les yeux, crispe sa mâchoire, beugle d’une abstrusion manifeste. Il contemple, dans une douce incompréhension, sa main droite avec la même physionomie que lorsqu’il constata sa dilacération suite aux tirs répétés de SOL. Cependant, il perçoit parfaitement la présence du militaire et se retourne, il est toujours profondément exténué. Le chef des armées, dans une gestuelle théâtrale somptueuse, retire son poncho afin de pleinement se dévoiler et prononce alors cette phrase qu’il avait su émettre durant le délire de Tetsuo: «J’ai tant attendu ce moment! » L’adolescent le regarde de ses yeux juvéniles, trop heureux de la régénérescence de son bras. Mais le colonel garde son sang-froid, il pointe sans hésiter son arme sur le jeune homme dans une vignette convulsée par sa verticalité. Et une image tramée nous montre numéro 41, joyeux, avec la marque du laser sur son biceps: le militaire active le mécanisme sous un poudroiement hypnotisant.
Depuis les profondeurs taciturnes de l’espace nous est alors dépeint un cadrage serré sur le satellite en train de dissiper son rayon phosphorescent et longiligne. La salve traverse la masse nuageuse et percute les gradins du stade avec éloquence. Au vu de l’explosion, on en conclut immédiatement que le colonel était prêt à mourir pour accomplir à bien sa mission. Le souffle émis met à terre la milice de l’Empire, martèle de débris la Security Ball de Kaneda, illumine Yamada et ses soldats dans la stupéfaction, projette Kaori dans une curieuse hébétude. Dans le hall spacieux où sommeillait numéro 28, Migite et ses sbires se surprennent de cette soudaine déflagration. Ils se demandent si elle fut le fruit des Américains, de Tetsuo, ou de Miyako. Mais notre Golden Boy réagit et prie à ses hommes de se calmer: «Tant qu’Akira est là, nous ne risquons rien ». Et en effet, le jeune môme est bien présent, escorté par deux guerriers d’élite.
Dans le porte-avions, Mike dévale le couloir à grandes enjambées, il a l’air exténué. Au laboratoire, il annonce à ses confrères la toute récente activité de SOL. Et pendant qu’une effervescence se fait sentir sur le pont du navire, il leur apprend que des bombardiers sont sur le point de s’envoler pour Néo Tokyo. Les scientifiques restent perplexes, avant de mener une éventuelle attaque, il aurait été bon de connaître les motifs et objectifs d’une telle activation. Surtout que dans le passé, ils avaient osé faire une corrélation entre les salves du satellite et les manifestations destructrices d’Akira. D’où leur crainte. Jorris, qui est apparemment rétablie, pense d’ailleurs tout de suite à Simmons. Un avion de chasse commence alors à décoller. Depuis son poste de contrôle, l’amiral est catégorique: «inonder la ville de missiles ». Il souhaite la convertir en un amas de décombres stérile, et le visage qu’il offre, empli d’animosité, est la preuve inconditionnelle de sa détermination.
Au stade, la poussière poursuit sa lente déambulation. Dans les airs, toujours sur sa plate-forme, Joker est maintenant tout proche. Il contemple les débris rescapés de cette récente explosion. Depuis son point de vue aérien, on distingue clairement le colonel sur ce qu’il reste des gradins. Numéro 41 est juste un peu plus bas. Il est évident que ce dernier, à la venue du tir spatial, généra autour de lui une enveloppe de protection. Et ce ne lui fut pas difficile d’anticiper une telle réaction, vu qu’il avait eu un avant-goût de cet instant durant son délire. Ainsi, il offrit un véritable sursis au militaire qui, même s’il se trouvait à plus de dix mètres de sa cible, s’était visiblement condamné en activant le mécanisme. Ce qui en dit long sur ses remords et sur ce sentiment de culpabilité qui sut l’habiter depuis tout ce temps. Bref! Joker réagit et, sans se faire attendre, fonce sur Tetsuo pour le cribler de balles. L’adolescent se retourne, ne donne nullement l’impression d’avoir reconnu le boss des clowns et, dans un spasme incompris, boursoufle son corps pour propulser une masse visqueuse sur l’engin volant. La matière sirupeuse s’agrippe au blouson de Joker, il panique. Et une planche époustouflante nous montre un amas de chair compacte, s’élevant dans les airs, d’où s’écarquille soudainement un regard pénétrant et pétrifiant. Le colonel tente de réagir et s’apprête à effectuer un deuxième tir. Mais le mécanisme ne répond pas et il est déséquilibré par ce Tetsuo métamorphosé en un fœtus répugnant et tuméfié.
Depuis les gradins, Kai et Kaneda observent cet hallucinant spectacle et restent éberlués, il est clair qu’ils ne doivent rien y comprendre. Ils se font très vite surprendre par la destruction du stade qui poursuit son court sous la chute brutale de cette matière fœtale. Toujours élancé dans sa course échappatoire, Joker revient cependant à la charge et perpétue son mitraillage, provocant de véritables geysers poisseux sur le crâne de Tetsuo. Mais ce dernier semble maintenant porter une attaque plus corrosive sur son rival, en éjectant une plantureuse viscosité musculaire. Le boss des Clowns accélère, il souhaite s’éloigner du stade au plus vite et, dans sa folle escapade, remarque la présence de Kei sur les hauteurs de l’édifice. Il la nomme, bien qu’il ne la connaisse pas et ne l’ai jamais vue. La jeune femme présente un visage corrompu par la concentration et contemple cette protubérance charnelle s’écraser sur sa personne. Mais elle s’est instantanément téléportée pour se positionner au centre de l’arène sportive, devant ce fœtus incoercible. La voix de Miyako résonne alors dans sa petite tête, on sent la vieille interrogative, se demandant si elle se trouve face à une forme de régression, ou à une forme de régénération. Peu importe, elle implore Kei de ne pas s’apeurer, et d’utiliser tout son potentiel dans cette attaque. La jeune femme amorce sa course.
La case s’enrobe de lignes parallèles. Sur une succession de cadrages cinématographiques et sous le regard impassible de cette masse charnelle, Kei prend son envol et pourfend le pectoral gauche de Tetsuo. Il en résulte une éclaboussure phénoménale, et la violence du coup est telle, qu’elle finit par arracher l’intégralité du membre supérieur. Numéro 41 clôt ses paupières et hurle d’épouvante. Il offre à ce moment un faciès sidérant qui me rappelle celui qu’il arborait le jour de sa venue au monde. La ressemblance est d’autant plus forte si nous retournons la planche qui présentait cet évènement à la fin du tome 4: même inclinaison du visage, même concavité buccale, même tristesse dans le regard, même mouvance corporelle. Le parallèle est troublant, ce qui nous prouve bien que Tetsuo, au travers de cette mutation incomprise, est en train de régresser à un état initial, de revenir à l’origine même de ses souffrances, liées à la réminiscence de sa propre naissance. Mais il peut aussi se régénérer vers cet état initial, afin de se rénover. Pourquoi pas ? Ce qui confirmerait les doutes émis par Miyako. Ceci dit, le coup porté par Kei est trop puissant et, sous le papillotage effrayé du colonel, cette masse poisseuse s’écroule à terre donnant l’impression de perdre en volume. La jeune femme se réceptionne, elle reste concentrée, tellement concentrée que Tetsuo doit y sentir la présence inconditionnelle de la vieille. Il extirpe alors un jet fuligineux de sa corporalité inconstante et l’envoie droit sur Kei qui tente de l’esquiver. Mais elle est prise de vitesse et se fait éjecter dans les airs.
Dans les couloirs du stade, Kaori est toujours en train de courir et se surprend de ce brouhaha répété. Elle finit par rejoindre Migite et sa troupe qui sont accompagnés par Akira, posté dans une verticalité déconcertante. La jeune fille leur annonce que Tetsuo va mal, que son corps s’est inopinément déchiqueté et qu’il a besoin d’aide. Migite reste vigilant et en conclut que numéro 41 a survécu à ce récent tir spatial. Un de ses sbires prend alors la parole et pointe l’adolescente d’un sourire sarcastique: «Il t’a épargnée parce que t’as baisé avec lui malgré ta sale gueule!» Et une vignette impétueuse nous montre Kaori, les yeux écarquillés, vociférant dans la plus haute sincérité: «Non, je ne suis pas comme ça » dupliquant à merveille la case visionnée par Tetsuo durant le délire.
Les faits sont là! Je me retrouve indéniablement face à une erreur de jugement, une erreur d’interprétation que je sus maintenir, affirmer et imposer depuis la fin de l’épisode 55. Sur cette vignette passée donc, ce n’était pas Tetsuo qui murmurait cette phrase, mais bel et bien Kaori. Et cette erreur est tellement belle, elle est tellement révélatrice, que je ne peux que l’assumer dans la plus grande sérénité. Tout d’abord, ceci ne change rien en la précision du regard de Tetsuo lorsque nous vîmes son visage en fondu enchaîné avec cette Lune décrépitée. L’adolescent continue de ne pas avoir voulu être ce qu’il est en ce moment. S’il avait réellement dit cette phrase, cela aurait considérablement renforcé sa posture, cela l’aurait affirmé. Mais c’est Kaori qui la prononça. Et la spontanéité avec laquelle elle l’énonce, à cet instant présent, prouve bien qu’elle n’a jamais eu de rapport sexuel avec numéro 41. La relation qu’elle sut entretenir avec le jeune n’était en fin de compte que platonique, profondément affectueuse, enrobée d’un respect mutuel fort et d’une entente réciproque implacable. Et ceci, finalement, confirme la posture de Tetsuo, l’affermit, l’amplifie même. Il n’est pas ce qu’il est en ce moment, mais surtout, il n’est pas ce que les autres s’imaginent qu’il est. En fait, on pourrait presque dire que durant tout ce temps passé ensemble, Kaori s’est plus comportée comme une mère pour l’adolescent, comme cette mère qu’il n’a jamais eue. Seule elle sut le réconforter, seule elle sut l’accompagner, seule elle sut l’écouter, seule elle sut lui pardonner. Et lorsque l’on prête bien l’oreille à la réplique sarcastique du sbire de l’Empire, on en déduit que ce dernier n’a rien compris à Tetsuo, Migite et ses sous-fifres non plus d’ailleurs, le colonel encore moins, Kaneda et le reste de la bande sûrement pas. Tous ont été incapables de percevoir les tourments du jeune homme, ses affres, ses peines. Tous furent infoutus de discerner sa véritable personnalité. En fait, seule Kaori a compris Tetsuo, probablement Kei dans une moindre mesure, et Miyako pourquoi pas. Ce qui en dit long sur la sensibilité féminine! Et pour finir, le fait que ce soit Kaori qui dise ces mots prouve bien que Tetsuo avait conceptualisé cet instant durant son cauchemar, et potentiellement celui qui va suivre. C’est sûrement pour cette raison qu’il lui ordonna, voilà quelques planches, de fuir le plus loin possible. Mais la jeune fille resta dans le stade afin de demander de l’aide, et elle croisa Migite. Donc, et cela devient maintenant irréfutable, Kaori fut bel et bien le déclic fondateur du délire de numéro 41 et elle en est même, à l’unanimité, son inspiration cathartique.
Cependant, notre Golden Boy motive sa troupe, il souhaite mener une offensive sur Tetsuo, s’en remettant à la puissance de ses deux colosses et à la protection d’Akira. J’adore d’ailleurs comment nous est exposé le jeune môme lors de son élocution, il a l’air totalement absent, mais à la fois tellement attentif. Migite précise à ses hommes de viser la tête, et de viser juste. Kaori est horrifiée, elle tente de le raisonner. Mais celui-ci ne veut rien entendre, il repousse la jeune fille et poursuit sa marche. Numéro 28 devance le cortège, il servira de bouclier en cas de problème. Mais son visage impavide nous montre bien qu’il n’en sera rien. Kaori réagit, elle amorce une course trépidante afin de prévenir Tetsuo. Elle file donc à toute vitesse le rejoindre, mais Migite sort son flingue et l’exécute à bout portant, sans éprouver la moindre hésitation. Une vignette albâtre nous dépeint alors cet instantané douloureux: la jeune fille est touchée à l’omoplate droite et se cambre cruellement sous la pression de l’impact. Embringuée par la cinétique de sa cavalcade, elle s’écroule à terre, dans un silence mortifère.
Sur deux planches majestueuses, au travers d’un séquençage synoptique affligeant, nous voyons cet amas de chair s’agglutiner pour posément se conformer en Tetsuo. L’adolescent se redresse, difficilement, et expose son anatomie entièrement nue, son visage demeure pétrifié par ce qu’il vient de lui arriver. Il remarque le colonel sur sa gauche, avachi au sol, mais toujours en vie. Et son cou tourbillonne alors. Il perçoit l’impact de la balle sur l’omoplate droite de Kaori, il perçoit sa cruelle cambrure, il perçoit sa chute silencieuse. Et son profil s’emborve, au travers d’un dessin précis et impétueux, d’une commotion irréprimable.
À l’intérieur du stade, nous retrouvons Kai et Kaneda, mal en point suite à leur dégringolade. Ce dernier se ressaisit et tâche de réactiver la Security Ball. Après avoir soutiré les débris qui encombraient l’engin, ils reprennent leur folle course. Écroulé au sol, le corps de Kaori s’expose dans une case lumineuse qui met parfaitement bien en évidence le dégoulinement de son sang. À la vue de cette esquisse, et de sa dramaturgie, je ne peux m’empêcher de repenser à la mort de Yamagata et me demander finalement si ce ne serait pas cet instant-ci qui serait le plus sombre, le plus funeste, le plus déchirant, le plus tragique de toute cette épopée. La jeune fille respire toujours, mais son corps est sclérosé dans une position incurvée par l’entrelacement de ses membres. Son cou, oblique, comme disloqué de sa colonne vertébrale torsadée, dirige ses pupilles vers le fond du couloir. Agonisant, mais ne donnant nullement l’impression de souffrir, elle prononce difficilement de ses lèvres entrouvertes le nom de Tetsuo. Elle observe, d’un regard diaphane, les hommes de l’Empire qui poursuivent leur marche dans l’indifférence absolue. Mais ces derniers se retrouvent soudainement face à Yamada qui réagit rapidement: il prévient ses soldats que l’enfant en tête du cortège est Akira.
Immédiatement, Migite ordonne de tirer sur l’ennemi pendant que les deux colosses de l’Empire protègent instinctivement numéro 28. Décidément, lui qui devait servir de bouclier en cas de problème, se voit enrobé d’une fortification humaine des plus impénétrables. Les militaires américains se mettent à l’abri derrière des blocs de béton afin de faire front à la fusillade. Tous enclenchent leurs armes Bio-Chimique. Notre Golden Boy demande à son guerrier d’élite de passer à l’action. Une masse musculaire se poste donc au milieu du couloir et, écarquillant sauvagement ses yeux, fait parler le Pouvoir. Dans une cadence cinématographique, les roches qui servaient d’abris aux Yankees explosent, forçant les soldats à rebrousser chemin. Cependant, l’un d’entre eux, suite à une habile acrobatie pour esquiver les salves énergétiques, parvient à tirer. Une aiguille se plante alors sur l’épaule gauche du colosse: il ricane. Le jeune américain ne le perd pas des yeux, prêt à balancer une deuxième décharge. Mais soudainement, un spasme vigoureux convulse le visage tramé du guerrier d’élite, il agrippe sa gorge, épris d’une suffocation méconnue, et s’écroule au sol comme une merde. Migite est impressionné et comprend qu’il ne faut surtout pas rester dans le coin. Il ordonne donc à ses hommes de fuir en vitesse et de rassembler leurs forces dans un autre endroit.
Une planche viscérale et lumineuse vient ensuite couper ce rythme de lecture frénétique et passionnant. Indéniablement, cette page ne figurait pas dans le Young Magazine, mais fut clairement rajoutée par Otomo pour l’édition Deluxe. Nous y voyons Kaori, dans sa même position sclérosée, agonisante au côté de son flux sanguin. Face à elle, Tetsuo, intégralement nu, la contemple les poings serrés, nul doute qu’il doit être affecté par cette funèbre vision. Et dans un dernier souffle, les yeux en larmes, la jeune fille murmure, d’une élocution saccadée: «Tetsuo, je savais que tu viendrais... Mais maintenant... »
Migite est toujours à pleines enjambées, il dépêche ses hommes et, ayant rebroussé chemin, se retrouve de nouveau face au cadavre de Kaori, mais cette fois-ci, Tetsuo est à ses côtés. Notre Golden Boy se surprend de cette présence et dénote presque un regard gêné. Derrière lui, ses sbires continuent de mourir les uns après les autres, touchés de plein fouet par les BC Weapons. Migite, sans même émettre le moindre remords, demande de l’aide à numéro 41. Mais ce dernier ne prête aucune attention à l’agitation qui l’entoure, et encore moins aux jérémiades de ce premier. Cependant, l’armée américaine poursuit son avancée et les soldats de l’Empire tombent comme des mouches. Il ne reste plus qu’un artilleur et un guerrier d’élite (qui soutient fermement Akira), pour accompagner Migite. Mais soudain, deux aiguilles viennent s’enfoncer sur l’épaule de Tetsuo. Le jeune ausculte avec agacement ces broches malencontreusement greffées sur sa peau, il se redresse et, sous le regard effrayé de Yamada, boursoufle son bras droit. À la vue de ses orbes concentrés et de son expression faciale déterminée, on sent parfaitement l’intentionnalité de numéro 41. Ici, Tetsuo agit de sa propre volonté, il exécute un acte réfléchi, il mute son enveloppe charnelle dans un contrôle de soi absolu: lorsqu’il est avec Kaori, il ne faut surtout pas le déranger! S’extirpe alors de son être un amas de muscles visqueux qui pourfend le couloir et perfore, sans retenue, les soldats américains. Maintenant intégralement convertie en cette masse sirupeuse, la corporéité de Tetsuo commence à ébranler le plafond. Migite et ses deux hommes observent la scène dans une frayeur zygomatique déconcertante. Yamada est paralysé, ses yeux sont totalement écarquillés par l’épouvante. Lui, qui passa tant de temps à Néo Tokyo, qui vit tant de choses étranges en ces lieux, semble contempler la réalité pour la première fois.
La toiture s’écroule alors, Migite amorce sa fuite, son artilleur vient de se faire ensevelir. Kaori est toujours au sol, sclérosée dans une identique posture et en parfaite sécurité sous la masse charnelle de numéro 41. Ceci démontre bien que, même si cette mutation n’est pas aussi intentionnée qu’on ne pourrait le croire, la protection de Kaori, elle, est le fruit d’un instinct primitif des plus cogité. Cependant, Yamada reste parfaitement concentré, il retire sa cape avec classe et s’apprête à utiliser le PIC-24. Migite s’enfuit à grands pas, s’éloignant des éboulements causés par la pression corporelle de l’adolescent. Mais il est pris de vitesse, et des blocs de béton s’abattent sur lui. Il s’écroule à terre, inconscient. Le lieutenant américain se couvre d’un casque, il fait face à cette morphologie gluante qui a maintenant l’apparence d’un nouveau-né. Il est parfaitement concentré, le regard déterminé, prêt à tirer son gaz bactérien spécialement conçu par le génie génétique. Il appuie sur la gâchette, le projectile s’élance à toute vitesse et vient percuter le pectoral droit de Tetsuo. Ce dernier pousse un hurlement strident, son corps s’emmitoufle d’une fumée épaisse et délétère, le gaz se propage d’ailleurs dans tout le couloir. Le sbire de l’Empire tâche de secourir Migite, mais la brume nocive les occulte et ils s’éprennent tous deux d’une convulsion agonisante. Notre Golden Boy s’écroule à terre, asphyxié et, dans un ultime effort, il parvient à prononcer le nom d’Akira, comme s’il lui demandait de l’aide. Le jeune môme le contemple d’ailleurs dans la plus grande indifférence et le gaz bactérien arrive alors jusqu’à ses pieds. Mais sa mouvance s’arrête nette et semble faire marche arrière, à la surprise de Yamada. Durant son retour rapide, le corps de Migite nous est exposé pour nous affirmer clairement qu’il est mort comme une merde, et n’ayons pas peur de le dire. Toute la fumée regagne donc son point d’origine. Une silhouette apparaît derrière l’épaisse nuée, et un ricanement sarcastique se fait soudainement entendre. Yamada est sidéré, son attaque a été un échec.
Au temple de Miyako, la prêtresse est surprise par ce qu’il vient de se passer: numéro 41 aurait recouvré ses pleines facultés. Ceci prouve au moins que la vieille est capable de sentir quelque chose! Et pour justifier ses dires, Otomo nous pond un portrait de l’adolescent tout simplement envoûtant, enveloppé d’une douce photographie. Et en contemplant plus attentivement sa figure et le trait précis de son regard, on constate en Tetsuo une certitude nébulisée, cette fois-ci, de détermination. La prêtresse est unanime, c’est comme si on lui avait injecté une sorte de drogue. Les autres mutants sont surpris. Toujours posté face à l’américain sous tension, l’adolescent ne comprend pas ce qui lui arrive, ses souffrances se sont tout bonnement évaporées. Il réagit alors brusquement et tourne son visage sur Kaori. La jeune fille demeure sclérosée dans la même position, mais maintenant avachie sur des débris bétonnés. Ce qui prouve bien que son corps fut intégralement préservé et protégé durant cette récente crise. Tetsuo s’approche d’elle, la nomme, mais celle-ci n’offrira comme réponse qu’un regard mortifère. Sans prévenir, une aiguille de la B-C Weapon percute l’épaule gauche de numéro 41. L’adolescent fronce les sourcils de douleur, mais se ressaisit immédiatement. Il observe froidement l’américain d’une pupille exutoire: le casque de Yamada se disloque en mille morceaux. Le yankee s’enivre alors dans un mutisme absolu, ses yeux expriment une peur lancinante, il s’agrippe le visage, souffre, son anatomie se convulse sous un dôme invisible, son crâne se déchiquette sous une pression imparable, et il finit par éclater, déféquant de toute part une gerbe intestinale et sanguinolente. Une violente explosion apparaît brutalement depuis les gradins du stade.
Au temple, le minois de Kiyoko s’enrobe subitement d’une crainte profonde, si numéro 41 contrôle de nouveau son Pouvoir, cela signifie que Kei est en danger. Ce qui nous laisserait supposer que, finalement, un Tetsuo maître de ses Pouvoirs, c’est un Tetsuo intégralement vide d’affliction. La prêtresse acquiesce, elle paraît contrariée: «Hmmm... Vous avez raison... Mais... » Ici, la vieille n’est pas très explicite, elle semble vouloir dire que le récent tir de Yamada était une variable événementielle qu’elle ne pouvait pas prédire, mais... Mais quoi? On n’en sait rien! Numéro 19, comme à son habitude, ne termine pas ses phrases pour nous laisser vaguer dans l’incompréhension, même si on peut extrapoler en s’imaginant que finalement ce renouveau inattendu de Tetsuo pourrait être une bonne chose pour la suite de son plan. Bref, nous retrouvons Kei, noyée dans les débris, qui tâche de se relever, lentement. Miyako l’appelle. De son côté, numéro 41 retourne auprès de Kaori, comme s’il était magnétisé par son inerte corpulence. Mais il porte soudainement son regard sur Akira, droit comme un «i », qui observe le fond du couloir. Une sonorité mécanique se fait de plus en plus entendre: c’est la Security Ball lancée à fond la caisse. Kaneda est toujours aux commandes, et il se surprend de voir Tetsuo qu’il remarque immédiatement et réciproquement. Il est d’ailleurs intéressant de comparer leurs faciès de stupeur à cet instant, ils présentent, pour une sensation similaire, des traits forts différents. Mais Kaneda est très vite rappelé à l’ordre par Kai pour stopper la machine. L’adolescent freine sec, à quelques centimètres de numéro 28 qui n’aura même pas bougé, même pas bronché. Kaneda s’étonne de revoir le mutant, mais il est aussitôt interpellé par Tetsuo, intégralement nu.
Enfin, nos deux jeunes se retrouvent. Enfin, ces deux meilleurs amis du monde se confrontent de nouveau l’un à l’autre. Officiellement, la dernière fois que leurs regards se croisèrent mutuellement, c’était durant cet après-midi du 16 avril, dans les tunnels souterrains. L’un se trouvait sur le monte-charge, l’autre sur une plate-forme volante, et ils se virent de façon bien furtive. Quelques jours avant, sûrement la veille au soir, ils s’étaient frictionnés dans la nursery sur une succession de cinq pages expéditives. Donc là aussi, une rencontre éphémère. Et antérieurement, peut-être l’avant veille, ils réglaient leur compte, lors de la guerre des gangs, le long des planches du dix-septième épisode, il y a un peu moins de six ans. C’est fou comme le temps passe vite. Et pourtant, à aucun moment nous ne les sentîmes éloignés l’un de l’autre, à aucun moment nous ne les perçûmes scindés, chacun dans leur monde. Et l’interpellation de numéro 41 va tout à fait dans ce sens. En s’inquiétant de l’absence du reste de la bande, il donne vraiment l’impression de n’être qu’au lendemain de cette fameuse guerre des gangs. La réplique de Kaneda est plus en concordance avec son passé, car lui, il vit Tetsuo se faire pilonner par les rayons du satellite SOL, et il s’imaginait qu’il n’en sortirait pas vivant. Bref, le jeune demande à Kai de partir avec Akira et de prendre contact avec Joker. Il est même obligé d’insister tant son pote souhaite rester avec lui pour l’aider durant ce combat. C’est comme si notre héros voulait se confronter seul à Tetsuo, afin d’échanger avec lui dans la plus douce intimité. Kai installe numéro 28 dans la Security Ball, Kaneda soustrait l’arme laser de sa mallette, précisant bien à son camarade de ne pas être trop brusque avec l’enfant. Pendant ce temps, Tetsuo s’empare de la combinaison d’un Yankee et se vêt d’un geste indolent. Kai fait marche arrière, le visage plein de colère. Kaneda, maintenant équipé, arbore un regard grimé d’une confiance implacable.
Vingt-deuxième apparition en solo pour Kaneda sur la page-titre de l’épisode 102, sorti dans Young Magazine le 17 juillet 1989. L’adolescent propose une posture qui concorde parfaitement bien avec la chronologie de l’histoire, vu qu’il est équipé d’un laser, et se trouve devant son pote Tetsuo. Même si son expression faciale et son accoutrement vestimentaire diffèrent, on perçoit pleinement le clin d’œil fait à l’affiche promotionnelle du film. Bien évidemment, Kaneda est le personnage qui se retrouve le plus de fois en page-titre. Cependant, sa présence est en baisse, car il fit dix-sept apparitions sur les quarante-huit premiers épisodes (équivalent aux trois premiers tomes) et sept apparitions dans les dix-huit chapitres qui conforment le tome 1. Incontestablement, lorsqu’Otomo commença à esquisser les premières planches d’Akira qui, dans sa tête, se voulait être un récit de quelques centaines de pages, Kaneda devait en être le héros, le protagoniste principal. Sa présence était d’ailleurs prohibitive en début d’histoire, il occupait une case sur trois, cela en devenait même indigeste! (oui, j’ai compté: sur les 240 planches des 12 premiers épisodes, il y a 1344 vignettes et Kaneda apparaît sur 419 d’entre elles. À titre de comparaison, Tetsuo y est 112 fois et Kei 169). Mais le côté «beau gosse » du personnage, à la fois ingénu et arrogant, nous obligea à fortement nous attacher à lui. Et nul doute que sa prestance joua un rôle crucial sur le succès initial du manga. Néanmoins, confronté tout justement à ce succès initial, Otomo se retrouva embringué dans quelque chose d’incontrôlable, et il dut s’accommoder, ce qui propulsa inévitablement Kaneda au second plan. En effet, après la guerre des gangs, notre héros ne put faire le poids devant une Kei déterminée, contre une Miyako mystérieuse, à un colonel classe ou à un Tetsuo en résonance. À part boustifailler comme un bougre et exhiber un faciès loufoque et attachant, Kaneda n’apportait pas grand-chose à l’intrigue. Dans le Tome 3, sa présence fut intégralement balayée par celle de Chiyoko, dont la combativité et la fortitude mirent KO notre adolescent; et par celle de Sakaki, dont la fraîcheur le fit passer pour un ringard désabusé. Dans le Tome 4, il est absent, et depuis son retour dans le Tome 5, il passe son temps à se mettre des droites avec Joker. Bien évidemment j’exagère, et c’est volontaire, mais ceci nous montre bien qu’en fin de compte, Kaneda n’est là que pour détendre l’atmosphère. Et sur cette présente page-titre, nous le contemplons, dans une légère contre-plongée, enjolivé d’une mature détermination afin d’introduire sa nouvelle confrontation face à Tetsuo. Un visuel noble et impactant, qui met parfaitement bien en valeur notre personnage et, malgré son sourire narquois, nous rend palpable cette soudaine tension atmosphérique! La dernière fois que nous l’aperçûmes, en page-titre, sous ce même angle de vue, enrobé d’une telle maturité et annonciateur d’une même palpitation, c’était sur celle de l’épisode 15, juste avant la guerre des gangs, ou plus sensément, juste avant sa future confrontation contre Tetsuo. À croire que finalement, Kaneda ne peut exister qu’au travers de numéro 41, ce qui est normal, car leur amitié est le fil conducteur de cette saga. D’ailleurs, notre jeune n’apparaîtra plus par la suite en page-titre... Si en fait, une dernière fois, afin d’instaurer sa consécration.
Nos deux potes se retrouvent donc face à face, ils échangent leurs paroles sous des airs condescendants, semblant se replonger au lendemain de la guerre des gangs. Kaneda est concentré, il pointe le laser sur son rival, lui affirmant même que Yamagata et les autres l’attendent aux portes de l’enfer. Sans hésiter, il envoie une première salve que Tetsuo parvient à canaliser d’un simple geste. Notre jeune démontre sa contrariété, alors que numéro 41 arbore un sourire puant de fierté. Mais Kaneda poursuit ses invectives, parlant de cette lointaine époque où ils traînaient en bécane pour savoir qui arriverait le premier. Mais Tetsuo fait mine de ne pas se rappeler. Et, tout en criant le nom de son ami, avec la même virulence que lorsqu’il vit la Lune poinçonnée, avec la même fougue que lorsqu’il vit le cratère perforé par SOL, avec la même ambiguïté que lorsqu’il pointa le Hudson sur lui, Kaneda tire à nouveau, dans un balayage horizontal, engendrant une vive explosion dans le couloir du stade. La fumée se dissipe, mais plus personne, numéro 41 s’est volatilisé. Notre héros, l’arme toujours bien affermie sous son bras, virevolte dans tous les sens, il se questionne, et il finit par entendre une voix l’interpellant depuis l’extérieur. Tetsuo est là, montant les marches des tribunes et narguant son pote. Mais ce dernier ne porte pas attention à ces sarcasmes et continue de tirer, farouchement. Après une énième tentative, il parvient finalement à mettre à terre numéro 41 qui semble alors perdre patience. Sous un regard furibond, il fait craqueler les gradins et envois valdinguer son ami dans un geyser de poussière.
Sur la Security Ball, Kai est surpris par cette soudaine détonation, il essaie de prendre contact avec Joker. Ce dernier est à l’extérieur du stade, il répare sa plate-forme et tâche de rester concentrer face aux insultes de son collègue. Mais les injures deviennent si intempestives et répétitives qu’il finit par céder. Et c’est en voulant lui répondre qu’il remarque que sa radio est endommagée. Kai croise alors un motard de la bande qui lui apprend leur altercation avec les soldats de l’Empire. Notre jeune effronté lui annonce qu’ils ont trouvé Tetsuo, et que Kaneda a amorcé le combat, mais qu’il ne pourra pas tenir seul très longtemps. Il décide donc de s’emparer de la bécane de son pote et lui somme d’évacuer Akira le plus loin possible et de prendre contact avec Joker, reproduisant avec stupeur les ordres qu’il reçut de Kaneda. Kai file sur les chapeaux de roue.
Dehors, numéro 41 fait face à l’anfractuosité causée par sa dernière attaque. Il observe et remarque son ami en bas des tribunes, dans une position inconfortable et le regard irrité. Il le nargue. Mais Kaneda se met en position de tir, et Tetsuo écarte les bras, lui proposant de viser juste cette fois-ci. La station qu’arbore le jeune à ce moment est la même que celle qu’il exposa au tout début de l’épisode 17, c’était alors ce fameux Hudson qui pointait sur son pectoral. À cette époque, numéro 41 avait provoqué Kaneda dans cette posture, car il savait pertinemment que ce dernier n’allait pouvoir tirer... ils étaient amis. Dans ce présent bien concret maintenant, Tetsuo s’affiche de la même manière, car il doit être imbibé par la même certitude: Kaneda ne pourra jamais le tuer, il est son pote. Mais si ce sont vraiment ses pensées, il ne fait alors aucun doute qu’il doit être aussi persuadé de l’inverse: lui non plus ne pourra jamais tuer son meilleur ami. Nous nous retrouvons donc dans une situation identique à celle vécue lors de la guerre des gangs et nos deux jeunes persistent à nier cette fatalité. Finalement nous sommes face à deux impubères qui cherchent juste à savoir qui a la plus grande! Et ce n’est pas arrogant de postuler une telle conclusion, car c’est de leur âge.
Mais soudain, Tetsuo écarquille les yeux, il sent une présence en amont des gradins. Il se retourne brusquement et perçoit Kei qui titube avec difficulté. Une planche imposante et invraisemblable nous la montre alors, les vêtements déchirés, le bras gauche ensanglanté, mais le visage mimé d’une profonde ténacité. Numéro 41 la dévisage avec stupeur et effarement, comme si ce n’était pas elle qu’il avait soudainement pressentie, mais plutôt l’aura de la vieille. Kaneda, lui, est totalement désabusé de voir sa compagne en ces lieux. La jeune femme se concentre, les cheveux en bataille, le regard vif, la mâchoire contractée. Tetsuo constate son état déplorable, mais se retrouve soudainement dans l’incapacité de bouger. Ses alentours s’exposent alors en négatif, son pied nu s’embourbe dans le béton usé des tribunes, il grimace, encerclé par des pierres en lévitation. Depuis son temple, Miyako ordonne à Kei de ne pas se battre, mais celle-ci persiste et des faisceaux obscurs enrobent la corpulence d’un Tetsuo accroupi. L’explosion est inévitable, un dôme d’énergie sombre convulse l’adolescent dans une perspective accablante. Mais ce dernier parvient à s’échapper. Toujours emporté par une mise en scène claire et structurée, numéro 41, contrarié, se télétransporte silencieusement jusqu’à la jeune femme qui reste tétanisée par cette surprenante irruption. Il lui inflige, sans se faire attendre, une salve du Pouvoir, et une boule énergétique la perfore de part en part. Kaneda est ébouriffé. Le colonel, posté à l’autre extrémité du stade, observe, impuissant.
Mais Kei ne fait plus face à Tetsuo, elle a disparu pour réapparaître sous les gradins, dans ce hall carrelé qui servait de couche à Akira. Des soldats de l’Empire y sont présents, sûrement en train de mener une offensive contre la bande à Joker, et s’étonnent de cette prompte intrusion. La jeune femme se relève, éreintée; elle fait valser sa chevelure à l’écoute d’un tremblement strident. Et soudainement, soutenant son bras gauche ensanglanté, elle offre un visage fardé d’une effroyable frayeur: numéro 41 se trouve juste derrière elle. Elle se retourne, reste concentrée, tâche de se maîtriser et lève alors sa main droite pour porter une attaque. La voix de la prêtresse résonne subitement dans son cortex, lui interdisant de faire quoi que ce soit. Mais la jeune femme s’obstine dans la désobéissance. Le sol se craquelle, le carrelage commence à virevolter, Tetsuo ressent la pression énergétique et ses paupières se contorsionnent dans l’amertume. Kei poursuit son acte, elle mimétise à la perfection la posture des moines de Miyako, et inflige un coup fatal sur l’adolescent qui se volatilise.
Si le plan de la prêtresse consistait réellement à utiliser la puissance de Tetsuo pour éliminer Akira, on se rend compte que celui-ci n’est pas appliqué pour l’instant. Même s’il nous est difficile de conceptualiser le déroulement d’un tel plan, il ne fait aucun doute qu’à ce moment, Kei dégage de véritables offensives sur numéro 41, elle l’attaque de plein fouet. Cela semble évident, à moins qu’il y ait entre les vignettes des sous-entendus visuels qui nous échappent. Ce qui nous oblige à nous questionner sur le comportement de Kei, vu que quelques chapitres auparavant, elle paraissait inquiète pour Tetsuo, elle donnait même l’impression de vouloir lui venir en aide. Nous avons tous constaté que la jeune femme ne porte aucune attention aux recommandations de Miyako, ce qui laisserait supposer que cette première agit pour son compte. Kei agit de son plein gré, elle souhaite se prouver quelque chose. Elle, qui fut en manque d’affection, qui est psychologiquement bouleversée, veut s’attester, à elle-même, qu’elle est capable de quelque chose, seule. Et même si elle n’a absolument rien à nous démontrer, ses attaques successives contre Tetsuo ne sont que la marque de sa détermination, de son obstination à vouloir rester en vie, sûrement pour être auprès de Kaneda, mais surtout pour tenir la promesse qu’elle fit à Obasan. Après la destruction de la Lune, suite à l’élocution des mutants, la jeune femme nous avait présenté un visage unanime sur l’acceptation de son futur sacrifice. Elle décida même de prendre son bain de purification pour transcender cet accomplissement. Mais à cet instant précis du récit, on prend conscience que Kei ne souhaite plus se sacrifier, au contraire, elle fait preuve d’une combativité exceptionnelle. Seuls deux évènements ont pu engendrer un tel retour de situation: le baiser langoureux de Kaneda, ou les recommandations sincères de sa consœur.
Bref, numéro 41 a disparu de l’arène, Kei est essoufflée. Mais soudainement, le mur se fissure, et une vignette colossale nous montre le hall se désintégrer, son sol se disloquer sous une ondulation impondérable. Les hommes de l’Empire se font éjecter, la jeune femme tâche de maintenir son équilibre. Et, noyée par une poussière albâtre et des débris divagants, la silhouette de Tetsuo affleure dans un clair-obscur admirable. Son visage est rayonnant de fierté, son regard sagace, son sourire cynique: il est apparemment content de son petit tour de passe-passe. Dans les couloirs, le pote à Joker est toujours sur la Security Ball, à l’arrêt. On dirait qu’il n’arrive pas à mettre en marche la machine. Akira est là, impassible, mais il ouvre promptement la bouche, pour la seconde fois: «Il m’appelle... »
Cette phrase est aussi traumatisante que ce portrait du mutant diluant sa candeur dans une trame ondoyante. Depuis le début de la saga, ou tout du moins depuis que Tetsuo fut nommé numéro 41 par le colonel, notre adolescent sut se montrer sensible aux forces attractives du jeune môme. Déjà, dans le QG de l’armée, face au docteur, il semblait entendre ces trois katakanas vibrer dans sa cage cérébrale. Pendant l’après-midi du 16 avril, il était totalement attiré par la chambre cryogénique et par l’envoûtement de numéro 28. Après la destruction de Néo Tokyo, il dévalait les rues marécageuses s’harmonisant à un magnétisme bien précis. Même lorsqu’il s’extirpa du flux invariant, sa course se termina vers ce point gravitationnel que représentait le mutant. Je ne dirais pas que durant tous ces instants, Akira appelait notre adolescent, mais plutôt que Tetsuo réagissait comme s’il répondait à ses appels. Cette emprise psychoactive, dont je fis allusion assez fréquemment dans le passé, ne se manifestait que dans un seul sens, de numéro 41 jusqu’à numéro 28. Et ici, à ce moment précis, devant ce portrait ingénu, cette emprise change de sens, ou tout du moins, elle semble s’expliciter de façon plus interactive. Non pas que Tetsuo appelle Akira, mais ce dernier se comporte comme s’il répondait aux appels du premier. À ce moment du récit donc, quelque chose est en train de changer. La relation lysergique qui unit nos deux enfants devient dès lors totale, comme s’ils se nécessitaient mutuellement. Mais pourquoi maintenant ? Les faits sont là, et ils parlent d’eux même. En recevant en pleine poitrine ce gaz bactérien spécialement conçu par le génie génétique, Tetsuo avait retrouvé son apparence normale, soit, mais plus que tout, ses affres s’étaient pleinement évaporées. Il aura donc fallu attendre que numéro 41 soit vidé de toutes douleurs, qu’elles soient internes ou externes, pour que sa connexité avec Akira puisse devenir totale et symétrique. Et je me rappelle alors de l’intense dialogue entre Miyako et Tetsuo. La prêtresse avait ordonné à l’adolescent d’arrêter les cachetons afin qu’il puisse pleinement exprimer son potentiel. Mais elle lui avait aussi promis qu’en agissant de la sorte, ses affres disparaîtraient et qu’il pourrait comprendre Akira. La vieille avait raison! En fait, lorsqu’elle lui ordonna d’arrêter la drogue, c’était avant tout pour mettre un terme à ses douleurs, puisque c’est seulement sous cette condition, et sous cette condition seule, qu’Akira pourra intégralement se connecter à lui. Car le jeune môme, apparemment, est déjà imperméable à toute souffrance, la dramaturgie que procure la vision de son portrait séraphique en est une preuve surprenante. Maintenant, on appréhende mieux le tout récent «mais...» implicite que proféra la prêtresse à ses confrères suite au tir de Yamada. La vieille a beau être évasive, on finit toujours par comprendre sa rhétorique.
Dominant les ruines périclité de la cité, le dirigeable fait soudainement son apparition. À terre, Simmons prélève des données. Il est alors surpris par la survenance d’une acoustique inappropriée. Perché sur un immeuble face au stade, Ryu se retourne, intrigué par cette même sonorité. Depuis le temple de Miyako, un moine observe aux jumelles, il est estomaqué: une flopée de bombardiers s’extirpent de l’horizon nuageux. Dans une ruelle, Chiyoko, seule, reconnaît pleinement ce bruit. Au pied de l’arène Olympique, Joker continue de réparer sa plate-forme, il perçoit ce grondement et en déduit parfaitement sa provenance orientale.
Et une vue plongeante nous montre cette flotte aérienne avec les ruines de la capitale en toile de fond. Au sol, les gens du peuple réagissent et s’imaginent que c’est la Croix-Rouge qui vient leur apporter des vivres. Beaucoup se précipitent afin de réceptionner les précieuses cargaisons. Mais dès les premières explosions, ils prennent conscience de leur erreur de jugement et des mégatonnes de bombes s’écrasent sur la ville, prolongeant sa pulvérisation. Les obus sont lâchés sans réflexion ni objectif précis, ils détonnent dans le plus beau des hasards, causant mort et destruction. Le monastère de Miyako est d’ailleurs touché, et la prêtresse ordonne à ses moines de protéger Masaru et Kiyoko quoi qu’il en soit. La vieille priorise indéfectiblement la vie des mutants avant la sienne, ce qui signifie que l’exécution de son plan a plus besoin d’eux que d’elle même. C’est ensuite au tour du stade Olympique d’être en proie aux explosions. Kaneda est ahuri, le colonel tente de se mettre à l’abri, et les soldats de l’Empire, dans un élan de désespoir, prennent les armes en hurlant «Banzai », reproduisant ainsi une scène qu’avait conceptualisée Tetsuo durant son délire.
Même si cette prémonition de la part de numéro 41 est intéressante, car elle prouve que son cauchemar n’était pas seulement lié à sa propre personne, je souhaite m’arrêter sur ce jeu de vignettes afin d’aborder une thématique que j’ai négligée jusqu’à présent: le peuple. Au début du récit, à l’époque où Néo Tokyo resplendissait de mille feux, nous fûmes que peu de fois confrontés à lui. Lors du kidnapping de Takashi, on put constater sa friandise pour les commérages ambiants. Durant la guerre des gangs, on put l’observer, passionné, à la table d’un resto. Au stade Olympique en construction, il se révéla travailleur et épuisé par ses dures journées de labeur. Suite à l’activation de l’alerte de code 7, on le sentit affolé et catastrophé par la menace nucléaire. Aux prémisses de la deuxième manifestation, une sublime double page nous le présentait savourant ces instants de vie, à la maison, en famille. Donc, avant le cataclysme, pour ce qu’il nous fut possible de voir, le peuple de Néo Tokyo était tout ce qu’il y a de plus banal, de plus ordinaire et standard. Par la suite, on ne peut pas dire que nous ayons été noyés par plus de visuels le concernant. Cependant, nous observâmes clairement une scission au sein de cette banalité. À l’est, Miyako ouvrit les portes de son temple afin d’accueillir les rescapés du désastre. À l’ouest, Migite positionna Akira sur un trône pour mettre en place le Grand Empire de Tokyo et ainsi créer une nouvelle nation, même s’il voulait surtout répondre à une soif de pouvoir. Dans ce contexte inédit, nous nous sommes donc retrouvés face à deux types de peuples. À l’est, il s’entassa dans des camps de réfugiés, il passa son temps à faire la queue et des prières. Une infime minorité osa enfreindre le règlement, mais globalement cela restait un peuple plutôt passif, soumis à l’autorité religieuse. À l’ouest, il crevait de faim, se soumettait à la violence politique et se noyait dans la déchéance. Mais il pissait dans la rue, dansait, s’exhibait et s’éclatait de rire. Et ce présent jeu de vignette nous montre ce peuple de l’ouest, celui du Grand Empire, prêt à se battre pour défendre sa patrie, sa nation, sa souveraineté. Il nous révèle un peuple prêt à se sacrifier pour préserver le peu d’humanité qu’il lui reste. D’ailleurs, l’image qui résuma le mieux cette humanité nous fut révélée au cours de l’épisode 85, lorsque ce même peuple, celui de l’ouest, observait à l’œil nu ce geyser de matière s’extirper de la Lune. Sans utiliser d’épaisses lentilles, il sut nous démontrer, en toute simplicité et malgré son apparente ingénuité, sa profonde sensibilité. Maintenant, à cet instant précis, alors que des mégatonnes de bombes leur tombent sur la tête, ces patriotes du ponant sont les seuls à prendre les armes, et à défendre ce pour quoi ils sont là. Et cette image du sbire de l’Empire qui brandit son drapeau en criant «Banzai » est la métaphore absolue de cette effervescence patriotique, peut-être si chère au Japon.
Mais les obus percutent le stade, explosent et envoient valdinguer ce même peuple déchu. Kaneda, de son côté, tente d’échapper à ce carnage, mais il se retrouve projeté par le souffle et s’écrase à terre. Soudain, une implosion perfore les gradins depuis l’intérieur et éjecte Kei dans les airs. Dans une image qui n’a de sublime que sa propre simplicité, Tetsuo refait surface, s’extirpant de la masse poussiéreuse. Il constate le pilonnage du stade et ne semble pas avoir remarqué la présence de Kaneda qui pointe sur lui son laser. Mais ce dernier ne fonctionne plus, le câble de la batterie est coupé. Numéro 41 continue de regarder Kei en aval, comme s’il scrutait sadiquement Miyako, et lui annonce qu’il souhaite en finir. Son visage s’emmitoufle alors d’un sourire profondément sadique et sarcastique. La jeune femme se retrouve immobilisée, son corps devient lourd comme du plomb et commence à attirer toute la matière avoisinante. Elle est prise au piège, coincée par des blocs de béton armé et, recouverte d’une trame sombre et oppressante, elle hurle le prénom de son ami. Kaneda réagit aussitôt, il s’élance avec fougue sur Tetsuo et lui assène un violent coup de crosse. La vue en contre-plongée de la page suivante est hallucinante. Elle nous montre numéro 41, juste après le choc, dans un immobilisme déconcertant. Cependant, on parvient sans peine à ressentir la virulence du coup infligé par Kaneda grâce à ces fuyantes que génèrent les katakanas de l’impact. Tetsuo s’écroule au sol, libérant ainsi Kei de son emprise magnétique. Finalement, la jeune femme, pour un instant, sera devenue la crête commune de ce triangle relationnel, afin d’unir à nouveau nos deux meilleurs amis du monde dans une image pitoyable. Sur le porte-avions, l’amiral reçoit le compte rendu de l’attaque furtive menée sur la capitale. Il apprend aussi, au travers d’un sourire jubilatoire, que Floyd, leur satellite militaire, se trouve maintenant sur la bonne orbite, juste au-dessus de la baie de Tokyo. Il ordonne la mise en fonctionnement qu’il souhaite dans les vingt prochaines minutes. Une vue spatiale nous montre alors SOL et, légèrement en retrait Floyd. Le design de ce dernier me fait d’ailleurs étrangement penser (de très loin!) à celui du Corona, la navette intersidérale du court métrage de Kanojo no Omoide.
C’est le 4 septembre 1989 que sort l’épisode 105 dans les planches de Young Magazine avec une page-titre qui duplique parfaitement la dernière vignette du chapitre antérieur: le satellite militaire américain Floyd. Sa construction, faite d’un agencement archaïque de tôles usées, est en totale opposition avec son esthétique épurée et futuriste. Un joli mariage des genres pour nous présenter cet attirail conçu, si l’on en croit les inscriptions écrites sur sa coque, pour la défense nationale étasunienne.
Mais tout commence sur le sol effrité du stade Olympique, Tetsuo est à terre et promptement, Kaneda lui assène un violent coup de pied à l’estomac dans une image crue et déplorable. Le jeune ne s’arrête pas là, il soulève instantanément son compagnon et le frappe âprement du gauche. Tout défile très vite, et Numéro 41 s’écroule de nouveau sur les marches des tribunes, il n’essaie même pas de riposter. Kaneda, dans une position dominante et en pleine possession de ses moyens, lui demande, après un tel punch, comment va sa tête de drogué. À croire qu’il a toujours connu Tetsuo sous médicaments, mais qu’il ne put finalement jamais percevoir les atroces souffrances qui le tourmentaient. Numéro 41 lui ordonne de se taire et, dans une mouvance rotative du bras gauche, lui envoie une déferlante énergétique. Kaneda se protège, mais la salve ne fera que le contourner, sans même le toucher. Cependant, elle aura déclenché une avalanche de débris qui débute son indolente dégringolade sur nos adolescents. Tous deux sont d’ailleurs abasourdis, ils écarquillent les yeux. Mais Kaneda, dans un acte irréfléchi et instinctif, se jette sans hésiter sur son pote. Emporté par son élan, il entraîne Tetsuo dans sa chute et, grâce à une cabriole difficile à conceptualiser de par sa mise en scène imprécise, il lui afflige une violente strangulation. Embourbé d’une douleur corrosive, l’arrêt sur image, qui nous dévoile cet instant T, s’impose sur une demi-planche. Comme toujours, il est parfaitement bien maîtrisé, tant au niveau esthétique, chorégraphique que cognitif. Les faciès de nos protagonistes sont le mirifique reflet de leurs émotions. Kaneda, les yeux ouverts, le regard droit, la mâchoire charpentée par la détermination, semble nous montrer que, finalement, il serait peut-être capable d’assassiner son ami. Le visage de Tetsuo, lui, est tout autre. Ses orbes et sa bouche se déforment dans un profond désarroi, ne répondant qu’à un stimulus nociceptif. Son pied gauche, tout comme sa main d’ailleurs, est victime d’une crispation convulsive qui marque clairement l’instantanéité de cette violence théâtrale. À contrario, les poings de Kaneda s’affirment dans une mélodieuse pression qui ne fait qu’enjoliver la vivacité et l’intentionnalité de son geste. Immobilisés à jamais, comme pour souligner leur inséparabilité, la force de Coriolis se fait perceptible autour de nos deux impubères, mais semble pourtant être incapable de les séparer, comme si l’énergie de leur amitié était finalement trop intense, trop magnétisante. Encore une fois, un visuel magnifique signé Otomo, parfait de par sa composition, sa prosodie corporelle et le génie émotionnel qu’il dégage.
Kaneda fait un roulé-boulé pour faciliter sa réception. Tetsuo, lui, tourmenté par l’asphyxie, s’agrippe la gorge et beugle d’une vocifération baveuse. Un flux d’hémoglobine s’extrait de ses cordes vocales. Il réagit alors, inopinément, et envoie une deuxième salve énergétique sur son pote. Mais celle-ci ne fera qu’à peine l’effleurer, prouvant qu’il a encore retenu son coup: c’est son ami. Toujours épris d’un toussotement intermittent, il le mort de son regard en larme et lui demande, d’une parole saccadée, de ne pas s’approcher. Mais Kaneda ne porte aucune importance à ses injonctions et s’avance, dans une posture impavide et élégante, emporté d’une gestuelle noble et déterminée. Tetsuo réitère immédiatement sa requête dans une calligraphie identique à celle qu’il proféra dans le hangar, durant la guerre des gangs, lorsque Kaneda se jeta droit sur lui aux commandes de sa moto. À cette époque, il avait crié ces quatre caractères par peur que ne survienne le pire. Il les prononce de nouveau, aujourd’hui, sûrement pour les mêmes raisons. Mais Kaneda poursuit son impassible avancée, il prend la parole, l’arabesque de sa bouche devient catégorique: «Il semble que tu n’arrives pas à cibler correctement tes pouvoirs». En articulant ces mots, il donne vraiment l’impression d’être conscient que son ami, jamais, ne pourra lui faire de mal. À moins qu’il l’imagine à bout de force, ce qui serait ingénu de sa part. Mais Tetsuo le braque des yeux, dans une expression faciale ulcérée et inondée de sueurs lacrymales. Il tousse, récupère son souffle, se noie dans un mutisme viscéral qui adoucit humblement les traits de son visage. Ceux de Kaneda se durcissent, son regard devient pénétrant, et il demande soudainement à son pote ce qui lui est arrivé. Devant le silence de ce dernier, il se fait alors persistant, agrippe les sangles de son gilet, et l’attire jusqu’à ses orbes furieux pour le positionner aux premières loges de sa requête: «Qu’est-il arrivé, Tetsuo».
La caméra se rapproche, elle se focalise fermement sur ce face à face d’où s’extrait un sentiment brutal de désenchantement. À l’origine, Otomo désirait raconter l’histoire d’une bande d’adolescents confrontés à un problème qu’ils ne pouvaient pas comprendre, et ce présent cadrage panoramique semble introduire la véritable apothéose de cette incompréhension. Nos deux jeunes se dévisagent farouchement, comme portés par une même cinétique intellective. Kaneda, baigné par une trame asséchée, les pupilles obscurcies par sa ténacité, n’y comprend rien, mais souhaite de tout cœur comprendre. Tetsuo, le visage dégoulinant, le regard livide, n’y comprend rien, et n’a jamais voulu ça. L’un pose une question auquel l’autre ne peut répondre. L’un demande des explications que l’autre ne peut fournir. Et le silence sudorifère de Tetsuo n’est que la manifestation tangible de cette impuissance à fournir une explication. Lui, qui a acquis le Pouvoir, pouvoir sur le temps, l’espace et la matière, se retrouve finalement morfondu, une fois confronté à l’évidence, dans une douce incapacité: celle d’expliquer le pourquoi.
Mais changement de contexte, nous revoyons subitement Kai, pointant sa moto vers l’extérieur et cassant ainsi le rythme de cette narration tendue et captivante. Ce qui prouve que Tetsuo ne sut, ou ne put répondre à la question de Kaneda. Notre jeune effronté cherche son ami, mais il fait très vitre face à un rayon laser pourfendant la clarté nébuleuse. Il est terrifié, son visage a la flexuosité de l’épouvante. Le jet phosphorescent s’approche invariablement du stade dans une image sombre et apocalyptique. De leurs côtés, Tetsuo et Kaneda cessent leur querelle et dépeignent leur minois d’une absurde stupéfaction. Le faisceau de lumière, dont la mouvance nous est ingénieusement explicitée, dévaste les ruines de la capitale, n’offrant que des dégâts collatéraux. Sa célérité le mène inlassablement vers le site Olympique et un triptyque nous montre alors nos trois adolescents, sclérosés par cette effervescence. Cependant, le visage de numéro 41 se plisse, le jeune semble s’enivrer d’un dégoût manifeste. Le laser cisaille l’arène sportive en deux et une double page nous dévoile toute sa virulence, éclatante et déprédatrice. Face au désastre qui se prépare, Kaneda prend la fuite, et ordonne à Tetsuo d’en faire de même. Mais ce dernier reste sur place et noie sa corpulence dans une vignette sourde et incandescente.
Depuis l’espace, nous voyons le satellite Floyd mettre fin à son tir. Dans la tour de contrôle du porte-avions, l’amiral supervise l’opération. Il veut s’assurer que la deuxième salve sera la bonne, et qu’elle parviendra à l’éliminer. Il ne fait aucun doute que sa cible prioritaire est Akira et qu’il sait parfaitement où il se trouve: sur le site Olympique. Cette géolocalisation précise ne put lui avoir été fournie que par ses soldats partis sur le terrain. Ce qui atteste donc que le chef suprême de l’armée américaine a envoyé ses jeunes compatriotes dans l’unique but de servir de GPS au satellite militaire, afin que ses tirs soient les plus exacts possible. Ou, pour parler plus sobrement, il a tout simplement jeté ses hommes au fourneau, en toute connaissance de cause, et sans en éprouver le moindre remords. Le succès de l’opération justifiera les pertes.
Sous la masse nuageuse décousue, Tetsuo lévite dans un marasme de béton dilacéré. Il pousse un cri virulent, et à son dégoût manifeste s’ajoute une colère évidente. Il quitte la surface terrestre, embarquant avec lui d’énormes blocs de rocher par delà la troposphère. Au porte-avions, un officier demande à l’amiral si l’objectif de la seconde salve reste le stade Olympique. Le militaire, enveloppé par une enivrante folie, lui ordonne d’élargir la cible à tout Néo Tokyo: il veut plonger la capitale sous l’océan Pacifique (la baie de Tokyo se trouvant sur une plaque continentale, cela risque d’être compliqué!). Et Floyd amorce son second tir. Le laser pourfend l’espace, entre en collision avec ces blocs de béton guidés par numéro 41. Une réaction se fait ressentir au niveau du point d’impact, ce qui engendre une perturbation sur la carcasse du satellite. Au stade, Kaneda crie le prénom de ses amis, Kei et Tetsuo. Emporté par son impulsivité, il défoule sa colère sur les cieux et remarque soudainement Akira en haut des marches de l’escalier. Étonné de le voir ici, il cherche Kai qui en avait la charge, mais personne. Le jeune môme réitère alors sa réplique: «Il m’appelle...» Kaneda se surprend et se demande qui peut bien l’appeler. Numéro 28, semblant avoir écouté la question, pointe son doigt en direction du firmament et le laser de Floyd répands à nouveau son souffle atrophiant.
De nouveau torturé par ce vacarme, Kai tâche de prendre la fuite. Joker, sur sa plate-forme maintenant fonctionnelle, survole le stade à la recherche de Kaneda. Ce dernier, le jeune môme sous le bras, amorce une course trépidante pour s’éloigner du carnage. Il est alors coincé par une fracture nette des tribunes et se retrouve dans un cul-de-sac, avec derrière lui, l’avancée dévastatrice du rayon spatial. Mais le clown pointe in extremis son engin, et notre adolescent s’élance sur lui, sans réfléchir. Après une réception chaotique, présentée dans un découpage épileptique, ils parviennent à sortir de l’arène, sains et saufs. Kei, dont la présence nous fut totalement éclipsée par cette turbulente rencontre entre Tetsuo et Kaneda, demeure allongée au sol, affaiblie. Envahie par le désespoir, elle hurle le prénom de son ami pendant que la phosphorescence du laser l’enrobe de sa clarté déprédatrice. Aucune nouvelle du colonel.
Mais l’avancée du rayon cesse brutalement, et une vue cosmique, anormalement lumineuse, nous montre Floyd en proie aux explosions. Il est indiscutable que cette soudaine déflagration de l’engin spatial est due à une raison externe, que nous pourrions appeler numéro 41. Donc de deux choses l’une. Soit Tetsuo a détruit le satellite américain et son laser s’est arrêté net, comme par hasard, au niveau de Kei, afin de générer tension et suspense au sein du récit. Soit Tetsuo s’est dépêché de pulvériser au plus vite cet engin militaire pour que son rayon ne puisse éliminer Kei, et ainsi lui sauver la vie... À vous de voir!! Bref, la déflagration de Floyd poursuit son cours, et de son agencement archaïque de tôles usées s’extirpent quelques faisceaux de laser qui viennent percuter Néo Tokyo. Le monastère de Miyako est même touché de plein fouet. Donc là aussi, de deux choses l’une. Soit parmi ces quelques jets qui télescopent aléatoirement la ville, quelques-uns heurtent, comme par hasard, l’édifice religieux. Soit que, parmi tous ces jets hypothétiques, Tetsuo tâche d’en guider une paire afin qu’elle frappe intentionnellement le temple de la vieille... À vous de voir!! Bref, la tour principale est touchée, elle s’effondre même. À l’intérieur, c’est la panique. La prêtresse ne souhaite qu’une seule chose, que Masaru et Kiyoko ne meurent pas, démontrant encore une fois que leur présence est indispensable à l’exécution de son plan. Numéro 19 ne mentionne à aucun moment Kei, une autre de ses pièces maîtresses, preuve que la jeune femme est bien en vie et n’a nullement succombé au tir du satellite.
Au centre de contrôle du porte-avions, des appareils électroniques explosent, plus rien ne peut être piloté depuis le navire. L’amiral étale sa colère, ordonnant à ses hommes de résoudre l’avarie. Mais le problème est plus grave que prévu, Floyd a quitté son orbite et se dirige droit sur la Terre. Une planche suffocante nous relate alors, dans un bouillonnement succulent de détails érodés, la chute attractive et fatale de l’engin. Dans un parfait contraste, le chef de l’armée américaine offre un visage illuminé par la panique, ses orbes oculaires sont totalement boursouflés par la hantise. Et Floyd pénètre dans la stratosphère, son agencement de tôle devient incandescent. Sur la crête d’une de ses parties en décomposition, nous voyons Tetsuo, minuscule, à quatre pattes, la figure contorsionnée par une détermination irréfutable. Nous parvenons sans peine à lire, dans la calligraphie de son regard irascible, la destinée de son emballement.
Et sur seize planches, la quasi-totalité de l’épisode 107, Otomo va nous relater, dans une mise en scène alternant tension et narration, cette descente aux enfers de l’armée américaine. Car oui, le satellite Floyd se dirige tout droit sur le porte-avions. D’après un officier, l’impact aura lieu dans moins de trente minutes. L’amiral est catégorique: utiliser toutes les forces disponibles pour le contrecarrer. Effervescence sur toute la flotte, des missiles pointent leurs ogives vers les cieux, des VF-9 décollent avec furie. Au laboratoire, on annonce aux scientifiques qu’ils doivent immédiatement évacuer le navire, mais ces derniers exigent des explications. Cependant, pour Karma Tangi, il est trop tard: «il est déjà là». C’est alors que le rayon laser se manifeste à nouveau et envoie une décharge sur les eaux calmes de l’océan. La déflagration tétanise l’amiral, qui ne peut croire en ce qu’il voit, et génère un véritable tsunami qui submerge littéralement le porte-avions. Les chasseurs, de leurs côtés, torpillent sans relâche le satellite, mais son entrée dans l’atmosphère l’a tout simplement converti en une boule incandescente et impénétrable. Une deuxième salve s’éjecte alors de son canon, détruisant les frégates alentour et obligeant les VF-9 à rebrousser chemin. Au milieu d’une page silencieuse et contractée, Tetsuo arbore un regard terrifiant, son visage dégage une détermination qui nous prouve que cette fois, il va la gagner cette guerre, il va la gagner pour son peuple, pour ce peuple du Grand Empire, pour le peuple de Néo Tokyo. Floyd est juste au-dessus de la flotte navale, l’amiral est désabusé, il exhibe un faciès très mal dessiné et veut plus de missiles, plus de torpilles, plus de roquettes. Mais l’impact est inévitable, il se révèle sur une planche complète et magistrale, qui intensifie solennellement son potentiel dantesque, irradiant et dévastateur. Il plonge le navire dans le chaos absolu, noie son équipage dans une torpeur incandescente, inonde son intérieur d’une sonorité stridente. Le porte-avions se cambre et, dans un plan titanesque, se fissure en deux, causant l’intrusion massive d’eau salée en son sein. La panique est générale, Bernardi s’inquiète pour Jorris, mais le désastre est maintenant irréversible.
Lentement, la caméra s’éloigne de cette angoisse visuelle et verbale, pour timidement pointer son objectif sur Néo Tokyo. Une vue dramatique du stade Olympique nous le montre pilonné, lézardé, saccagé. Kai s’extrait des décombres calcinés, il appelle son pote. Kei se réveille alors, son visage est vaporeux, elle se surprend de se trouver au côté du colonel. Ce dernier, profondément exténué, lui confesse que dans la tourmente, il parvint à la mettre à l’abri. Il lui avouera même qu’il était persuadé qu’ils allaient mourir, ensemble... «mais l’attaque s’est arrêtée». Si seulement il savait pourquoi l’attaque s’arrêta si subitement! Si seulement il était capable de percevoir l’instinct de préservation qui habite son jeune poulain! Kei réagit et son visage se noie dans une trame d’inquiétude. Elle pense à Kaneda qu’elle doit peut-être imaginer mort suite au désastre. Mais il n’en est rien, nous retrouvons très vite ce dernier dans une ruelle excentrée, il se chamaille avec Joker qui tente de réparer la plate-forme. Notre avorton le presse, car il souhaite impérativement retourner au stade pour secourir Kei. Akira est assis, visage blotti contre ses paumes, et les ausculte d’un air ennuyé.
C’est le 13 novembre 1989 que sort l’épisode 108 dans les planches de Young Magazine. En page-titre, nous y voyons Kaori, debout, droite, le visage incliné, diluer sa silhouette dans une trame crépusculaire. Face à elle, Tetsuo, torse nu, contemple dans l’abnégation l’évanescence de cet être si cher à ses yeux et qui sut, avec facilité, lui prodiguer, simplement, de l’affection. Ce visuel, sombre, dominé par un bâtiment en ruine qui résume à lui seul toute l’incompréhension du désastre qui l’entoure, nous expose en son centre deux êtres affadis par l’atemporalité: numéro 41 qui est la genèse même de cette incompréhension; et Kaori qui est l’unique être à l’avoir transcendée. Je pourrais presque regretter de ne jamais avoir contemplé une page-titre exclusivement composée par son regard innocent. Cependant, cette image, grâce à son clair-obscur judicieux, parvient à nous démontrer, sans remords, son intrinsèque sublimité. Donc oui, je vais me répéter, mais Kaori est incontestablement le personnage le plus beau du manga, et cette page-titre lui rend le parfait hommage qu’elle mérite.
Mais nous nous retrouvons très vite au stade. Baignée par sa photographie crépusculaire, une image incandescente nous présente Tetsuo, seul, sur un amoncellement de débris. Il nomme son amante avec abstrusion, et cette dernière apparaît, de manière fuligineuse, devant lui. Ses contours semblent s’accorder à une ondulation aléatoire qui déchire sa physionomie, et de ses paupières presque closes, ne s’extirpe qu’un regard vide et invariant. Ce visuel, troublant, hermétique, nous montre bien Kaori en train de se matérialiser. N’oublions pas qu’elle était encore, tout récemment, à l’intérieur du stade, dans une position sclérosée, agonisante aux abords de son flux sanguin. Face à cette vision spectrale, numéro 41, toujours très calme, lui demande si elle l’entend. Kaori, aux contours plus précis maintenant, lui répond par l’affirmative. Mais elle reste peinée, car malheureusement, elle ne peut le voir. L’adolescent, dans un vent de panique, lui agrippe les épaules, bien réelles et charnelles, et lui fait comprendre qu’il est là, juste à ses côtés. Mais tout est obscur pour la jeune fille et, expirant son dernier souffle imaginaire, elle s’effondre crûment sur le torse de son amant. Tetsuo sent que tout est fini, que cet être si cher à ses yeux a maintenant disparu, qu’il n’est plus, même s’il peut encore enlacer son corps dans ses bras affermis. Il l’embrasse alors très fort et prononce pour la dernière fois son prénom, sous un ciel devenu subitement sombre, comme si cet ultime échange avait duré des minutes entières.
De son côté, Joker pète un câble, il ne peut pas réparer la machine sous cet éclairage nocturne. Kaneda perd d’ailleurs patience et décide d’aller au stade retrouver Tetsuo (réaction étrange vu qu’il y a quelques pages, il souhaitait porter secours à Kei). Selon lui, il faut attaquer tout de suite, pendant qu’il ne contrôle pas totalement son pouvoir. Notre adolescent s’imagine-t-il que, lors de sa récente confrontation contre numéro 41, ce dernier retenait ses coups par manque de contrôle, et non parce qu’il ne voulait lui faire de mal? À ce niveau-là, ce n’est même plus de l’ingénuité, mais bel et bien un entêtement schizophrénique: Kaneda continue de nier l’évidence. Il décide donc de se rendre au stade, et ordonne au clown de ramener Akira chez Miyako. Une case intempestive nous montre alors le mutant réagir, tournant son visage sur la droite, comme s’il percevait un hypothétique appel. Joker conteste, ne voulant rester à l’écart. Mais Kaneda lui affirme que c’est un problème personnel entre lui et Tetsuo, réitérant cette posture qui nous pousserait à croire qu’il souhaite encore s’entretenir avec lui d’homme à homme. Mais le clown hausse le ton, il refuse de se convertir en une banale baby-sitter, il désosse brutalement son engin et déclare qu’il viendra avec lui. Pendant ce temps, Akira se dresse, pointant toujours son anatomie sur cet horizon incertain, et commence une marche hypnotique. Son absence totale de regard nous laisserait supposer qu’il n’y a aucun vacillement dans sa démarche, aucune ambiguïté dans sa destination, aucune hésitation dans la direction à prendre. Kaneda l’interpelle, mais le mutant maintient son allure, langoureusement. Notre jeune décide alors de le suivre. D’un geste vivace, Joker soutire la mitraillette de son engin et court prestement jusqu’à eux.
Pendant ce temps, Tetsuo se fraie un chemin sur les décombres poussiéreux, il porte Kaori dans ses bras. La bouche entrouverte, la jeune fille donne vraiment l’impression d’être toujours en vie, mais l’inertie de son humérus contredit très vite cette sensation. Les yeux clos, numéro 41 semble concentré dans sa tâche, il est alors convoyé par une douce introspection. L’obscurité de l’environnement rend leur corpulence resplendissante et aphone pendant que l’entrelacement de leurs membres conforte leur attachement passionnel. Ils s’éloignent du stade Olympique derrière lequel se dresse une masse nuageuse digne d’une prochaine tourmente. Sous la pénombre d’un édifice en ruine, Ryu observe la scène. Son regard suit la démarche imperturbable du jeune homme qui file en direction de l’ancienne base militaire. Cette dernière s’expose dans son cadrage le plus connu, mais sous un contraste inquiétant telle une allégorie de l’éternel retour. Au temple de Miyako, les dégâts sont considérables, l’architecture du bâtiment est très endommagée, les victimes se comptent par centaines. C’est dans un hall rempli de sang et de cadavres que la prêtresse vient faire l’état des lieux, elle ordonne à ses moines de ne s’occuper que des vivants. Elle rejoint ensuite les deux autres mutants dans une pièce à part. Kiyoko semble être très mal en point, elle est reliée par des électrodes à une machinerie complexe, ce qui prouve qu’elle fut très affectée par le récent bombardement américain, mais aussi par les tirs suspects de Floyd. Elle réclame d’ailleurs des médicaments. Malheureusement, l’entrepôt a été détruit et la vieille n’a plus que quelques gélules en sa possession. Dans un panorama convulsif, elle nous démontre sa contrariété, car elle sait pertinemment que ce sera trop peu pour mener une nouvelle attaque. Elle prend contact avec Kei.
Et nous revoyons cette dernière, assise sur les ruines du stade, au côté du colonel. Elle entre en connexion et se met à parler toute seule, le militaire reste pantois. Kei demande alors où se trouve Tetsuo. Nous n’entendons pas la réponse de numéro 19, mais la jeune femme offre un faciès angoissé en l’écoutant. Au temple, la prêtresse lui annonce que le temps leur est compté à cause d’une pénurie de stupéfiants. Kei s’interroge ensuite sur Akira. Une vignette ombragée, nous montrant le mutant accompagné des deux adolescents discutant, énonce explicitement la réponse. La jeune femme s’inquiète, si Kaneda est proche d’Akira, c’est qu’il est en danger. Mais la vieille lui fait clairement comprendre que peu importe qui est là, au moment venu, elle ne devra pas hésiter. Kei acquiesce et se déconnecte de la conversation. Elle sursaute de retrouver subitement le colonel face à elle. Ce dernier prétend avoir toujours su qu’elle avait ça en elle. Évident, il se trouvait quand même aux premières loges lorsque Kiyoko la manipulait à sa guise dans son QG. Il l’interroge alors sur les mutants: «ils vont bien». Il prend des nouvelles d’Akira: «pour l’instant, c’est stable». Et, sous un regard plus troublant, il lui demande pour Tetsuo...
Incroyable! Le colonel ne vient pas de nommer son jeune poulain numéro 41! Je ne sais pas pourquoi cela me perturbe, car le militaire l’interpella à maintes reprises par son prénom, notamment dans le QG ou dans les sous-terrains avant l’éveil d’Akira. Mais il le faisait en générale lors d’altercations musclées, lors de face à face explicite, ou durant des moments de tensions évidentes entre lui et l’adolescent. Sinon, au quotidien, au travers d’élocutions neutres ou lorsqu’il le mentionnait à un tiers, toujours, il prononça le numéro. Et à cet instant, alors qu’il parle de lui à la troisième personne, il emploie les idéogrammes, et ça me perturbe. J’y ressens ici une profonde abnégation de la part du militaire, comme s’il avait décidé de cesser toute intervention contre le jeune, comme s’il venait de se défaire de toute responsabilité envers ce dernier. Ou plus simplement, le colonel vient de jeter l’éponge! Donc, il lui demande pour Tetsuo, et Kei, offrant ce même faciès angoissé, lui répond silencieusement: «Tetsuo Kun, maintenant est...» La case adjacente nous montre alors numéro 41, soutenant toujours Kaori dans ses bras, tangenter la direction que lui indique son ombre. Il pénètre dans la chambre froide et se trouve devant la capsule cryogénique où sommeilla Akira pendant plus de trente années. Ceci n’est donc plus une allégorie, mais bel et bien un retour aux sources, et je reste cependant dubitatif sur les angoisses ressenties par Kei.
Kaneda et Joker sont toujours en train de suivre Akira. Ce premier est d’ailleurs exacerbé par l’insensibilité relationnelle dont fait preuve le jeune môme. Il se doute bien que quelqu’un l’appelle, mais il ne peut savoir qui. Pourtant, depuis le stade Olympique, Akira avait bien pointé du doigt Tetsuo. Mais Kaneda n’eut le temps de faire le parallèle, surtout à l’approche du rayonnement de Floyd. Après une conversation stérile avec le clown sur les différentes manières de communiquer, comme si c’était une thématique primordiale de l’œuvre, une silhouette fait son apparition au fond de la rue. Joker réagit et braque sa mitraillette sur l’horizon. Mais c’est Chiyoko qui présente sa musculature, toujours aussi attentive et bien armée. Elle se surprend de retrouver le jeune homme, car la dernière fois qu’elle le vit en vie, c’était sur les quais juste avant la destruction de Néo Tokyo. Notre adolescent se réjouit de la voir en pleine forme, car pour lui, elle était dans un état comateux grave. Obasan apprend à Kaneda qu’elle le cherchait, parce que Kei s’inquiétait de son imprudence. Cependant, malgré ces conversations languissantes, Akira n’arrête pas sa démarche paramétrée. Il poursuit sa progression au travers de panoramas tout aussi féeriques qu’apocalyptiques de par leur composition, leur photographie, leur sinistre beauté. Ils passent devant le stade Olympique, mais le jeune môme continue d’avancer pour finalement pénétrer au cœur de l’ancienne base militaire. Décidément, notre mutant perçoit parfaitement les appels de numéro 41.
Pendant ce temps, au large des côtes, une flopée de canoës récupèrent les survivants du récent désastre vécu par la flotte américaine suite à la chute du satellite Floyd. Tous sont rapatriés jusqu’à une frégate avoisinante dans une succession de cadrages sombres et oppressants. Non loin, le porte-avions poursuit sa descente aux enfers sous le regard consterné de Mike et Bernardi qui nous fait subtilement comprendre que l’amiral, le haut chef des armées, resta à l’intérieur du navire afin d’y suivre la même destinée.
Au monastère, Miyako a rassemblé ses meilleurs disciples, à vrai dire les seuls rescapés, vu que pas mal d’entre eux ont trouvé la mort durant la destruction. Elle est parfaitement consciente qu’ils n’ont pas un pouvoir équivalant à celui des mutants, mais ils savent l’utiliser. Ces moines serviront de bouclier à numéro 25 et 27, ils ont été entraînés pour ça. Les deux enfants, toujours très silencieux et attentifs, se surprennent. Et sur une succession de cadrages panoramiques, le visage de Miyako se contracte, il se crispe. Elle annonce que la mission de ses disciples va au-delà de la mort, et qu’elle leur a déjà présenté ses condoléances les plus sincères. La vieille est donc parfaitement consciente de ce qu’il va se produire, elle envoie clairement ses adeptes au fourneau et stipule même qu’elle les a entraînés pour ça. Au final, après une simple remémoration, on voit que numéro 19 envoya bon nombre de personnes au fourneau, en toute connaissance de cause: Sakaki et ses consœurs, on pourrait presque dire Nezu, Kei, ses meilleurs élèves... Cela me fait involontairement penser à la phrase qu’énonça l’amiral aux scientifiques sous un air autoritaire: «le succès justifiera les pertes». On a l’impression que Miyako fonctionne avec la même logique. Les Américains souhaitaient éliminer Akira, ce fut un échec absolu et les pertes furent énormes. Du côté de la prêtresse, les pertes sont déjà colossales, et quel sera son succès? Mais surtout, quel succès cherche-t-elle? Cette dernière prétend vouloir utiliser l’énergie de Tetsuo pour porter un coup fatal sur Akira. Mais ceci ne peut être certain.
Dans le passé, elle fit tout pour réveiller numéro 28, elle sacrifia même Nezu pour ça. Ensuite elle fit tout pour récupérer le mutant, elle sacrifia Sakaki, Mozu et Miki pour ça. Maintenant, elle devrait sacrifier Kei et ses meilleurs disciples pour éliminer Akira? Cela n’a aucun sens. De plus, et il ne faut surtout pas l’oublier, ce sont ses propres dires, mais Miyako fut conçu pour ouvrir la voie aux numéros 20. Ceci est dans ses gènes, cette mission se trouve greffée au cœur même de ses chromosomes. Le succès qu’elle recherche, donc, va au-delà du numéro 20. Peut-être dans sa continuité, peut-être dans son prolongement, ou pourquoi pas dans sa consécration. Si les Américains sont prêts à sacrifier des centaines de personnes pour en éliminer qu’une seule, comme l’exige la grande tradition hollywoodienne, on pourrait presque dire que c’est leur problème... Mais Miyako n’est pas comme ça, elle ne répond pas à cette logique. Jadis, alors qu’elle avait à peine dix ans, elle mourut pour accomplir sa mission, et ce fut un succès: les numéros 20 virent le jour. Aujourd’hui, elle est prête à sacrifier la vie de ses disciples, celle de sa fille adoptive Kei, et probablement la sienne, pour s’octroyer d’un second succès, pour se faire actrice de cet accomplissement qui changera la face du Monde. Mais lequel? L’énoncé de Miyako n’est peut-être finalement pas à prendre au premier degré, les palabres la constituant comportent sûrement une esthétique qui leur est propre. Mais nous, spectateurs passifs de cette saga, ne possédons pas cette rhétorique évasive et subliminale si chère à la vieille. Il nous est donc difficile de comprendre, à ce niveau de lecture, ce qu’elle recherche en voulant utiliser l’énergie de Tetsuo pour porter un coup fatal sur Akira.
L’environnement s’éclaircit alors subitement, un plan séquence nous montre les moines prendre place autour du lit de Kiyoko et du fauteuil de Masaru. Cette première n’a d’ailleurs plus ces électrodes sur le front. Oubli de la part d’Otomo, ou fut-elle réellement déconnectée pour mener à bien sa mission? Bref, tous sont en position de méditation, la vieille est toujours debout et confirme la mise en place de ce bouclier. Elle s’agenouille ensuite, difficilement, dépose sa canne face à elle et conforme son corps dans un maintien identique à celui de ses disciples. Numéro 25 et 27 dévisagent le fractionnement de sa gestuelle. Au stade, Kei réagit, elle regarde le colonel, et lui affirme qu’elle doit y aller.
Dans la base secrète, nos trois protagonistes continuent de suivre l’avancée inconditionnelle d’Akira. Ils arrivent alors aux pieds du monte-charge. Joker est interrogatif. Kaneda sourit, cela lui rappelle ses escapades passées. Soudain, une voix résonne des profondeurs, et Ryu fait son entrée en scène. Chiyoko est surprise, et le visage de Kaneda est tout simplement hilarant. L’ancien anarchiste était quand même le principal prétendant de Kei à l’époque, et il est toujours, pour notre héros, son unique rival. Ryu leur révèle alors que Tetsuo se trouve en bas du tunnel, et qu’il portait une fille dans ses bras. Kaneda réagit et pense tout de suite à Kei. Mais c’est vraiment sous-estimer Ryu qui lui affirme que ce devait être une réfugiée qu’il avait comme animal de compagnie. Face à ce nouveau contexte, Obasan émet ses doutes sur le fait de poursuivre la descente avec Akira: c’est comme «se jeter au feu avec une bombe sur le dos». À croire que nos protagonistes se sentent capables de décider si Akira doit les suivre ou non, alors que cela fait une heure que ce sont eux qui le suivent aux pas. Ryu suit Tetsuo comme un petit chien! Kaneda, joker et Chiyoko suivent numéro 28 comme des petits chiots. Et c’est Kaori l’animal domestique?? J’ai toujours aimé comment homo sapiens, parfois, savait subtilement se défaire de sa condition. Bien évidemment je délire, elle était facile, et je m’excuse, mais je ne pouvais m’en empêcher! Car en fait, ce qui est déconcertant dans cette scène, ce ne sont pas ces billevesées cynologiques, mais bel et bien la réplique de Kaneda à cette mise en doute d’Obasan: «Il paraît qu’on peut éteindre des incendies pétrolifères avec de la nitro». Depuis quand notre jeune badass joue-t-il avec la métaphore? Depuis quand donne-t-il l’impression d’être impliqué dans ces préoccupations tangibles qui l’entourent? Et de plus, il dit cette phrase avec tant de décontraction, tant d’assurance, que ça en devient presque irréel. Après un colonel qui nomme numéro 41 «Tetsuo» pour clairement annoncer sa retraite, voilà Kaneda qui se fait le scribe d’Héphaïstos pour judicieusement s’immiscer dans la bataille finale. Cela ressemble fort bien à une passation de pouvoir.
Sur une succession de cases silencieuses, un plan séquence balade nos pupilles dans les entrailles suffocantes des sous-terrains pour les guider jusqu’à cette cloison blindée entrouverte. Au-delà de son ombre, une légère brise se fait perceptible, elle ondule sa mouvance incertaine vers les prémisses de la chambre froide. La capsule cryogénique se dévoile alors dans un cadrage oppressant, la lumière est tellement faible que l’on distingue à peine les katakanas d’Akira écrits au-dessus de son sas. Tetsuo est là, perché sur ce dôme métallique qui servit de couche à numéro 28, il est avachi, amorphe, on le sent exténué. Aucune trace de Kaori. La fine brise pénètre délicatement dans la chambre froide, notre héros reste stoïque, impassible, concentré. Et Kei se dresse soudainement devant lui, elle le dévisage d’un regard cuisant. Tetsuo réagit, paisiblement, et converse avec la jeune femme. Cette dernière lui apprend qu’Akira et Kaneda sont en chemin. La main droite de Tetsuo se met promptement à trembler, de façon spontanée. L’adolescent l’observe, il s’interroge, donne l’impression de douter de son existence.
Je me rappelle alors de cette sublime vignette de numéro 41, visuellement insupportable, nous montrant la dilacération de son bras droit suite aux tirs répétés de SOL. Au travers d’une composition Fibonaccienne, la main vacante, détachée de sa corpulence, n’était plus, et pourtant, on ne voyait qu’elle, déféquant sa propre souffrance. Je me rappelle de ce cadrage serré, baigné par une candeur phosphorescente, où Tetsuo, assis, interpella Kaori. Les protubérances boursouflées de son bras droit étaient là, mais le jeu de lumière était tellement bien maîtrisé qu’elles avaient fini par disparaître de notre champ de vision, totalement diluées dans sa trame. Finalement, le bras droit de Tetsuo semble être ceci, quelque chose qui est et qui n’est pas à la fois, quelques chose de visible et d’invisible en même temps. Et à cet instant, numéro 41 regarde sa main trembler avec cette même confusion, comme si elle n’existait pas malgré la sensation tangible qu’elle lui procure. Cela me fait penser à ces soldats qui, durant la guerre, ont perdu un bras et continue, pendant des années, à sentir une douleur à ce membre chimérique. Voilà ce qu’est le bras droit de Tetsuo, ce n’est qu’une simple métaphore. Peu importe qu’il se fasse arracher du reste de son corps, peu importe qu’il ait une apparence robotique ou cybernétique, peu importe qu’il ressuscite par un doux miracle. Ce bras droit, intrinsèquement inexistant, n’est qu’une analogie, il n’est que l’analogie des souffrances de numéro 41, il n’est que la matérialisation palpable de ses tourments, il n’est que l’artefact inconditionnel de ses douleurs.
Kei ressent d’ailleurs très bien ces vibrations sensorielles. Numéro 41 s’agrippe vigoureusement à son biceps, il divulgue un sourire amer pour masquer ses supplices qui eux, existent, et il émet un funeste gloussement. La jeune femme l’observe scrupuleusement, nimbée d’un contrôle de soi absolu. Mais Tetsuo commence à crisper sa mâchoire, à disloquer ses orbes oculaires. Son front démesuré se tapisse d’une sueur scintillante. Il demande alors à Kei si elle sait ce qui lui arrive, si elle sait ce qui se passe dans son corps.
De leur côté, nos quatre intrépides poursuivent leur descente le long des escaliers du tunnel. Akira est toujours là, mais ne devance pas le cortège. C’est alors qu’ils aperçoivent l’élévateur qui n’a pas dû bouger depuis l’activation de l’alerte de code 7. Kaneda, joyeux, s’empresse de monter dessus afin de voir comment le mettre en marche. Mais n’y connaissant rien, il fait très vite appel à Joker.
De nouveau dans la chambre froide, Tetsuo hurle d’un rire forcé. Kei est toujours devant lui, imperturbable. À ce stade, il est impossible de savoir si elle a répondu ou non à la récente question. Mais numéro 41 aligne les sentences: «elle a dit que c’était ma mission»... «elle m’a piégé»... «elle est venue récoltée»... «elle, la vieille Miyako...» Son épaule se bouffit alors, son visage se contorsionne violemment, il souffre, mais tente de supporter, tâche de se maîtriser. Sous des hurlements saccadés, sa colonne vertébrale s’incurve, son torse s’affaisse sur la paroi fissurée de la capsule, sa main droite se boursoufle, l’air lui manque, mais il parvient malgré tout à susurrer, d’une sonorité huileuse: «Ka... Kaneda». Son corps commence silencieusement à muter, il beugle de toute sa résistance, et ses pupilles résignées nous prouvent qu’il ne pourra pas tenir longtemps. Alors il endure et, de sa bouche baveuse et horrifiée, tente de donner une suite à ses palabres: «aide-moi...» Au travers de son regard distendu, amplifié par cette monochromatie lumineuse, on sent tout le désespoir du jeune homme. N’ayant plus Kaori à ses côtés pour l’apaiser, il ne reste plus que son meilleur ami pour lui venir en aide. Et l’implorer est devenu sa seule issue, son seul remède, son unique solution. Kei se met rapidement sur le qui-vive, arborant une posture déterminée. Et Tetsuo explose, sa chaire se tuméfie, se dilate et fait valdinguer le plafond de la chambre froide.
Glacés par ce récent vacarme, Kaneda et Chiyoko s’interrogent, pendant que Joker essaie de mettre en marche la plate-forme. Mais il est soudainement surpris par l’éclosion d’artefacts électriques. L’élévateur s’active alors, tout seul, et commence sa langoureuse descente. Akira amorce quelques pas taciturnes, Ryu l’observe, intrigué. Et le jeune môme se positionne au bord du monte-charge, il nous exhibe un sourire et une joie faciale que jamais nous ne vîmes auparavant. Cela en est presque angoissant.
À plusieurs reprises, numéro 28 nous divulgua un visage ou une posture dérangeante lorsqu’il sembla se connecter à Tetsuo. J’omettrais le tête-à-tête dominateur du mutant juste après son réveil, car la surprise de le voir pour la première fois supplanta toute autre émotion. J’omettrais aussi ses retrouvailles face à numéro 41, juste après l’éradication de Néo Tokyo, où il nous présenta ses joues en larme. Son regard attristé était perturbant, mais devait plus être corrélé à sa récente manifestation qu’à cette subite connexion avec l’adolescent. Par la suite, après la mise en place du Grand Empire, Akira se montra totalement indifférent aux comportements et aux humeurs de Tetsuo. Indifférent lorsque ce dernier s’agenouilla face à lui lors d’une cérémonie populaire. Indifférent lorsque ce dernier se goinfra de gélules pour calmer ses affres pendant que lui s’amusait à faire léviter des cailloux. Indifférent, assis sur son trône, pendant que ce dernier alimenta son peuple déchu. Indifférent, en train de patauger dans l’eau, pendant que ce dernier hurlait d’agonie pour résister à la tentation. À vrai dire, et j’omets volontairement ce regard embarrassant et horrifique qu’il nous présenta après le premier délire de numéro 41, c’est véritablement à la suite de l’abandon des cachetons par ce dernier qu’Akira nous dévoila toute sa connectivité avec Tetsuo. Durant cet instant, il dénota une posture et un visage qu’on ne lui connaissait pas et on sentait, invariablement, que quelque chose était en train de changer. Après ça, l’exhibition de son faciès intrigant ne cessa de s’exposer à nos yeux consternés. Juste avant la crise de Tetsuo, alors qu’il sustentait une soupe froide, le mutant avait soudainement braqué son visage sur sa gauche, dévoilant une pupille pénétrante: perturbant. Après cette même crise, c’est lui-même qui accueillit numéro 41 de son extirpation du courant, en lui léguant un sourire sincère et des paroles silencieuses: déconcertant. Suite à leur petite distraction sismique, le jeune môme mordit l’adolescent d’un regard à la fois vigilant et protecteur: glaçant. Après le grand rassemblement, alors que Tetsuo se confrontait à sa première mutation, numéro 28 se redressa et l’observa de son iris malaisant: intrigant. Durant son affrontement contre Kei, alors émancipé de toute douleur, l’adolescent avait fait réagir Akira qui énonça une phrase tout aussi troublante que son portrait dilué dans une trame ondoyante: traumatisant. Après la mort officialisée de Kaori, le jeune môme s’était subitement mis sur pied pour amorcer une marche sans ambiguïté ni vacillement afin de rejoindre son homologue: surprenant.
Et à cet instant précis, alors que la chair de Tetsuo est en train de se tuméfier, Akira nous exhibe un sourire et une joie faciale que jamais nous n’aperçûmes auparavant. Cela est d’autant plus angoissant que ce n’est pas la première fois que numéro 41 mute. Il le fit, involontairement, suite à l’attaque de Joker à l’extérieur du stade; il le fit, volontairement, face à un Yamada désabusé, à l’intérieur du stade. Et jamais nous ne vîmes Akira réagir lors de ces deux transformations. Or, pour cette présente métamorphose, oui il réagit, oui il divulgue un visage intrigant, oui il se passe quelque chose. Ce qui pourrait nous laisser croire que cette nouvelle mutation est singulière, et que nous ne verrons peut-être plus jamais Tetsuo sous son apparence «humaine». Bref, et ceci ne fait donc plus de doute, mais c’est bel et bien Akira qui mit en fonctionnement la plate-forme afin de répondre aux appels de l’adolescent boursouflé.
Un sentiment de perplexité nous envahit en contemplant la page-titre de l’épisode 111 sorti le 8 janvier 1990 dans Young Magazine: les petites lunettes rondes de Miyako, ébréchées, traînant sur un parquet recouvert de débris. À la vue de cette image, aérée mais oppressante, on ne peut s’empêcher d’y voir la mort prochaine de la prêtresse. Difficile cependant d’imaginer cet évènement révélé dans les planches de ce présent chapitre, vu que le cœur de l’action se situe actuellement aux portes de la chambre froide. De plus, en observant cette monture détériorée, je ne peux m’empêcher de penser à cette paire de lunettes que nous contemplâmes dans l’épisode 9. Cette dernière appartenait au médecin de garde de l’hôpital militaire qui avait été déchiqueté par Tetsuo, lorsque celui-ci s’évada. Cela avait d’ailleurs été son premier carnage. Par une banale et furtive analogie, trop simple peut-être, j’y vois ici, dans cette présente page-titre, son dernier. Plus qu’une prémonition donc, cette illustration est une véritable anticipation de ce qui va advenir: Miyako va mourir, très prochainement, de la furie déprédatrice de numéro 41. Entre cette mort annoncée, le récent sourire angoissant d’Akira, l’hypothétique singularité de la mutation de Tetsuo, son potentiel dernier carnage, on sent que l’histoire arrive à son climax et que l’on est tout proche de sa fin.
Pendant ce temps, Tetsuo continue de tuméfier son corps, il a maintenant l’apparence d’un nouveau-né, les yeux clos, la bouche entrouverte, identique à ce qu’il était le jour de sa naissance. Sa main droite se plaque contre le sol, poussant Kei à esquiver l’impact pour se réceptionner sur de la tuyauterie. Miyako prend alors la parole avec fermeté, et affirme que l’ego du jeune vient de s’effondrer, confirmant de ce fait la singularité de sa récente transformation. À l’écoute de ces mots, numéro 41 réagit, ouvre délicatement ses paupières, et commence à hurler, d’une voix stridente, le nom de «Miyako», accentuant volontairement sur le dernier syllabaire, comme s’il venait de soudainement sentir la présence de la vieille. Sur le monte-charge, Akira hurle à son tour cette même sonorité, ce même vocable, à la surprise de nos trois compères. À la lecture séquentielle des casses, on serait en droit de penser que l’action de Tetsuo engendra une réaction chez le mutant, mais je considère plutôt que nos deux jeunes sont en résonance, en parfaite synchronisation. Et numéro 28 rehausse la voie, intensifie son crie saccadé, vide sa cage pulmonaire avec vigueur poussant Tetsuo à se dresser toujours plus pour hurler toujours plus haut. Ce dernier, déséquilibré par sa masse opulente, finit par glisser sur la capsule cryogénique et s’effondre au sol sous un vacarme tubulaire. Kei observe ce spectacle déroutant et tâche de rester concentrée malgré l’émotion qui traverse son regard. Le corps embryonnaire de numéro 41 tente de se relever, et il prolonge son cri inculpatoire: «Miyakooo».
Kei se redresse et, semblant deviner ce qui pourrait se produire, lui promet qu’elle ne le laissera jamais aller jusqu’au temple. À croire que la jeune femme ne comprend pas l’amalgame perceptif qui tourmente Tetsuo à cet instant. L’adolescent pointe d’ailleurs très vite ses paupières morbides sur Kei et lui propulse avec vigueur un jet de matière charnelle. Par ce geste, on se demande s’il lui somme de se taire, ou s’il souhaite frapper de plein fouet la prêtresse dont il ressent indéniablement la présence. Ceci dit, sur une succession de cases véloces et silencieuses, Kei parvient à éviter les coups et se réceptionne alors face à une toile des plus traumatisante, face à une fresque murale des plus bouleversante, face à un visuel que seul Otomo peut exhausser (avec Tabakatake à l’arrière-plan!) Sur deux tiers de page, imbibée par une trame uniforme, la corpulence poisseuse de Tetsuo se recroqueville dans une posture gerbante et illisible. Ses membres sont à peine discernables, sa colonne vertébrale est très bien marquée, son cou semble distordu, ses paupières sont tout juste entrouvertes, et de sa bouche alvéolée s’extirpe à nouveau sa requête: «Kaneda, aide-moi...» Même dans cet état fœtal, même avec son ego effondré, on sent numéro 41 tiraillé par les émotions. Il passe d’une haine viscérale envers Miyako au supplice inconditionnel de son ami. Il en veut à la vieille d’avoir fait de lui ce qu’il n’a jamais voulu être, et il implore son compagnon de le secourir, car lui seul peut accomplir une telle tâche... et Tetsuo le sait. Cette illustration est époustouflante, son absorptivité, embellie de détails autosuffisants, lui confère une beauté intrinsèquement pathétique, une enjolivure qui frise l’absurde. Et même sans une camera positionnée en contre-plongée, elle nous montre toute la grandeur de Tetsuo, toute sa complexe fragilité, toute sa sibylline vulnérabilité. C’est comme si le jeune prenait volontairement l’apparence d’un nouveau-né pour nous déballer, sans vergogne, tous ces qualificatifs dignes d’une espèce humaine.
Depuis le monte-charge, Kaneda observe le bout du tunnel, on le sent anxieux, comme s’il percevait la requête de son ami. Derrière lui, Ryu porte une fiole de whisky à sa bouche. Leur furtif jeu de regard échangé peut sembler comique, on a vraiment l’impression d’entendre Kaneda se dire: «Kei mérite mieux que ce poivrot». Pauvre Ryu, depuis la destruction de Néo Tokyo, il sombra dans l’alcoolisme et ne put visiblement en ressortir. Mais ici, sur l’élévateur, face à ces écorchures métalliques qui abondent sur la plate-forme, il repense à son pote qui fut tué par cet espion que j’avais qualifié comme étant le personnage le plus insipide de l’histoire. C’est fou, on avait fini par l’oublier celui-là. Et cette crise nostalgique de l’anarchiste nous le remet en scène, poignardant avec fougue son collègue. Attristé, il déverse alors l’hydromel sur cette entaille galvanisée et acérée, se traitant d’incapable et d’inepte. Pauvre Ryu...
Pendant ce temps, dans la chambre froide, Tetsuo et Kei s’affrontent violemment. La jeune femme se prend de plein fouet une attaque qui convulse son corps sous un dôme d’énergie sombre. De leurs côtés, Masaru, Kiyoko et Miyako tentent de résister afin d’offrir une brèche à Kei pour qu’elle puisse s’échapper. C’est ce qu’elle parvient à faire et s’éjecte dans les airs au moment même où le monte-charge arrive à son terminus sous une huée de vapeur. Dans sa chute, la jeune femme percute la capsule et s’écrase au sol, on la sent très affectée, la masse fœtale semble se rapprocher d’elle. Elle décide alors de pénétrer dans l’enceinte de Dewar et se tétanise à la vue de son corridor glauque et oppressant. Au bout du couloir on y aperçoit d’ailleurs Kaori, avachie contre la paroi, convertissant son sommeil éternel en un sommeil cryogénique. C’est sûrement pour cette raison que Tetsuo la planqua ici même, il devait s’imaginer, par un pieux symbolisme, qu’elle pourrait continuer de vivre et ainsi préserver sa douce jeunesse. Kei poursuit son avancée au cœur de la capsule, elle croise le corps de la fille qu’elle voit pour la première fois. Derrière elle, un conglomérat charnel et visqueux la scrute d’un regard inquisiteur, comme s’il ne fallait surtout pas déranger Kaori durant son sommeil. Des pédoncules musculaires se rapprochent très vite d’elle, et Kei se retrouve coincée contre les parois, sans aucune possibilité de s’échapper.
Mais soudainement, Joker entre en scène et commence à faire parler sa mitraillette, perforant l’omoplate de Tetsuo, le poussant ainsi à rebrousser chemin et à extraire ses pédoncules de l’enceinte. Kaneda s’introduit dans la chambre froide et observe ce spectacle avec stupeur. C’est alors qu’Akira se met à crier, dévoilant le visage d’un mioche capricieux qui porte presque à sourire. Ryu et Chiyoko se surprennent, et subodorent que la situation peut se compliquer si le jeune mutant reste là. La première ordonne donc au second de partir avec l’enfant, en n’oubliant pas de lui donner un flingue au cas où. Encore un geste et une décision qui prouvent bien que tous, ici, ne comprennent rien à ce qu’il se passe; tous sont à mille lieues de discerner quoi que ce soit. Finalement, et c’est normal, nos protagonistes ne peuvent agir qu’avec les moyens qui sont à leur disposition. Bref, Ryu s’éloigne avec le jeune môme pendant que Joker poursuit avec fureur son mitraillage. Tetsuo reçoit les salves en pleine tête, hurle silencieusement, et ouvre brusquement les yeux, braquant ses pupilles dans une direction bien précise. Un cadrage aérien nous montre son point de vue, et ce sur quoi son attention se polarise: le clown qui vide ses cartouches avec ferveur; Chiyoko qui pointe son arme, mais n’ose tirer; et surtout Kaneda, immobile, sclérosé, ankylosé, tétanisé. La focale s’approche de son visage rongé par l’incompréhension, de sa mâchoire crispée par l’impuissance. Tetsuo le mord toujours du regard, et crie, de manière saccadée, le prénom de son ami. Posément, son corps commence à se diluer, une épaisse fumée s’extrait des ports causés par les salves à répétition. De sa main droite, il semble simuler une gestuelle qui invite à la compassion, un ressenti accentué par la douce contre-plongée de la scène. Joker a cessé ses tirs, comprenant leur inefficacité et observe avec stupeur, tout comme ses deux compagnons, le rapetissement progressif de ce fœtus dans une case devenue soudainement lumineuse.
À la page suivante, un triptyque phénoménal nous montre les visages de nos trois héros, dans un état cataleptique, bouche bée, ne pouvant émettre le moindre son. Face à eux et au vertige qui les statufie, Tetsuo retrouve sa forme humaine dans une vignette épurée, contredisant avec brio ce que le sourire d’Akira avait pu nous laisser croire: ce n’est pas sa dernière mutation! Ou peut-être que ça aurait dû l’être, mais une force mystérieuse est venue la contrecarrer, offrant à cette vignette vaporeuse un semblant d’espoir. Tout s’assombrit alors autour de Kaneda, son visage dégouline de sueur, il est effaré par ce qu’il voie. La parabole de ses orbes ne fait qu’accentuer l’incompréhension qui le tourmente. La blancheur de sa peau ne fait que confirmer le chagrin qui le paralyse. Il s’approche modérément de Tetsuo, ne le quittant pas des yeux. Ce dernier, à genou, dans une position de supplice, le nomme pour la dernière fois. Kaneda poursuit sa lente avancée, à sa peine vient s’ajouter un sentiment de colère qui exalte son profond désarroi, il ne peut croire que ce qu’il voit est son ami. Numéro 41 lui lance un regard empli de pitié et de désespoir, et lui demande, pour la dernière fois, de l’aider. Kaneda est estomaqué, Joker lui ordonne de se reculer pour en terminer au plus vite, mais le jeune ne porte aucune attention à ces directives, se focalisant uniquement sur son ami, sur son meilleur ami. Tetsuo est désemparé, il subodore que tout est fini, qu’il est foutu. Après avoir revécu sa naissance durant sa dernière crise, il donne l’impression de vivre, à cet instant, sa propre mort. Kaneda est envahi par l’impuissance, on sent qu’il voudrait faire quelque chose, mais qu’il ne sait pas quoi. Le clown poursuit ses injonctions, numéro 41 est à bout, son corps commence à se ballonner, il lève sa main gauche pour recevoir l’aide de son ami qui reste ébaubi, effrayé, horripilé par l’évidence.
Soudain, un plan séquentiel de trois cases nous montre Tetsuo, encore reconnaissable, la mâchoire grande ouverte, les pupilles dilatées, qui s’emborve d’une frayeur viscérale. Face à lui, Kaneda, désarmé, désorienté. Et de nouveau Tetsuo, le faciès strié par les boursouflures, les gencives atrophiées, les yeux plissés, qui tâche de se contenir. Ce dernier profil est visuellement insupportable, il enveloppe notre âme d’une souffrance et d’une douleur sans égale. L’espacement entre les incisives, cette bave qui fraie son chemin au travers de cette porosité cutanée, le mutisme du cri qu’il profère. Autant de détails qui nous montrent l’état de désespoir dans lequel se trouve numéro 41. On sent qu’il veut contrecarrer les forces qui le dominent, on sent qu’il veut résister à leur contrôle, on sent qu’il veut lutter contre l’inéluctable. Mais on sent aussi parfaitement qu’il est conscient qu’il n’en pourra rien, qu’il ne pourra s’opposer à une telle pression. Et son corps finit par grossir, dans un arrêt sur image hors norme qui nous plonge dans l’aberration. Kaneda est toujours scotché dans son inertie. Tetsuo, dilaté, tente en vain de supporter; la contracture de sa mâchoire et de ses phalanges en est une preuve irréfutable. Et l’adolescent écarquille les paupières pour fixer son ami bien droit dans les yeux et ainsi nous offrir un autre face à face mémorable. Lui, ballonné, le visage hachuré et dégoulinant, promulgue un dernier regard empli d’une incommensurable tristesse. Il sait qu’il va mourir, il sait qu’il ne reverra plus son ami, il sait que tout est fini, et sait aussi que cette amitié qui le lia à Kaneda fut cette force mystérieuse qui lui permit de tenir jusqu’à cet instant afin de lui léguer, peut-être, son dernier regret. Devant lui, son pote, asséché, le visage candide mais submergé par les mêmes supplices, demeure cependant plongé dans la confusion et dans la non-croyance en ce qu’il observe. Cependant, la précision scintillante de son regard nous montre que Kaneda, à cet instant, vient de cerner la souffrance intrinsèque de Tetsuo. Lui qui, durant son enfance et son adolescence, n’avait jamais perçu les affres de son ami, même lorsque ces derniers étaient palpables comme lors de l’accident avec Takashi, semble aujourd’hui les ingurgiter de plein fouet en contemplant cette masse amorphe qui se dessine devant lui.
En considérant ce diptyque, il me vient directement à l’esprit ce face à face que nous vîmes au milieu de l’épisode 7, sorti il y a 7 ans, quand nos deux jeunes s’étaient frictionnés suite à une bastonnade contre les clowns. Je trouve le parallèle déconcertant. Il est évident qu’Otomo esquissa cette présente dualité en repensant à celle de mars 1983, comme un clin d’œil. Cependant, je reste convaincu que lorsque Katsuhiro crayonna le face à face du septième chapitre, il le fit en totale connaissance de celui qu’il nous présente sur cette même page, car il savait comment tout cela allait finir, il savait que tout se terminerait ainsi. Ce jeu de regard est bouleversant, il annihile le temps et sa prolongation, et fait de cette planche de l’épisode 112 la plus traumatisante de toute l’œuvre. Je ne peux m’empêcher de pleurer à chaque fois que je la contemple.
Bref, le corps de Tetsuo explose, la morphologie qu’il prend nous dicte clairement que cette mutation, oui, sera sa dernière. Joker et Chiyoko se mettent à tirer instinctivement, et la masse poisseuse et débordante s’accapare alors de Kaneda qui demande de l’aide au clown dans une image directement inspirée par le film de 1988. Kei se trouve toujours dans le couloir de la capsule cryogénique, elle entend Miyako lui ordonner d’éloigner Akira au plus vite. Nous retrouvons d’ailleurs le jeune môme sur le monte-charge en train de pousser son cri, preuve qu’il est en parfaite connexion avec numéro 41. Ce dernier a maintenant l’aspect d’un fœtus, sa taille est telle qu’il perfore le plafond de son crâne dégarni. Joker et Chiyoko sont désabusés. Ryu tente de mettre en marche l’élévateur, et y parvient. Akira, de nouveau silencieux, l’observe avec intérêt. Le monte-charge commence son ascension et le mutant pousse de nouveau sa gueulante: «O, O, O, O...»
Kei se trouve maintenant à l’extérieur de l’enceinte, à la grande surprise d’Obasan qui ne s’attendait pas à la voir en ces lieux. Joker poursuit son mitraillage inutile, mais le sol commence à s’effriter, et il ne leur reste plus qu’une solution: la fuite. Tout se passe très vite, les cases réduites se succèdent avec ferveur, mais laisse quand même le temps à Joker de dire à Kei que Kaneda a été absorbé par ce monstre. Après pas mal de cabrioles, nos trois héros parviennent à s’extraire de la chambre froide. Dehors, le sas qui servait d’accès à la base secrète amorce son ouverture et finit par s’effondrer sur lui même. On y voit alors la masse sirupeuse de Tetsuo faire surface. Au travers des débris et de la poussière, on peut même y remarquer ses yeux clos et sa mâchoire entrebâillée. Depuis le monte-charge, les secousses se multiplient, tout s’écroule dans le tunnel. Akira est insensible à ce brouhaha et reste bien droit, tout en prolongeant son cri qui ne peut se faire entendre. Ryu est inquiet. À l’extérieur, la masse fœtale poursuit son élévation, et une illustration pleine page, phénoménale, nous montre le corps boursouflé de Tetsuo posé sur la capsule cryogénique. À la vue de cette image, le choc rétinien est violent, la prolifération des détails nous hypnotise et nous plonge dans une torpeur des plus délicieuse. Ce visuel n’a nul lieu d’être expliqué, il se suffit à lui même, c’est une œuvre d’art qui mérite uniquement d’être contemplée. Cependant, si je devais en donner une signification, tout de suite, comme ça, de manière brute, je dirais que dans son ultime désespoir, peut importe sa destiné, Tetsuo s’y rendra toujours au côté de Kaori. La porte de l’enceinte montre que l’inclinaison de la capsule est optimale pour que la jeune fille y reste bien à l’intérieur.
Une illustration éminemment apocalyptique pour introduire l’épisode 113 sorti dans Young Magazine le 5 février 1990. Nous y voyons la capsule cryogénique s’extraire du cratère avec une prestance quasi identique à celle de la dernière page du chapitre antérieur: même valse tubulaire, même harmonie structurale, même orientation spatiale, même position de son sas. Seul le corps globuleux de Tetsuo n’y apparaît pas à sa cime. Un visuel impactant qui inaugure l’épisode le plus court de toute la saga, avec juste 12 planches. Ce qui est amplement pardonné, tant la catalepsie imposée par ce dépouillement graphique est colossale et jubilatoire.
Sur le monte-charge, les secousses dues à l’éruption de la chambre froide se font de plus en plus sentir, Ryu en perd l’équilibre. Soudain, Akira, ballotté par une bise insoupçonnée, commence à rapprocher ses mains gantées l’une de l’autre. De sa bouche s’extirpe la même vocale saccadée et uniforme. L’ancien anarchiste est abasourdi, il comprend parfaitement bien ce qui se cache derrière cette gestuelle qu’il put contempler, jadis, depuis les quais. Numéro 28 hausse le ton, son regard se concentre sur la jonction de ses paumes, on perçoit la contraction musculaire de ses avant-bras. Au monastère, Masaru sursaute d’inquiétude, Kiyoko, de nouveau connectée à ses électrodes, s’exclame instinctivement «Il est trop tôt!» Ce qui laisse sous-entendre que ce qui est en train de se produire à cet instant précis ne doit tout justement pas se produire à cet instant, mais il n’empêche que cela doit se produire. Akira doit donc se manifester, pour la troisième fois, pas maintenant, mais il le doit. Cela me refait penser aux paroles de numéro 25 lorsqu’elle conversait avec ses confrères dans le QG de l’armée au début de l’épisode 19. Elle nous avait transmis comme un signal subliminal qu’Akira devait être l’artisan d’un accomplissement qui changera la face du Monde. Et on sent, à l’instant présent, que cet accomplissement est sur le point de se réaliser. Mais pourquoi est-il trop tôt? Et Miyako répond: «Tetsuo n’est pas encore dans sa phase finale!» Mais qu’est-ce qu’un Tetsuo en phase finale? Lors de son entretien passé avec numéro 41, la prêtresse lui avait affirmé que la consommation de drogue limitait le potentiel de son pouvoir. Elle lui avait d’ailleurs ordonné d’arrêter cette consommation, pour tout justement pleinement libérer ce potentiel. C’est ce que fit l’adolescent, et il commença à muter. Son anatomie ne pouvant supporter une telle quantité d’énergie, cette dernière devait sans cesse s’épandre vers d’autres corporéités. Toutefois, Tetsuo sut contenir cette énergie, soit en recueillant la douce affection de Kaori, soit en recevant au poitrail le dernier cri du génie génétique américain; soit en se transformant en un fœtus difforme, réminiscence de sa naissance et origine même de ses propres souffrances; soit en s’assujettissant à cette force mystérieuse que représenta son amitié avec Kaneda. Toujours, il sut dompter ce potentiel qui jamais ne put être pleinement libéré. Ce serait donc ça un Tetsuo en phase finale, un Tetsuo évanescent, déféquant inlassablement ce Pouvoir le contenant. Il ne faut pas oublier que le plan officiel de Miyako était d’utiliser l’énergie de numéro 41 pour éradiquer Akira. Ce qui laisse supposer que cette même énergie, une fois affranchie, serait apte à absorber le mutant. C’est peut-être pour cette raison que Kei, lors de son premier affrontement contre l’adolescent dans l’arène Olympique, tenta de le perforer. Par cette action musclée, elle pensait pouvoir pleinement libérer ce Pouvoir. Mais ce fut un échec. Ceci dit, nous savons tous que la vieille ne souhaite éliminer Akira, car les récents propos de Kiyoko sont formels: le jeune môme doit se manifester. Mais avant ça, il faut que la puissance de Tetsuo s’émancipe de cette masse embryonnaire. Sans quoi, et la prêtresse le souligne, la somme de leurs deux énergies pourrait être dévastatrice pour notre belle petite planète.
Au-dessus du cratère, Tetsuo se met à geindre cette voyelle singulière, il se redresse lentement et rapproche ses deux paumes l’une de l’autre, mimétisant à merveille la gestuelle et l’acoustique de numéro 28. Ce dernier est d’ailleurs toujours très concentré, des particules phosphorescentes s’agglutinent aux creux de ses mains, un spectre lumineux commence même à se dessiner. Sa posture symétrique est seulement entachée par cette banderole de poupée qu’il porte autour du torse. Une sphère énergétique se forme alors, le courant d’air semble sans cesse plus virulent et tout s’écroule aux alentours du monte-charge. Ryu est désespéré, il voit le sol s’éclaircir, il est à nouveau témoin de cet évènement qu’il vécut sur les berges du canal, avec ce jet incandescent et ces ombres projetées. Cependant, la scène ne se noie pas dans un mutisme aveuglant, car il ordonne au mutant de s’arrêter. Mais il est trop tard, la fournaise est en marche: Néo Tokyo is about to explode? De son côté, Tetsuo se présente en négatif. Baigné par l’opacité nocturne, il s’enrobe de faisceaux lumineux obscurs, comme s’il était le complément d’Akira, son inverse. Eh oui! si numéro 28 a un Pouvoir nihiliste, destructeur; Tetsuo, lui, à un Pouvoir constructeur: nous en fûmes témoins lors de son «little Big Bang». La combinaison de ces deux forces devrait normalement s’annuler, mais leur résultat pourrait être tout aussi catastrophique. Ce qui justifie pleinement les craintes de Miyako. Lorsque la vieille mentionnait qu’elle voulait utiliser le Pouvoir de Tetsuo pour porter un coup fatal sur Akira, elle sous-entendait très bien que ces deux formes d’énergie devaient se confronter. Cependant, en prenant conscience du désastre que pourrait provoquer une telle confrontation, et en appréciant un peu mieux le timing qui semble dominer l’exécution de son plan, on serait peut-être plus à même de penser en une complémentarité de ces deux formes d’énergie. Ce qui laisse présager, finalement, un coup fatal pour nos deux numéros. Désespéré, Ryu sort un flingue de sa poche et pointe l’arme sur Akira, il réitère sa requête: «Arrête!» Mais le mutant est sourd à toute semonce, il intensifie même sa concentration énergétique, accentue la vélocité de son vocable. L’anarchiste le mord du regard, il sut à grosses gouttes, intégralement noyé par l’indécision. Agrippée à la gâchette de son pistolet, sa main tremble comme une feuille morte. Il fixe Akira sur le point d’exploser, et ne peut plus se permettre d’hésiter. Il finit par tirer et perfore l’omoplate droite de numéro 28 qui cesse toute entreprise sous un cri silencieux. Miyako, Masaru, Kiyoko et même Kei perçoivent l’impact de la balle et restent sclérosés d’effroi. Un arrêt sur image sublime nous montre le jeune môme perdre l’équilibre. La dysthymie de ses contours buccaux et oculaires décrit parfaitement bien la douleur qu’il ressent. Lui, qui était hors de ce courant invariant; lui, qui était exclu de cette fatalité existentielle et de ce fait imperméable à toutes souffrances, semble, après cet impact, s’embourber dans ce flux vertigineux. Et on a l’impression qu’il aura fallu attendre ce coup de feu pour que ses confrères le perçoivent enfin! Derrière lui, Ryu observe cette perte d’équilibre avec contrariété, il se demande si son acte fut vain. Soudain, un énorme tuyau dégringole juste au-dessus de sa personne. Akira, lui, tombe au sol, inerte. Impossible de savoir s’il est mort ou vivant.
Dehors, la concentration énergétique entreprise par Tetsuo stoppe brutalement sa croissance, l’adolescent en écarquille même les yeux. Il dévisage ses paumes dénuées, donnant l’air de ne pas comprendre, comme s’il ne faisait plus qu’un avec numéro 28, sans pour autant en être conscient. Au temple, nos trois mutants sont en panique, Masaru et Kiyoko souhaitent immédiatement aller porter de l’aide à Akira. Mais Miyako leur interdit, car ils ne doivent surtout pas s’approcher de numéro 41. Mais ils n’ont plus le temps, il faut agir au plus vite, preuve que la manifestation du jeune môme doit se produire dans une instantanéité précise, et que cette dernière est l’objectif terminal de nos trois mutants. La masse fœtale de Tetsuo se dresse alors dans la nuit, elle pointe ses stemmates ballonnés en direction du monastère. La trame omniprésente qui la recouvre ne fait que renforcer la rugosité de son épiderme. La prêtresse ressent son regard, elle discerne son intention et, dans un cri de désespoir, annonce son imminente arrivée.
Après un tournoiement de feuille, nous nous retrouvons face à une illustration tout aussi apocalyptique que la page-titre de cet épisode, nimbée par le même dépouillement graphique, auréolée par la même frénésie jubilatoire. La capsule cryogénique, avec son sas orienté et positionné dans la bonne direction, se soustrait de la pesanteur sur un dôme de poussière albâtre. Au-dessus, numéro 41 modèle son corps dans une posture identique à celle qu’il arborait quand il se trouvait sur le satellite Floyd avant son impact contre le porte-avions américain. À croire qu’il mène ici son deuxième assaut, sa deuxième guerre, avec la même fougue et la même vivacité. Il s’approche de la caméra, lentement, son regard est spleenétique et posé, il est serein et confiant, mais il est aussi unanime et perturbant: il va la gagner cette guerre, il va la gagner pour lui, pour Kaori, ceci nous fut anticipé dans une précédente page-titre. Sans même proposer d’ellipse temporelle, nous nous retrouvons immédiatement face au monastère, détérioré et assombri par la trame. La sphère tubulée et Tetsuo nous apparaissent promptement de dos, sur un cadrage isométrique à nous faire tourner la tête. Entre cette absence de perspective et ce contraste volontairement accentué, nous perdons tout repère de distances et de volumes. La capsule paraît minuscule, ou le temple démesuré, mais un problème d’échelle rend cette image instinctivement vomitive.
Et le choc est imminent, la chambre froide vient percuter de plein fouet la toiture du monastère sous une sonorité âpre et tellement reconnaissable. Tetsuo a miraculeusement disparu du cadrage, ce qui nous laisse supposer qu’il a éjecté la capsule avec fougue et enthousiasme, comme si le corps de Kaori importait moins que la vie de Miyako. La sphère métallique s’écrase sur le plancher, générant désastres et chaos au cœur de l’arène. Le visage de numéro 41 réapparaît aux côtés de sa vocalise qui ne fait qu’accentuer la précision de son objectif. Dans sa chute, sa masse corporelle s’accapare instinctivement de quelques réfugiés se trouvant dans l’hémicycle. La vieille prétend que, n’étant plus en résonance avec Akira, il est invariablement attiré par son énergie et par celle des deux autres mutants. Je doute que la prêtresse ignore ou ne ressente toute la rancune que lui porte Tetsuo, mais il n’empêche qu’elle ne la mentionne pas. Et même si la déviation de ses propos peut paraître absurde (car elle n’a absolument rien à cacher à numéro 25 et 27), elle nous démontre encore une fois toute son habileté rhétorique. Bref, elle demande à Kiyoko et Masaru de se rendre auprès d’Akira, afin de l’aider à libérer son Pouvoir. Elle, de son côté, tentera d’en finir avec Tetsuo, ou tout du moins de le mener jusqu’à sa forme finale. Ce qui prouve qu’elle s’en sent parfaitement capable. Donc pourquoi a-t-elle envoyé Kei accomplir cette tâche, si elle aurait très bien pu le faire elle-même? Je repense alors à Kaneda qui s’était fâché contre sa compagne après son bain de purification. Il était persuadé que cette mission qu’elle venait de lui révéler ne concernait que les mutants, et qu’en aucun cas elle ne devait s’y impliquer. Même si notre jeune effronté avait eu cette réaction par simple amour pour Kei, il n’empêche qu’il mettait le doigt sur un point bien précis: pourquoi la vieille ne s’est pas occupée elle-même de cette besogne?
Dans tous les cas, Miyako est exaltée et catégorique, il faut libérer le potentiel d’Akira, quoi qu’il en coûte. Ce qui laisse présumer qu’elle est très confiante sur la conclusion de sa prochaine confrontation. Mais surtout, elle devient unanimement explicite sur l’objectif de son plan, elle nous le révèle enfin dans toute sa clarté gutturale: Akira doit s’éveiller, pour la troisième fois. Et même si on l’avait senti profondément peinée lors de la deuxième manifestation, on comprend que la configuration actuelle (un Tetsuo proche de l’effondrement) la rende plus propice à tant d’exaltation. De son côté, l’adolescent, ou tout du moins le fœtus biscornu qui le conforme, poursuit son désastre, endommageant toujours plus le temple. Les murs craquellent, le sol se fissure de toute part, et la salle où se trouve la prêtresse s’écrouler sur elle même, éjectant Masaru or de son fauteuil. Numéro 19 et 25 hurlent de détresse, et sur six vignettes véloces, zébrées et cruelles, les disciples de la vieille nous exhibent tout leur dévouement, se donnant la mort pour sauver l’enfant. Masaru va bien, juste un choc à la tête, il s’en remettra. Miyako semble perdre patience et appelle fermement Kei. Le portrait qu’elle nous offre pour accompagner son cri n’a rien d’exceptionnel, il est expressif à souhait. Mais je ne peux m’empêcher d’être traumatisé par l’obscure profondeur de ses petites lunettes rondes. Même si nous pûmes les apercevoir intégralement encrés sur des plans très larges, ses verres oculaires se présentaient toujours sous forme d’un dégradé de trames qui simulait leur reflet spéculaire, et de ce fait toute la clairvoyance de la vieille. L’opacité indéniable dans laquelle ils s’exposent sur ce présent cadrage est perturbatrice, elle attire notre regard dans les tréfonds les plus anxieux et intimes de Miyako, ce qui renforce la dramaturgie de son appel et le besoin inconditionnel qu’elle a de Kei.
Nous retrouvons d’ailleurs la jeune femme dans les sous-terrains, en train de grimper les escaliers avec Chiyoko et Joker. Les secousses, toujours bien présentes, font valdinguer la tuyauterie. Fort heureusement, ils accèdent rapidement à un long couloir, ce même qui conduit au réseau d’égout de la ville. Ils décident de l’emprunter. C’est quand même étrange qu’ils ne s’inquiètent pas pour Ryu qui était parti avec Akira. Ils auraient pu au minimum rejoindre le monte-charge, à moins que la dangerosité des lieux ne le leur permît. À se demander s’ils sont conscients que numéro 28 est à terre, une balle dans le corps. Pourtant, Kei avait donné l’impression d’avoir senti l’impact du coup de feu. Bref, ils poursuivent leur avancée, mais Kei reste à l’entrée du tunnel, dans une position affermie, elle prétend qu’elle doit y aller, démontrant qu’elle a parfaitement entendu l’appel de Miyako. Obasan s’interroge et lui demande où elle doit aller. Sa compagne, le regard empli de détermination lui répond alors «Tetsuo est toujours...» Et elle disparaît subitement de l’arène, laissant Chiyoko seule avec ses préoccupations, et prouvant finalement que numéro 41 est un problème inhérent à la jeune femme.
Au monastère, invariablement ballotté par les tremblements, numéro 19, dans une gestuelle précise et juvénile, défait sa coiffe et nous révèle ainsi toute la splendeur de sa chevelure. Elle réitère sa requête à Kiyoko et Masaru d’aller rejoindre Akira et, divulguant une gaieté sincère, leur présente ses adieux. Après ses petites lunettes rondes, c’est au tour de sa concavité buccale de nous étonner. Jamais, durant tout le récit, nous ne vîmes Miyako sourire. Et la mimique faciale qu’elle nous offre à cet instant précis dépeint parfaitement la joie intrinsèque qui la contamine. Indéniablement, la prêtresse est heureuse, car sa mission arrive à son terme. Il ne faut pas oublier que Miyako a été conçue pour ouvrir la voie aux numéros 20. Elle quitte alors prestement la pièce saccagée, accompagnée par quatre sbires. Elle les interroge sur l’avancée de l’évacuation des lieux: le temple sera entièrement vide dans dix minutes. Ce qui nous laisse bien présager la future éradication de l’édifice religieux. Soudain, Tetsuo apparaît, perforant une cloison et, instinctivement, il pointe ses pupilles sur la vieille qui reste impressionnée par ce qu’elle contemple. C’est quand même la première fois qu’elle voie numéro 41 dans cet état. Elle demande à ses disciples de se maintenir concentrés. Ces derniers enrobent la prêtresse et se mettent en position de combat dans un style on ne peut plus chorégraphique. Tetsuo leur fait face et Miyako lance son cri de guerre. Une puissante vague énergétique taraude la corpulence fœtale de l’adolescent qui s’écroule à terre dans un vacarme poussiéreux et silencieux. Les moines paraissent essoufflés et la vieille émet son deuxième sourire, sûrement très satisfaite par cette récente attaque. Pour elle, il n’y a plus d’autre alternative, il faut taquiner numéro 41 pour nourrir sa haine et sa colère afin qu’il libère l’intégralité de son Pouvoir. Ce qui prouve bien qu’elle est parfaitement consciente de l’animosité que lui porte Tetsuo. Ceci nous pousserait presque à croire que la relation qu’elle entretint avec le jeune n’avait que pour seul objectif cette rancune. Comme si elle savait que cette haine viscérale serait le cheminement adéquat à cette libération d’un potentiel nécessaire à l’accomplissement de son plan.
Sur une page incandescente et immaculée, nous retrouvons Masaru qui se remet lentement de sa chute. Kiyoko lui demande s’il se sent bien et lui propose d’y aller. Les deux mutants se donnent la main et disparaissent subitement de la salle, laissant pantois les moines chargés de les surveiller. De son côté, numéro 41 se redresse en hurlant à nouveau ce vocable si singulier, preuve qu’il est toujours profondément alimenté par son inimitié envers la vieille. Cette dernière ordonne à ses disciples de ne pas se distraire, de poursuivre le forcing. Tetsuo résiste, nonchalamment, et le mur se fissure. Cette paroi, gravée de son bas relief en forme de halo se fracture, il se cisaille, se fractionne en deux, créant une rupture dans notre lecture séquentielle. Car nous savons tous que ce bas relief n’est pas la représentation graphique d’un jet de lumière, mais bel et bien l’analogie de ce courant invariant. C’est comme si de cet affrontement, allait résulter une scission profonde de son impétuosité, une perturbation atemporelle de sa fatalité, une prise de conscience unanime de son acceptabilité.
Les moines enrobent toujours la prêtresse et tâchent de contrecarrer l’attaque. Mais le jeu de force s’équilibre, et numéro 41 résiste au travers de cases calligraphiées par ces katakanas à la sonorité grave et répétée. Face à cette folle pression, l’un des disciples ne peut se contenir et finit par s’aplatir contre le mur, tel un Cho San désemparé. Furtivement, une silhouette cisaille le champ de vision de Tetsuo: c’est Kei qui fait son retour et se réceptionne, vigilante. Le fœtus la suit du regard et dépolarise ainsi brièvement son attention. Miyako profite de cet instant pour porter une attaque: «Visez l’épaule droite!», comme si elle savait que c’était la partie de son corps la plus susceptible. Les moines s’exécutent, ils concentrent leur pouvoir et font éclater le deltoïde de Tetsuo qui fronce à nouveau ses sourcils. Kei est consternée, elle demande de vive voix d’arrêter, car Kaneda se trouve à l’intérieur de cet agrégat. L’expression faciale qu’elle offre à la dictée de ces mots n’est en rien concordante avec l’émotion qu’elle devrait dégager: on l’a sent plus surprise que paniquée. Ceci dit, au niveau du bras droit de Tetsuo, s’extrait soudainement un conglomérat de masse charnelle, comme si l’énergie qui se libéra de cette récente déflagration s’était instantanément convertie en matière, respectant ainsi les lois d’équivalence. Miyako reste concentrée, et ordonne maintenant de viser le torse. C’est alors au tour de la paroi pectorale de voler en éclat. On sent numéro 41 hurler de douleur, même si aucune sonorité ne s’extirpe de ses cordes vocales. Un perturbant cadrage panoramique sur son visage nous le montre embelli d’un profond désarroi et d’une tristesse explicite. Les giclures de matières blanchâtres qui le taraudent ne font qu’accentuer cette détresse manifeste. Il s’écrase au sol, dans un vacarme cuisant, pendant que Kei tente de se maintenir sur pieds.
La prêtresse, toujours emportée par sa frénésie, sait qu’il va revenir à la charge. Et sous le regard interrogatif de sa jeune disciple, des bouts de substances éparses finissent par rejoindre la masse corporelle de Tetsuo. À cet instant, la lecture de son anatomie est complètement indéchiffrable, son apparence de nouveau-né n’est plus, ce n’est devenu qu’un conglomérat de chaire difforme et atrophiée, qu’un artefact poisseux voué à croître indéfiniment. Chaque attaque reçue ne fait que libérer une énergie qui se transforme aussitôt en matière, et ainsi de suite. C’était comme si cette souffrance initiale déféquée à chaque impact se convertissait en toujours plus de souffrance, condamnant Tetsuo à un cycle infernal et perpétuel. Totalement hypertrophiée, cette masse charnelle finit par toucher le plafond de l’arène et détruit le toit du monastère sous la consternation des réfugiés postés à l’extérieur, légèrement à l’écart. À l’intérieur, les cloisons et les piliers poursuivent leur dégringolade, emportant quelques moines avec eux. Miyako, décidément très lucide, est catégorique, ce n’est pas encore terminé.
Mais nous nous retrouvons très vite dans les entrailles de la Terre, dans ces sous-terrains redevenus subitement calmes. Un plan large nous montre le monte-charge, uniformément tramé, et la caméra s’avance afin d’éclaircir notre champ de vision. La plate-forme est recouverte de débris tubulaire et dans son coin supérieur droit, le corps d’Akira jonche, à plat ventre, inerte. Numéro 25 et 27, noyés dans l’obscurité, mais se tenant toujours la main, planent avec délicatesse et s’approchent de lui, dans un silence mortifère. Une fois au sol, ils l’appellent, et le jeune môme semble se réveiller. D’une voix saccadée, et au travers d’un regard mielleux, il murmure le nom de ses amis, démontrant de ce fait qu’il est pleinement conscient de leur présence. Masaru et Kiyoko l’incitent à se redresser, car tous comprennent, ici, l’enjeu de la situation. En arrière plan, déchiqueté sous le poids d’un tuyau, le corps de Ryu gît sur sa marre de sang. L’ancien anarchiste est donc mort dans l’indifférence la plus absolue et semble représenter à lui seul cette incapacité à conjurer l’inévitable. Lui, qui passa sa vie à tenter de percer le mystère Akira, ne devient finalement qu’une macabre dépouille à quelques mètres de son avènement.
Et numéro 28 se redresse, il émet un sourire démonstratif de sa totale compréhension de la situation. Il s’interroge alors pour Takashi, et les autres aussi, comme s’il ne les avait jamais oubliés et s’inquiétait soudainement pour eux. Pourtant, juste avant sa deuxième manifestation, lorsqu’il se retrouva face aux trois mutants sur le bord du canal, il avait donné l’impression de ne pas les reconnaître. Et ici, après avoir reçu cette balle en pleine omoplate, il recouvre sa mémoire et révèle sa joie enfantine de revoir ses amis. Kiyoko, arborant cette même joie, le réconforte, lui assurant qu’ils vont bien, et qu’ils sont là, eux aussi. Un plan aérien nous expose ensuite le vertige tubulaire des sous-terrains, où Takashi se dessine en amont, lévitant avec délicatesse. Il se rapproche de ses compagnons qui tous montrent un visage radieux. Derrière lui, quatre autres enfants, deux filles et deux garçons, les mêmes que nous vîmes sur la photo de famille aperçue lors du langoureux entretien entre Miyako et Tetsuo. Sur ce tirage papier, un siège vide nous avait fait comprendre qu’Akira n’était pas là. Et maintenant, à cet instant précis, nous pouvons contempler nos huit mutants, du numéro 21 au numéro 28, ensemble. Tous donnent l’air d’être évanescents, sauf Akira, avec sa noire chevelure et la trame de son petit poncho: un négatif, en quelque sorte, de cette photo de famille. Takashi, le sourire sincère, se rapproche. Notre jeune môme le regarde, exténué mais heureux. Ses pupilles ont retrouvé la profondeur de l’ébène. Et tout s’illumine promptement, nos sept mioches contournent la silhouette de numéro 28 dans une clarté imperméable et affirment qu’ils seront toujours ensemble. Les visages de Masaru et Kiyoko rajeunissent, leurs joues deviennent laiteuses et leurs iris globuleux. Ils demandent à Akira, d’un air calme et posé, s’il peut utiliser le Pouvoir.
Une image transparente nous montre ensuite nos sept bambins, tous le sourire aux lèvres, écouter avec attention la réponse de numéro 28. Je me rappelle alors de ces deux vignettes, provenant elles aussi du flash-back relaté par Miyako, où nous avions pu observer nos huit bambins, ensemble, mais dispersés en petits groupes, mimant des expressions faciales variées, et surtout avec un Takashi triste et à l’écart. Ici, tout est différent, ils sont tous unis, et baignés par la même félicité. Eux, qui furent sacrifiés pour le progrès de la science; eux, qui servirent de cobayes pour un renouveau eugéniste, sont de nouveau ensemble, comme à l’époque du laboratoire, dans leur apparence la plus juvénile. À ce niveau actuel de lecture, il nous est toujours impossible de connaître les raisons de la première manifestation d’Akira, le 6 décembre 1982. Et il doit en être ainsi, pour l’intégrité du récit. Nous pourrons presque dire que la deuxième manifestation fut accidentelle, dans le sens où elle n’aurait pas dû se produire, mais elle s’est produite. À la vue de cette scène, et de son découpage capricant, nous savons maintenant que nous sommes aux prémisses de la troisième, et que cette dernière, oui, va répondre au mystère Akira. Cette manifestation ne pourra pas nous être inconnue, car nous allons la vivre, en direct. Elle ne pourra pas être accidentelle, car on sent qu’elle est bien préparée et paramétrée. On est donc tout proche de cet accomplissement qui va changer la face du Monde, et qui nous fut implicitement présenté dans les pages de l’épisode 19, paru il y a plus de six ans. Tous sourient, Takashi sourit, personne n’est à l’écart, tous sont là, unis, et Akira acquiesce par l’affirmative.
Pendant ce temps, au monastère, la masse poisseuse et gerbante de Tetsuo continue de croître. Sous le regard effaré des réfugiés, son corps devient tout simplement méconnaissable, il n’est plus qu’un conglomérat incohérent et difforme de lui-même. Numéro 19 s’extrait des décombres difficilement, elle est mal en point et ne porte plus ses petites lunettes rondes sur le nez. Instinctivement, on les imagine alors ébréchées, traînant sur un parquet recouvert de débris. Elle sent qu’elle a gaspillé la plus grande partie de son énergie et, dévoilant des yeux vitreux, elle appelle Kei. Soutenue par l’unique moine rescapé, elle observe la poussée de numéro 41 qui a définitivement perdu toute apparence humaine. La jeune femme arrive près de Miyako, cette dernière lui fait comprendre que Tetsuo est presque à bout et qu’elle seule pourra terminer la besogne. Le vacarme soudain de la destruction coupe l’audition de la conversation et la prêtresse conclut sa phrase en affirmant que cela peut fonctionner. Kei acquiesce et disparaît de l’arène. Nous ne savons pas ce que lui a suggéré Miyako, mais la jeune femme s’exécute sans discuter. Tetsuo, ou tout du moins ce qu’il en reste, pointe alors son regard oppressant sur la vieille et lui afflige une violente salve du Pouvoir. Le sol se dilacère sous une sonorité grave et répétée, numéro 19 tente de maintenir son équilibre. Son disciple la protège en hurlant son dernier cri dans une image vibrante et solennelle. Son corps, brandi tel un bouclier, réapparaît en croix au travers d’un amas poussiéreux, mais une tumultueuse décharge finit par dévaster l’ensemble du monastère, engouffrant les réfugiés dans une rafale de torpeur. Numéro 41 hisse alors sa putréfaction charnelle par delà l’obscurité nocturne, il ne cesse de prendre du volume, l’ouverture de sa bouche nous confirme son perpétuel désarroi. Une vignette silencieuse, balayée par les vents, nous montre alors des ruines décomposées d’où s’extrait une silhouette. Soutenue par un bloc de béton, Miyako prend tout doucement possession du cadrage pour nous dévoiler son état jouissif au travers d’un sourire presque sadique. Ses vêtements sont déchiquetés et son corps ensanglanté; ses yeux sont ouverts et ses pupilles bien visibles; sa dentition est parfaite et son ricanement véridique, car elle sait qu’elle ne mourra pas si facilement. La voir ainsi est un spectacle déconcertant et pathétique.
Mais une planche contrastée nous propulse instantanément dans les profondeurs de l’espace. Kei, concentrée et retenant sa respiration, se retrouve devant la carlingue de SOL. Elle s’en approche, dépose ses doigts sur cette tôle froide et compose de ce fait un jeu d’ombre et de lumière féerique. Son regard est des plus perturbant. En observant son faciès, on ne la reconnaît pas, elle me fait penser à un mixe entre Sakaki et Kaori... et elle même aussi. Indéniablement, elle s’apprête à activer le satellite. Sur terre, la main droite de Tetsuo s’extirpe de la brume poussiéreuse. Elle s’approche lentement de numéro 19 qui reste soutenue sur son bloc de béton. La main s’avance, doucement, posément, montrant de l’hésitation malgré les invitations explicites de la prêtresse. De l’extrémité de ses phalanges poisseuses s’extraient des pédoncules qui semblent former d’autres mains, tout aussi poisseuses. Sa mouvance est nonchalante, comme si Tetsuo ne souhaitait, finalement, porter le coup fatal. Mais Miyako ne compte pas s’embourber dans l’inertie, elle émet une violente décharge contre cette paume gluante qui finit par rétrocéder. La vieille est à bout de souffle. Sur deux tiers de page, elle nous exhibe son corps famélique et en sang. Nous qui, depuis le début de la saga, avions l’habitude de la voir bien portante, assise sur son futon, ornée de sa belle coiffe, dans un état de sérénité absolu, nous dépeint ici son contraire le plus cruel. Sans poitrine, sans musculature, les cheveux en bataille et la bouche remplie d’hémoglobine, elle calligraphie cependant ce même sourire sadique, signe indiscutable de sa jubilation. Soudain pris d’un spasme violent, elle contracte son visage, pour rouvrir instantanément ses yeux, projetant sur le lecteur ses pupilles ulcérées et blanchâtres: elle donne l’impression de voir pour la première fois depuis qu’elle sortit de son coma de treize ans. Comme épris d’un arrêt cardiaque, elle dégueule une marre vomitive et sanguinolente avant de tomber. Dans sa chute, elle parvient néanmoins à susurrer le prénom de Sakaki. Et elle s’écrase au sol, comme une merde, dans un découpage et une cadence qui, et je ne sais pas pourquoi, me fait penser à du Katsuhiro lors de ses débuts: cru, sans retenu, perturbant, virulent, authentique, spontané, vrai... du Otomo quoi!
Depuis le silence de l’espace, SOL expulse sa salve et enflamme l’atmosphère de son rayon dévastateur. Le laser percute les abords du temple, plutôt en retrait par rapport à cette masse charnelle en tuméfaction. Ce qui nous laisserait supposer que le tir fut très imprécis, mais il parvient néanmoins à inonder les vignettes suivantes d’une lueur incandescente et stimulante. Tout s’embrase dans les alentours, et le visage de Tetsuo immobilise son regard sur ce flux thermogénique, comme s’il était envoûté par cet appel venu des cieux. Son corps se met d’ailleurs à fluctuer en direction du point d’impact. Indéniablement il est attiré par cette source d’énergie dont il a tant besoin pour perdurer. À l’intérieur des décombres, Miyako, qui n’est toujours pas morte, ordonne à Kei de pointer l’objectif sur elle, d’orienter le laser dans sa direction, de tirer sur son propre corps. Après l’armée américaine qui avait utilisé ses soldats comme GPS pour le satellite Floyd, c’est au tour de la prêtresse de jouer ce rôle pour pousser SOL à viser juste. Mais la jeune femme est indécise, ce qui démontre bien que son premier tir était parfaitement calculé: elle ne voulait pas détruire le temple ni tuer la vieille. Mais numéro 19 insiste et, pendant que des mains droites se forment sans relâche depuis cet amas de chair difforme, elle lui énonce, dans une calligraphie quasi identique, la même phrase qu’elle lui proféra lorsque sa disciple se trouvait au stade Olympique: «peu importe qui est là, je t’ai dit de ne pas hésiter.»
Le visage de Kei se noie dans une torpeur insatiable, elle est rongée par les doutes, et ne sait pas quoi faire. La prêtresse termine alors sa dictée en lui déclarant de faire ce qu’elle a à faire. Mais que faire? Au travers de ses yeux miroitant et velléitaire, la jeune femme doit penser à Kaneda emprisonné dans les entrailles de Tetsuo, elle doit penser à Miyako, aux portes de la mort. Mais elle doit repenser à Ryu aussi, et aux combats qu’ils menèrent ensemble, jadis. Elle doit repenser à ses déboires dans le QG de l’armée et à sa connexion avec Kiyoko. Elle doit repenser à ses escapades dans les sous-terrains et aux tirs de SOL qu’elle vécut à la première personne. Elle doit repenser à la fourberie de Nezu et à la destruction de Néo Tokyo. Elle doit repenser à la bravoure d’Obasan et aux odeurs méphitiques des camps de réfugiés. Elle doit repenser à ses retrouvailles avec Kaneda et à ses combats menés auprès du colonel. Elle doit repenser à ce bain de purification et aux conséquences de ses décisions. Elle doit repenser à ses affrontements contre Tetsuo et au cauchemar visuel de ses mutations. Elle doit repenser à tout ça, et doit bien se demander en quoi le tir de SOL pourra mettre un terme à tout ce vécu. Elle n’en sait rien, car elle aussi, finalement, n’y comprend rien. Elle n’en sait rien, la vieille le sait, mais elle, elle n’en sait rien. Donc de deux choses l’une. Soit Kei fait ce qu’elle a à faire, et ainsi risque de se morfondre dans des songes à rallonges, risque de se confronter à une indécision éternelle. Soit elle obéit à Miyako, tout de suite, et lui tire dessus sans comprendre le sens de son acte.
Tout comme Tetsuo avait obéi à la vieille lorsque cette dernière lui ordonna d’arrêter les cachetons, et ce, sans même savoir ce qu’il adviendrait, Kei obéit à la vieille et tire, en poussant un hurlement silencieux et empli d’incertitude. Depuis l’opacité nébuleuse, le jet phosphorescent de SOL pointe son halo à la grande stupéfaction des réfugiés. La matière fécale de Tetsuo, arborant une multitude de mains droites, initie son ascension jusqu’à cette source d’énergie, beuglant ce même hiragana saccadé, empli de peine et de douleur. Le laser n’est plus qu’à quelques décamètres du sol, il se dirige tout droit sur le monastère, à ses côtés, aucune trace charnelle de numéro 41. Cependant, ce dernier réapparaît à la page suivante et incurve la trajectoire du rayon pour l’attirer en son sein dans une vignette surprenante et terrifiante. En perpétuelle croissance, l’enveloppe de Tetsuo doit répondre à un besoin insatiable de ressource. Et il trouve dans le tir spatial une quantité d’énergie optimale qu’il pompe en courbant l’espace-temps.
Tout devient incandescent, la clarté domine la mise en scène, le corps de Miyako tremble même dans une case lumineuse et suffocante. Noyé dans une trame asservissante, la chaire de numéro 41 explose, expulsant sa matière gerbante de toute part. Un bulbe énergétique intense se libère alors, plongeant les environs dans une sclérose resplendissante et illisible. Les réfugiés tâchent de fuir au plus vite, mais ils sont très vite arrêtés dans leur élan par la survenance d’un spectre photogène. Une virulente luminescence les entoure et, près des ruines, surgit une masse difforme, comme si cette soudaine déflagration d’énergie s’était instantanément convertie en matière. Une vue aérienne et contrastée nous montre alors cet évènement hypnotisant. Le dôme incandescent, libéré par Tetsuo, commence à s’épandre avec pesanteur. La légère trame qui le façonne lui donne un aspect encéphalique, ce qui nous perturbe sur sa véritable composition: énergétique ou matérielle? Même lorsqu’il agglutine le temple de la vieille, on sent toutes les porosités de sa surface. L’explosion poursuit son expansion, elle recouvre les ruines de la capitale d’une couche blanchâtre et épaisse. La trame cérébrale est d’ailleurs bien visible sur cette sublime double page, et nous pousse à déduire que nous sommes face à une manifestation qui n’est en rien comparable à celle de numéro 28. Planant dans les airs, avec grâce et élégance, Kei observe le spectacle avec engouement: «il s’est éveillé?» murmure-t-elle, intuitionnant que Tetsuo semble avoir atteint cette phase finale tant espérée par Miyako.
Une autre double page vient ensuite nous montrer la destruction de la capitale, au travers de plans localisés. On sent très bien que ces planches furent rajoutées pour l’édition Deluxe, tant leur insertion, trop lumineuse et incandescente, casse le tempo de la lecture. Même si leur qualité visuelle est indiscutable (c’est du Tabakatake), je trouve leur présence, ici, inappropriée. Depuis le stade Olympique, on entend parfaitement cette sonorité, grave et répétée, cadencée par un rythme myocardique, s’épandre sous ce sombre empyrée. D’ici, le colonel observe cette déflagration avec stoïcisme. Lui aussi doit repenser à beaucoup de choses en ce moment, son mutisme d’impuissance nous le fait clairement ressentir. Depuis les gradins, Kai et les membres de la bande s’ébaubissent de frayeur. Dans les sous-terrains, Joker et Chiyoko (qui forme décidément un joli couple!) restent pantois face à ces secousses, se demandant si elles sont dues à Tetsuo ou à Akira. Toujours en lévitation dans l’atmosphère, Kei remarque soudainement la présence de numéro 28, au côté de Masaru et Kiyoko. Sous le regard attentif de ses confrères, le jeune môme rapproche ses mains gantées l’une de l’autre, et un spectre lumineux commence à se dessiner. Nos trois mutants sourient, ils sont heureux. Et une boule incandescente vient entacher l’horizon, poussant Kei à se protéger de sa clarté. Une double page monstrueuse nous montre alors un plan large et aérien. Au sol, le dôme énergétique de Tetsuo, à la rugosité encéphalique, s’éprend limpidement de la capitale en ruine. Dans les airs, la sphère flamboyante d’Akira, aux propriétés nihilistes, commotionne les cieux de sa clarté. Des faisceaux de lumière s’expulsent de cette dernière et semblent calligraphier, intuitivement, la fresque impétueuse et intangible du courant invariant. La tension est a son maximum. Cette double page, monstrueuse je le répète, fut clairement rajoutée pour l’édition Deluxe, mais son adjonction, ici, est pleinement justifiée et adéquate. On y sent, au travers de son gigantisme, une signification plus concrète du phrasé de Miyako. Akira se manifeste, pour la troisième fois, grâce au déploiement énergétique total de Tetsuo, et ceci put se produire par l’intermédiaire de Kei. La rhétorique évasive et subliminale de la vieille prend alors tout son sens!
Une page-titre lumineuse pour introduire l’épisode 117 sortit le 21 avril 1990 dans Young Magazine: la masse énergétique de Tetsuo, globuleuse et visqueuse, est en train d’araser la capitale décapitée. Dans leur version magazine, ce présent chapitre et celui qui le suit totalisèrent en tout 30 pages. Dans le tome Deluxe, ils en comporteront 64, soit un rajout de 34 planches. Hormis les dix doubles pages qui, je pense, ne figuraient pas dans le Young, Otomo élaborera 14 planches inédites et en modifiera sûrement quelques autres. Me basant sur l’édition Deluxe pour faire ces analyses, je serais bien évidemment incapable de savoir à quoi ressemblait la mise en scène dans sa version magazine. Ceci dit, elle devait être fort différente, et Katsuhiro a dû bien se prendre la tête pour effectuer ce remaniement, vu que le sixième tome du manga sortira avec beaucoup de retard, en mars 1993, générant de ce fait un trouble incommensurable chez les éditeurs internationaux. Mais ça, c’est une autre histoire... Dans tous les cas, on sent vraiment que l’on est proche de la fin.
La masse énergétique de Tetsuo croit inlassablement par delà les ruines de la cité. La façade d’un Mitsui building semble nous plonger au cœur du quartier de Shinjuku. Depuis un camp de réfugiés, Simmons observe le spectacle avec stupéfaction. Il y voit le dôme, à peine tramé, de numéro 41 face à celui, resplendissant, de numéro 28. Sur le sol, on distingue d’ailleurs clairement les deux ombres portées. Il est estomaqué, et s’imagine être devant deux Akira, nous démontrant de ce fait que, sans épaisses lentilles, le scientifique est incapable d’interpréter le monde.
Au point de jonction, on sent l’épiderme flasque et charnel, peut-être trop humain, de Tetsuo se dresser au-dessus de sa surface. Il présente la même porosité que lorsqu’il ensevelit le monastère de la prêtresse. Il s’élève, entre en contact et donne l’impression de pénétrer dans la masse énergétique lisse et immaculée du jeune môme. Kei, toujours en lévitation dans les airs, s’exclame posément: «Il est incorporé par Akira?!» Et une sublime double page, suffocante et dantesque, nous montre alors cet instant, l’instant de fusion entre numéro 28 et 41, l’instant T, tant attendu par Miyako. Lorsque, depuis le monte-charge, le mutant avait commencé à s’exciter face à un Ryu désemparé, Kiyoko avait explicitement affirmé qu’il était trop tôt. C’est pour cette raison qu’elle se rendit auprès du mutant avec Masaru, et que nous la vîmes, quatre planches auparavant, au côté d’Akira: c’était pour lui dire à quel moment il devait exprimer son Pouvoir. Et il l’exprima. Kiyoko ne fit qu’insuffler le stimulus nécessaire à un tel accomplissement. Il est d’ailleurs intéressant, en se remémorant les interventions passées de numéro 25, de voir à quel point elle s’est immiscée dans la logique de Miyako. Jadis, elle racontait ses rêves d’un réveil imminent, mentionnait une vision singulière et étriquée du Pouvoir d’Akira, proférait des récits apocalyptiques que seule la mort de Tetsuo pouvait contrecarrer, susurrait des affirmations subjectives et évasives d’un futur pourtant tout écrit. À vrai dire, c’est vraiment lorsqu’elle fut en contact avec la prêtresse que Kiyoko sembla s’aligner sur la sagesse de la vieille. Nul doute que c’est cette dernière qui lui indiqua quand Akira devait s’exprimer, c’est à dire une fois l’évanescence de numéro 41 complète et aboutie.
Une double page donc, suffocante et dantesque, nous montre cet instant T. La cinétique est claire. Grâce au jeu de trame qu’elle nous dévoile, nous comprenons parfaitement que l’énergie de Tetsuo s’incruste dans celle d’Akira. Ce qui confirme bien l’usage de la puissance de numéro 41 pour mener une action contre le jeune môme (même si on se doute bien que cette action n’est pas de lui porter un coup fatal). Maintenant, nous serions en droit de nous demander: est-ce Akira qui absorbe Tetsuo? Ou est-ce Tetsuo qui se morfond dans Akira? Dans cette sublime image, y a-t-il un passif et un actif? Qui fait quoi? Qui subit quoi? Nous avions vu, lors des deux tirs précédents de SOL, à quel point Tetsuo était à la recherche d’énergie, se mouvant vers celle-ci, ou tordant sa trajectoire jusqu’à lui pour satisfaire son perpétuel appétit. De plus, depuis le début du manga, on ne peut nier la relation étroite et intrinsèque qui souda nos deux enfants. Essentiellement unidirectionnelle dans la première partie du récit, elle s’embellit d’une douce équivalence une fois numéro 41 extrait de ce courant invariant. L’un a besoin de l’autre, et vice-versa, aucune passivité chez eux, tout le contraire. C’est certainement stupide ce que je vais dire, mais 28+41=69, et quoi de mieux que ce chiffre pour métaphoriser la réciprocité des actifs! Cette fusion paroxysmale que nous dépeint cette double page, donc, semble être la conclusion atemporelle de cette relation lysergique qui sut unir nos deux jeunes durant toute la saga. Akira attire en son sein Tetsuo qui s’engouffre sciemment en son centre. La manifestation pure et simple du Pouvoir s’accapare de cette masse charnelle, trop humaine, qui puise en elle l’énergie nécessaire à son avènement. Le pouvoir nihiliste de l’un absorbe le génie créatif de l’autre afin d’instaurer cet équilibre déontique. L’affliction structurelle et inhérente de l’un se morfond dans le stoïcisme instinctif de l’autre afin de poétiser la faculté d’acceptation. Le lymphatisme viscéral de l’un sublime la putréfaction bouillonnante de l’autre afin d’harmoniser notre condition: Je souffre donc je suis!
D’ailleurs, nous nous retrouvons très vite au cœur de cette chaire disloquée, ballonnée et visqueuse, preuve que le tir de SOL n’avait su mettre fin à son existence. Ce qui démontre bien que cet embryon était condamné à croître indéfiniment, transmutant toute libération infime d’énergie en matière désordonnée et dolente, convertissant toute souffrance en toujours plus de souffrance. Au sein de cette dysmorphie apparaît alors Kaneda, bien vivant et totalement désabusé. Nous nous souvenons tous lorsque cette masse poisseuse et tuméfiée s’accapara de l’adolescent aux abords de la capsule cryogénique. Par la suite, numéro 41 reçut les décharges sanguinaires des disciples de Miyako, ainsi qu’une salve meurtrière du satellite militaire. Et malgré tous ces éclats et démembrements, Kaneda est toujours là, en pleine forme, respirant d’effroi. Tout comme Tetsuo, dans son état larvaire, avait protégé le corps d’une Kaori sclérosée, il ne fait aucun doute qu’il protégea aussi, durant tout ce temps, l’intégrité de celui de son ami. En observant, donc, cette masse charnelle se mouver et se disloquer avec élégance, on comprend que l’absorption de Tetsuo par Akira, ou l’immixtion de ce premier dans ce dernier, met un terme à ce cycle infernal et perpétuel. Au cœur de cette fusion colossale, l’énergie dissipée ne se convertit plus en matière, ce qui met un terme aux lois d’équivalence, met fin aux souffrances invariantes de Tetsuo, stoppe cette génération incessante de chair toujours plus désordonnée, et de ce fait, permet, finalement, la libération de Kaneda. Numéro 41 s’engouffre donc, en toute conscience, dans la fournaise afin de délivrer son ami de cette fatalité.
Et l’adolescent, désabusé, contorsionne son regard vers le point d’attraction. Il observe alors la chair désordonnée de Tetsuo se morfondre dans un trou noir, au centre duquel un halo lumineux se fait de plus en plus perceptible. Le visage de Kaneda se dilue dans la clarté, ses pupilles brillent d’une reconnaissance des faits. Il semble revivre quelque chose qu’il vécut, semble revoir quelque chose qu’il vit, jadis. Et une autre double page, gargantuesque, s’offre à notre regard médusé: Kaneda, minuscule, donne l’impression de s’engouffrer dans ce courant invariant pour ensuite s’en extraire. Nous savons tous que cette célérité n’expose pas sa palpabilité pour lui, mais plutôt pour la chair flasque et tuméfiée de Tetsuo. Pourtant, et nous en fumes témoin, numéro 41 s’était extirpé de ce flux lors de sa crise, il fut même accueilli par Akira suite à cette sortie, et leur relation, dès lors, s’était intimement accentuée. On se souvient tous du discours adipeux de Miyako face au jeune, où elle l’avait incité à stopper la drogue pour pleinement exprimer son Pouvoir et comprendre Akira. Elle avait d’ailleurs ajouté, de façon subtile, que c’était aussi le moyen de mettre un terme à ses affres. Or, après l’exploit de Tetsuo, nous avons pu constater que ses souffrances étaient toujours présentes, que le fait de s’être positionné or de ce courant n’avait su y mettre un terme. Le jeune s’était donc retrouvé fracturé, déchiré, ce qui ne fit qu’amplifier la mécanique de sa métamorphose. Et Akira est là pour extraire irréversiblement cette douleur, et Tetsuo s’engouffre pour irrévocablement y mettre un terme. Kaneda, lui, observe, à la première personne, le déroulement de ce processus que l’on pourrait presque qualifier de libérateur. Sur sa droite, un amas de chair ballottée dessine la double hélice d’ADN, comme pour confirmer la mutation définitive des chromosomes de notre adolescent boursouflé. Toujours balayé par cette ivresse cinématique, il se retourne, et contemple alors le visage de Tetsuo, les yeux clos, la bouche entrebâillée, mimant à la perfection le faciès qu’il arborait le jour de sa naissance. La masse poisseuse de numéro 41 s’effrite, elle se disloque. Mais, lors d’une instantanéité emplie de détresse, Tetsuo parvient à ouvrir ses paupières et considère son meilleur ami, pour la dernière fois. Kaneda est très vite rejoint par cette texture encéphalique qui semble l’envelopper, le jeune se noie dans un bain de lumière, son minois est congelé par la stupeur.
Et une double planche, vertigineuse, projette nos iris convulsés dans une mosaïque de vignettes disparates qui, dès le premier coup d’œil, nous expose des mises en scène connues, mais vues en la première personne de Tetsuo. Son agencement est tout simplement chaotique et ne semble répondre à un ordre chronologique précis, même si globalement, on sent que son défilement tend à nous plonger dans un passé toujours plus lointain. Automatiquement, nos pupilles se positionnent sur l’angle supérieur droit où l’on voit Kaneda, le regard empli de contrariété, demander à son pote ce qui lui arrive. Nous vécûmes cette scène sur les gradins de l’arène Olympique pendant que ces deux meilleurs amis du monde se frictionnaient. Depuis ce point de vue, la luminescence du regard de Kaneda est telle, qu’elle renforce parfaitement la légitimité de sa question. Et on serait presque en droit de s’imaginer que ce vertige visuel, qui nous est exposé ici, nous mènera jusqu’à cette réponse que Tetsuo, au stade, n’avait su formuler. Mais l’orientation des idéogrammes nous pousse à poursuivre notre cheminement au sein de cette mosaïque, et nous nous retrouvons dans la chambre froide, toujours face à un Kaneda qui ne peut croire en ce qu’il voit. Ces doutes se font d’ailleurs clairement entendre au côté du grésillement de son propre prénom. Et de nouveau, nous rejoignons le stade, dans ses couloirs intérieurs, devant un Yamada prêt à tirer son gaz bactérien issu du génie génétique. La voix de Migite est même perceptible sur cette scène, c’était lorsqu’il demanda de l’aide à l’adolescent juste après avoir buté Kaori. C’est comme si Tetsuo, finalement, avait senti toute la félonie du personnage au travers de sa requête. Surgit ensuite le pilote du VF-9 qui avait été surpris par la présence de numéro 41 dans les airs. La torsion de son cou nous prouve à quel point tout allait très vite à cette époque. Il se convertira par la suite, contre son grès, en un Kamikaze désopilant.
Comme pour parfaire notre ascension, c’est maintenant le cratère de Copernic qui s’exhibe à notre regard virevoltant, avec les mêmes tonalités qu’il arborait pendant le délire de Tetsuo, quand ce dernier orbitait en son voisinage. La bulle qui interpelle immédiatement est celle mentionnant « loin... le plus loin possible ». C’est la phrase qu’avait prononcée numéro 41, alors en pleine mutation sur les gradins du stade, lorsqu’il ordonna à Kaori de déguerpir rapidement des lieux. Il lui avait bien précisé de partir le plus loin possible, mais la jeune fille était restée au sein du complexe sportif, croisa Migite, et reçut une balle à l'omoplate droite. Revoir cette exclamation ici prouve bien que notre adolescent était parfaitement conscient qu’il allait perdre son être le plus cher. Un ricanement vient ensuite perforer nos tympans. Les fois où nous entendîmes une telle acoustique de la part de Tetsuo, c’était lorsqu’il surprit Ryu et Yamada sur les berges de la capitale, lorsqu’il quitta le porte-avions après avoir nargué la science, lorsqu’il reçut le tir de l’amiral en plein cœur, et lorsqu’il se retrouva sur la capsule cryogénique face à Kei. Au vu de la composition des hiraganas, seule la troisième citée concorde. Et cela nous est d’ailleurs confirmé par l’injure qui apparaît juste au-dessus, celle que proféra l’adolescent après avoir reçu la balle de l’amiral : « Putain, ça fait mal ! » Tetsuo n’a visiblement pas de difficulté à se remémorer ces instants douloureux. Et le mot « rêve » vient clôturer cette vignette, nous plongeant dans un doute sibyllin. Les seules personnes à avoir prononcé ce kanji durant toute l’histoire sont Miyako et Kiyoko afin de nous relater leurs visions prophétiques. Mais je ne pense pas que ce soit elles qui parlent à ce moment, la construction de la phrase ne correspondant à rien de connu. Peut-être est-ce Tetsuo qui murmure ces mots, ou alors Kaneda, qui est aux premières loges de ce vertige introspectif.
Survient ensuite le colonel qui retire son poncho, dans une gestuelle théâtrale somptueuse, pour annoncer ses retrouvailles avec son jeune poulain. Il profère la même sentence qui fut simulée par Tetsuo durant son délire ou écoutée sur l’arène du stade Olympique pendant que lui se surprenait de la régénérescence de son bras droit. Une double rencontre qui a de quoi marquer. Apparaît alors la vision spectrale de Kaori, que Tetsuo tente de réanimer en lui demandant si elle l’entend. Mais la jeune fille était insensible à ses requêtes et gestuelles, et elle s’effondra sur son torse. Un moment intimement douloureux pour l’adolescent qui vit son être le plus cher mourir dans ses bras. Et tout s’embrume par la suite, à l’élévation du champignon de fumée causé par l’explosion d’une roquette lorsque numéro 41 contrôlait le porte-avions. On y entend d’ailleurs la réplique de l’amiral qui le traitait de monstre. À croire que Tetsuo était sensible à toutes les vibrations qui secouaient le bateau, vu qu’il n’était pas face au militaire quand celui-ci prononça cette phrase. Nous écoutons ensuite sa propre voix, s’étonner de la soudaine présence de Kei sur le pont du navire. On constate au demeurant que la jeune femme n’apparaît pas visuellement sur cette planche, elle sera juste mentionnée. Et la phonétique du jeune se poursuit, on l’entend murmurer que Kaori vient tout juste de s’endormir, celle-ci s’était alors assoupie sur ses genoux. Mais on l’entend aussi lui ordonner de s’enfuir quand il la retrouva dans les décombres du stade Olympique peu de temps après. Ces deux dernières sentences sont en fait celles qui enrobent les évènements passés sur le porte-avions. À croire que, pendant que Tetsuo cherchait à savoir ce qui arrivait à son corps, pendant qu’il jouait au kamikaze avec des VF-9 ou pendant qu’il se frictionnait contre Kei, il ne cessa de penser à Kaori, et regrette finalement, peut-être, de l’avoir abandonnée, seule et endormie, sur ce matelas poisseux qui jonchait sous les gradins.
La vignette centrale de cette double planche est un pentagone de taille réduite, montrant la main hésitante du jeune face à une marée de pilules. Il était alors avachi sur le sol, essayant de résister à la tentation. Mais ses douleurs étaient telles qu’il ne l’avait pu, et il se condamna à remplir sa bouche de dizaine de capsules. Par ce geste, il avait révélé toute l’insoutenabilité de ses affres, la détresse de ne pas avoir pu résister à cette tentation, son échec face aux recommandations de Miyako malgré son envie évidente de devoir y répondre. Tetsuo n’a jamais supporté ses souffrances, mais il ne les a surtout jamais acceptées. D’ailleurs, juste en aval, nous retrouvons la vieille lui demandant de surmonter ses faiblesses et de se contrôler, et ce afin de comprendre Akira. Lors de son entretien avec numéro 41, la prêtresse avait prononcé cette phrase avec calme et sérénité, comme à son habitude. Et il est marrant de voir comment, depuis le point de vue de Tetsuo, les traits de son visage semblent ici striés par la colère. Ceci démontre bien à quel point le jeune reste rancunier envers la vieille, même si elle aurait pu avoir monté le ton durant la dictée de ses mots précis. Légèrement en décalage, nous pouvons entendre la voix de Tetsuo demander à la prêtresse si elle aussi avait eu cette vision. Il parlait évidemment du vertige de ce courant invariant qui était calligraphié partout dans le monastère. À vrai dire, seules 3 personnes avaient eu cette vision: Miyako, bien sûr, avant de sombrer dans le coma alors qu’elle avait tout juste dix ans; numéro 41 qui en avait eu un aperçu lorsqu’il tenta de s’infiltrer dans la tête d’Akira et, un peu plus tard, quand il s’en extirpa définitivement; et le jeune môme, bien évidemment.
D’ailleurs, nous voyons ensuite son visage, à ce jeune môme, au travers du même dessin que celui que nous contemplâmes à la fin de l’épisode 71. Ici, seule la trame de ses yeux a été assombrie par l’échantillonnage de l’image. Même dessin, donc! Cependant, il est accompagné par ce qui pourrait être les paroles d’Akira: «Je suis là», phrase que nous, lecteurs, n’avions pu entendre à l’époque même si on avait eu l’impression d’écouter quelque chose. Ce qui montre bien que, une fois extrait du courant, Tetsuo était capable de communiquer verbalement avec le mutant. On appréhende alors beaucoup mieux sa réaction passée à l’écoute de tels mots. Car cette phrase, «je suis là» résonne vraiment comme si numéro 28 allait prendre le jeune homme sous sa garde, sous sa protection. Faute d’avoir compris Akira, il l’avait au moins, à ce moment, rencontré. Cependant, toujours lors de cette même crise, un peu avant cette rencontre, Tetsuo s’était observé, barbouillé de sang, venant tout juste de sortir du ventre de sa mère. Il hurlait, les médecins tâchaient de lui retirer le cordon ombilical et à la vue de ses images, l’adolescent avait proféré des hiraganas identiques: «je suis là» (à déchiffrer ici comme «c’est moi»). Dès lors, l’interprétation change littéralement, ce n’est plus Akira qui parle, mais numéro 41, qui semble se reconnaître dans le visage du mutant, bien que le sourire de ce dernier puisse facilement contredire cette théorie. Il n’en demeure pas moins que cette image, au travers de son amalgame sensoriel, perturbe énormément.
Juste à côté de ce portrait, une vignette étrange vient casser le rythme de cette chronologie qui nous berça jusque là: un soldat pilotant une plate-forme volante. Nous sommes dans les sous-terrains, et le briscard est en train de tirer sur Tetsuo qui se rendait vers la chambre froide. Ce saut temporel est assez difficile à cerner. Cependant, à cette époque, l’adolescent avait dû contre-attaquer pour se défaire de ses assaillants. Et ce furent ces contre-attaques qui avaient généré une élévation de la température des enceintes de Dewar qui calfeutraient Akira, signant de ce fait, peut-être, leur première connexion interactive. Donc, tout compte fait, non! La présence de cette image n’est pas anodine, elle marque le début de cette relation lysergique qui se conclura par ce «je suis là», finalement prononcé par le jeune môme.
Toujours plus à gauche, nous faisons face à un visuel déjà connu: Tetsuo, petit, en train de chougner. Nous avions vu ce dessin pendant le délire de l’adolescent, quand il se replongea dans son passé. Cependant, à l’époque, cette vignette avait échappé à notre attention tant elle semblait se fondre dans une narration. De plus, une deuxième apparition de cette scène, avec la Lune en toile de fond, nous avait laissés tout simplement muets tellement sa composition paraissait s’embourber dans une dynamique cauchemardesque. Retrouver cette image maintenant interpelle, surtout que Tetsuo émet la même jérémiade, ce qui atteste sa concordance avec l’illusion vécue durant le délire. Cette vignette est d’ailleurs entourée par bons nombres de bulles. La plus visible est ce cri que proféra le jeune lorsqu’il se trouva noyé dans un océan d’amphétamines, comme si le véritable cauchemar était finalement cette vision de lui-même en train de chougner. On l’écoute ensuite narguer les mutants, en traitant Kiyoko d’idole pendant leur altercation au QG de l’armée. Il donne ici l’impression de refouler sa propre frustration de ne pas avoir eu de modèles, ou peut-être d’avoir tout justement eu Kaneda comme idole. Et un chuchotement résonne soudainement: «c’est donc ça disparaître?» Là aussi, une phrase inconnue de tout le manga. Et là aussi, on peut penser que c’est soit Tetsuo qui se parle à lui même, soit Kaneda, aux premières loges de ce vertige, qui se pose cette question. Mais l’exclamation du colonel nous évince rapidement de cette disparition pour nous remémorer son émoi lorsqu’il apprit que Tetsuo connaissait Akira. Et le jeune môme s’exhibe à nouveau, sur l’unique partie intacte des berges du canal, juste après la destruction de Néo Tokyo, il fait léviter des cailloux. L’angle de vue est le même que celui que nous contemplâmes à la fin de l’épisode 48, ce qui prouve bien que cette approche discrète et lente de la caméra n’était que le déplacement éthéré de numéro 41. Là aussi, si nous prenons un peu de recul sur ces deux dernières images, on observe donc deux enfants, noyés dans la candeur, l’un chougnant et l’autre s’amusant, qui présentent, malgré leur posture différente, un point commun perturbant: leur solitude. Mais l’arrogance du jeune vient très vite percer nos tympans: «Espèce d’incapable!» Cette sentence, il l’avait proférée à Kiyoko lorsqu’il lui déchiqueta sa couche, toujours dans le QG. À cette époque, il était alors devenu incontrôlable et puant de mépris, comme s’il ne pouvait accepter, finalement, le statut d’idole de numéro 25 ou celui conféré à Kaneda. Et tout s’estompe dans la phrase du docteur qui se surprend que Tetsuo puisse lire dans ses pensées. Faculté qui dut être à l’origine, sans doute, de tant de mépris.
Nous nous resituons ensuite à l’époque du Grand Empire, avec cette vignette reprise de l’épisode 49, nous montrant une foule en pleine ovation face à la planque d’Akira. Les cris qui accompagnent ce tracé sont les mêmes: «Daikaku», mais nous pouvons aussi y lire «Banzai», terme qui fut employé par les partisans lorsque les Américains bombardèrent la ville. Au travers d’une seule image, donc, on ressent toute la ferveur de ce peuple du levant, ce peuple du Grand Empire, ce peuple de Néo Tokyo, pour qui Tetsuo mena une guerre sans merci. Et nous retrouvons Yamada, sur les berges de la capitale au côté de Ryu, qui se surprend que numéro 41 ai pu observer la flotte navale postée au loin. Par contre, la réaction de l’ancien anarchiste correspond au moment où il apprend de la bouche du jeune que cette présence militaire a pour unique objectif d’éliminer Akira. En une image donc, Tetsuo revit le défilement de sept cases qui se conclurent par le tramage prononcé de son visage, comme s’il ne pouvait supporter que l’on s’en prenne à numéro 28. C’est ensuite à l’intérieur du porte-avions que nous nous trouvons, face aux scientifiques et à Karma Tangi. Ce dernier révèle à l’adolescent que son anatomie ne peut plus tolérer une telle énergie et qu’elle doit maintenant s’épandre vers d’autre corporéité. Le tibétain termine même son énoncé sur la vignette suivante, celle présentant ce vortex nébuleux par lequel Tetsuo fut aspiré avant d’effectuer sa crise. Là aussi, le dessin est le même que celui observé dans l’épisode 70, avec le jeune en moins afin de conformer ce visuel à la première personne. À droite de cette vignette, quelques hiraganas s’exclament: «C’est ça! Si c’était eux». C’était la phrase que prononça Tetsuo juste après son apparition cabalistique face aux yeux d’un colonel médusé sous les gradins du stade olympique. Dans une vignette convulsive, et apprêtant fermement un tuyau, il avait insufflé cette sentence au travers d’une pupille meurtrie pour clairement nous faire comprendre le mépris qu’il pouvait ressentir contre cette science insouciante. Retrouver cet énoncé en ces lieux et à ce moment nous prouve bien que numéro 41 reste encore très rancunier.
Survient alors le pire, la dilacération du bras droit de Tetsuo vue depuis son propre regard. L’image n’est visuellement pas aussi insupportable que celle de l’épisode 33, mais elle est accompagné par la phrase que proféra le jeune durant le grand rassemblement lorsque, face à un Akira impassible, il proposa la Lune. Retrouver cette vignette et cette bulle ensemble est perturbant, car nous savons tous que c’est après son show sélénien que numéro 41 commença à muter et que cette mutation émergea depuis son bras droit. C’est comme si les évènements étaient intimement liés et que la destinée avait été toute tracée. Le satellite SOL frappa de plein fouet l’adolescent pour que sa mutation puisse pleinement s’exprimer, et ainsi permettre à l’histoire de suivre son cours. Et Tetsuo pose alors cette question au docteur: «Mmmh. À ce que je vois, je ne suis pas le seul...», révélant ainsi l’affinement de ses facultés cognitives. Et nous nous retrouvons face à la porte blindée qui donne accès à la capsule cryogénique où sommeillait Akira. La aussi, un simple copier-coller du dessin présent dans l’épisode 29, avec le jeune en moins, pour les mêmes raisons citées plus haut. On l’entend alors crier contre ces plates-formes volantes qui tentaient de le freiner dans les sous-terrains. On l’écoute extérioriser sa joie en apprenant l’emplacement d’Akira: sous le chantier du stade Olympique. Et la voix du colonel vient clore cette vignette: celle où il exprima sa conviction de stopper l’adolescent, juste avant de se retrouver à genou et impuissant dans son propre QG. On voit bien que, malgré tous les obstacles qui lui furent tendus (localisation approximative d’Akira, répression de la part de l’armée...), rien ne sut empêcher à Tetsuo de se positionner devant cette porte blindée, les orbes oculaires boursouflés. Là aussi, le sentiment d’une fatalité inéluctable est profondément renforcé au travers de cette composition sobre mais efficace. Et enfin, ce vertige introspectif se clôt, en bas à gauche, sur la capsule cryogénique, avec numéro 28 posté juste à sa cime, tel qu’il se montra pour la première fois dans le manga. Les cris du colonel résonnent alors: «Une fois réveillé, il sera trop tard!» Il avait mentionné cette requête en entrant dans la chambre froide, juste après que Tetsuo ait ouvert la porte blindée. Sa phrase se terminait d’ailleurs par un «Je t’en prie, arrête» qui renforçait humblement le coté supplice de la sentence et qui n’apparaît pas sur l’image du flash-back. Cette absence est sûrement volontaire, car, grâce à elle, la combinaison entre le visuel et l’auditif exalte implacablement le prédéterminisme de ce qui va advenir.
Donc, à la vue de cette double planche, vertigineuse je le répète, nous ne découvrons globalement rien de nouveau, juste des moments de vie propre à Tetsuo qui accentuent cependant certains aspects non négligeables de sa personnalité. Tout d’abord ses affres émotionnelles et physiques qui ne cessent de le tourmenter; sa relation profondément fraternelle, et peut-être trop fanatique, qu’il entretient avec Kaneda; son amour inconditionnel qu’il porte à Kaori. Mais surtout sa correspondance intrinsèquement étroite qu’il peut avoir avec numéro 28. Une étroitesse qui frise même l’absurde, tant cette présente narration semble nous peindre les faits comme quelque chose d’inexorable. C’est comme si ce diagramme de Voronoï avait agencé ses cellules de telle manière que, inéluctablement, leur interconnexion se condamna à conter une histoire bercée par la fatalité. J’aurai trouvé cela intéressant de voir au moins une image relative au moment d’absence qui secoua Tetsuo durant le tome 3. Par exemple son arrivée à l’hôpital sans ses papiers, la confection de son membre métallique ou tout autre détail qui aurait pu apporter une précision sur son vécu au cours de cette période. Mais il n’en est rien, et c’est peut-être voulu. Ce qui conforterait le postulat que la création de son bras droit est un évènement hautement insignifiant face à sa dilacération. Une autre preuve de l’intense présence du symbolisme dans Akira. En ce qui concerne l’absence visuelle de Kei, elle est compréhensible, vu que durant ses trois rencontres avec Tetsuo (j’omets volontairement celle du QG), c’est-à-dire celle sur le porte-avions, celle au stade Olympique ou celle près de la chambre froide, cette première ne fut pour ce dernier que la prolongation de Lady Miyako. Pour Tetsuo, Kei n’était que la métaphore juvénile de la prêtresse. Et la vieille est le premier visage qui saute à nos yeux lorsque l’on contemple cette mosaïque. Donc indirectement oui, Kei est belle et bien présente sur cette planche.
Ceci dit, malgré tous ces vertiges ressentis, nous n’avons obtenu aucune réponse à la question posée par Kaneda. Mais c’était sans compter que notre lecture se poursuit sur une deuxième double page, elle aussi composée d’une vingtaine de vignettes. Si la première se consacra à la chronologie comprise entre les tomes 2 et 6 du manga, celle-ci semble traiter du premier tome et d’évènements antérieurs, ce qui la rend nécessairement plus anxiogène et intrigante. Là aussi, automatiquement, nos pupilles se positionnent sur l’angle supérieur droit où l’on aperçoit le colonel appeler Tetsuo «numéro 41» pour la première fois. Il marquait par ce chiffre un véritable tournant dans l’histoire et propulsait l’intéressé au sein d’un projet top secret empli de mystère et de mysticisme. Au-dessous, nous retrouvons Tetsuo, enfant, chougnant, dans la même posture que celle que nous vîmes à la page précédente ou sur celles exposées lors du délire. Une bulle bien incrustée dans la vignette mentionne: «C’est du Tetsuo tout craché». Évidemment, ce n’est pas lui-même qui énonce ces mots, je ne pense pas que numéro 41 puisse se mentionner à la troisième personne! Cela pourrait être Kaneda, pourquoi pas, toujours spectateur de ce flash-back introspectif; ou peut-être un autre individu, proche du mioche à cette époque et témoin, pour la énième fois, de cette perturbante scène. Mais qui parle importe peu, car cette phrase nous confirme avant tout que l’adolescent, durant son enfance, s’est souvent retrouvé dans cette posture, en train de pleurer. Et même si nous le supputions, cela nous est maintenant corroboré. Cependant, ce spectacle qui nous est montré sur cette case, et malgré toutes ses variantes disponibles, est toujours le même, ce qui affirme pleinement l’autorité de sa temporalité. Ce Tetsuo, enfant, chougne à un instant précis et pour une raison précise.
L’invective du colonel nous interpelle alors, il ordonne à Tetsuo de ne pas avaler ce médicament. Et nous retrouvons Kaneda, sourire aux lèvres, l’invitant à absorber cette gélule plutôt spéciale. Nous sommes bien évidemment au dénouement de la guerre des gangs, et il est impressionnant de voir que, malgré la grande similitude qui unit les deux postures de notre héros (celle de la version officielle et celle du flash-back), des différences troublantes se font subtilement ressentir. Sur cette présente case, le regard de l’adolescent est plus lumineux, ses sourcils plus froncés, son sourire plus plissé, ce qui lui donne un air empli d’un sadisme déconcertant. C’était comme si, depuis le point de vue de Tetsuo, Kaneda l’incitait, en toute connaissance de cause, à consommer cette drogue afin qu’il en crève. Troublant... La tête du jeune homme, sur cette vignette, est tout simplement démoniaque! Mais nous pénétrons très vite dans le hangar, Kaneda est sur sa moto, poussant son cri de guerre et fonçant, sans réfléchir, sur son pote blotti contre un engin défectueux. «Ce soir on fait la fête» est la bulle qui accompagne ce visuel. Et on se retrouve confronté à un saut temporel assez surprenant, vu que cette phrase, c’est Tetsuo qui la proféra lorsqu’il retourna à l’internat après ses quelques jours passés à l’hôpital. C’est comme si cette virée nocturne qu’il proposa à ses camarades se concluait, ici, sur cet affrontement farouche au cœur du hangar.
Afin de maintenir la temporalité des mots, nous revoyons Kaneda dans une ruelle, après cette virée nocturne, qui somme Tetsuo d’arrêter son acharnement bestial contre Chip. Ce dernier s’était retourné brusquement en affirmant qu’il n’avait aucun ordre à recevoir, ce qui avait fait réagir notre héros. Sur cette présente vignette, on constate une certaine tension et colère sur le visage de Kaneda, mais aussi une timide forme d’inquiétude. Ce qui prouve que l’objection de Tetsuo n’était pas habituelle, qu’elle ne correspondait pas au personnage tel qu’il était et qu’elle ne put s’exprimer qu’au travers de facteurs externes ou suspects. Plus bas, une main gauche gantée soutient une amphétamine, c’est celle de Tetsuo. Il est impressionnant de ressentir dans la contraction de ses phalanges la même réticence que démontra l’adolescent juste avant de l’avaler dans l’épisode 6. Cependant, à cette époque, Tetsuo détenait cette pilule dans la main droite, et là, il se voit la soutenir dans la main gauche. Hallucinant! Le jeune n’est même plus capable de conceptualiser correctement cette scène vécue antérieurement. Son bras droit est tellement absent de sa psyché qu’il lui est impossible de se le remémorer en pleine action. Le choc qu’il dut encaisser lors de sa dilacération l’a complètement rendu amnésique, ce qui ne fait que renforcer, finalement, le symbolisme de son membre métallique. Bref! Nous avions fini par comprendre que Tetsuo consommait de telles substances non pas pour des raisons récréatives, mais pour des raisons médicales, afin d’amoindrir ses affres. À l’hôpital militaire, il subit des examens et dut sûrement recevoir quelques injections, il ne souffrait donc plus, d’où son hésitation avant d’avaler la pilule. Mais il l’avala, à des fins récréatives, et ceci engendra un changement profond dans son comportement qui le mena jusqu’à cette confrontation mémorable face à son meilleur ami. D’ailleurs, tout de suite après, nous nous plongeons dans la clarté aseptisée du laboratoire, sur ce lit à rotor avec la parole du docteur en bruit de fond. Celui-ci fait part de son constat que le jeune a dû se droguer ces dernières 24 heures. Mais une autre voix résonne, plus en amont, et nous pousse à l’interpellation: «C’est pour ça que tu n’es qu’un enfant.» Ici, il est difficile de trouver le rapport entre l’audio et la vidéo, ce qui consolide la confusion de ce flash-back introspectif.
Cependant, à la vignette suivante, nous voyons Kaneda, sur sa moto, en train de dépasser Tetsuo et l’insulter d’idiot. Cette scène n’est nullement tirée du manga, vu que la monture de Kaneda n’est pas celle que nous connaissons. Par contre, un tel visuel nous fut présenté lors du délire de numéro 41 quand il s’était imagé une situation similaire. Sur cette case, on reconnaît tout de suite la voix de Tetsuo: «Pourquoi suis-je toujours traité comme un enfant!» et la récente confusion se dissipe alors nonchalamment. L’adolescent, plus jeune, plus introverti, peut-être plus fragile, fut toujours traité comme un enfant par ses camarades, comme le petit frère de la bande. Ceci dit, je crois qu’il serait plus judicieux de formuler cette sentence comme suit: Tetsuo a toujours eu la sensation d’avoir été traité comme un enfant. Car plus que rabaissé, je pense (et j’insiste sur le «je pense») que Tetsuo fut avant tout surprotégé par ces amis, exactement pour les mêmes raisons citées plus haut. Nous retrouvons ensuite le Gundam brisé, tel qui nous fut présenté lors de la crise de numéro 41 avant de s’extirper du courant invariant. À cette époque, Tetsuo avait été tabassé par une bande de cinq gamins dans une aire de jeu. Et ici, on peut même entendre ces derniers vociférer: «Ton père ne viendra même pas.» Et en effet, orphelin, seul, personne n’était venu le défendre. C’est d’ailleurs durant cette journée, juste après ces évènements, qu’il rencontrera pour la première fois Kaneda, celui qui le défendra par la suite. Je ne pense pas que le rapprochement soit judicieux: considérer Kaneda comme un père protecteur. Cependant, je vois dans ce face à face mémorable qui conclut cette virée nocturne de l’épisode 7, une réfutation substantielle à l’autorité paternelle de la part de Tetsuo! Une réfutation qui, par ailleurs, était on ne peut plus évidente lorsqu’elle se rapportait au colonel.
La bande à Joker se manifeste alors, médusée, observant l’adolescent avec inquiétude après qu’il ait ingurgité un demi-million de yens de dopes en tout genre. Cette vue panoramique des Clowns surprend par sa déconvenue, cassant le rythme discursif de cette mosaïque. Ceci dit, elle ne fait que renforcer le côté émollient et thérapeutique qu’ont eu ces drogues de synthèse sur le comportement de Tetsuo. Le contraste se fait ensuite violent avec la remembrance de la mort de Yamagata, quand son crâne percuta la ceinture de Kaneda. Pour meubler cette vignette, Otomo utilise la même image que celle du chapitre 17, légèrement inclinée, légèrement moins tramée, mais tout aussi impactant. C’était le troisième carnage de numéro 41 et cette scène avait véritablement poussé Akira dans le rang de la tragédie. Nous nous retrouvons ensuite au volant du chopper, sans pour autant le toucher, lorsque Tetsuo, bras croisés, faciès affermi, pupilles translucides, dévalait les rues a fond la caisse afin d’introduire la guerre des gangs. Les lignes concentriques qui inondent l’image semblent d’ailleurs nous mener jusqu’à cette guerre. Cependant, leur prolongation nous dépose devant Takashi, noyé dans l’épaisseur marbrée de la nuit, se protégeant le visage juste avant l’accident qui inaugura la saga. C’est peut-être grossier ce que je vais affirmer là, mais, en considérant la posture de numéro 26 se masquant les yeux ainsi, je ne peux m’empêcher d’y voir une allusion à Tetsuo, enfant et chougnant, se masquant lui aussi les yeux. Et d’ailleurs, nous le retrouvons, ce pleurnichard, maintenant de dos, toujours dans la même posture. C’est la cinquième fois que nous contemplons cette scène depuis le début du manga, et la troisième depuis le début de ce flash-back. Sa répétitive apparition en devient même intrigante et embarrassante. Cela me fait penser à ce bas relief que nous pûmes apercevoir au dos de Miyako, et qui sut se faire de plus en plus présent au cœur du monastère, rendant sa diffusion à la fois troublante et angoissante. J’y ressens ici une tension narrative similaire, une tension qui devra nécessairement nous conduire vers une révélation substantielle.
Mais pour l’instant, seuls nous sont révélés les mots d’une personne qui semble présenter Tetsuo à ses futurs amis. Et en effet, à la case suivante, nous voyons une dame à lunette le tenant par la main. C’est la même situation que nous vécûmes durant le délire de numéro 41. Mais à cette époque, elle nous était proposée depuis le point de vue de cette femme, regardant l’enfant qui se demandait, attristé, où on l’emmenait. Tetsuo démontra d’ailleurs ne vouloir y aller, et dans cette présente vignette, il pousse les mêmes jérémiades. Indéniablement, cette dame le conduit au pensionnat et elle doit être une employée de l’établissement, vu que c’est visiblement elle qui fit les présentations à ses camarades de classe. Juste au-dessus, une autre scène que nous vîmes lors du délire, avec un professeur faisant l’apologie de la connaissance et de l’apprentissage. Ses élèves l’écoutent plus ou moins et semblent être les promus de l’année, vu leur âge apparent. Et encore un peu plus haut, nous faisons face à un panorama perturbant, une copie conforme de la première vignette de l’épisode 55: les ruines de Néo Tokyo divulguant ses splendides reflets. Que fait cette image ici? Pourquoi un tel saut temporel? Et pourquoi est-elle accompagnée par ces mots: «Je ne veux pas que tu me suives.» Qui prononce cette phrase? Et pour qui est-elle prononcée?
Tout d’abord le visuel. Il est impactant, mirifique, et indétachable des évènements qu’il introduit: c’est-à-dire l’orgie sexuelle auquel se prépare Tetsuo, sa rencontre avec Kaori et le délire qui s’en suivra. Nous savons tous qu’il n’y a pas eu d’orgie ce soir-là, au pire quelques embrassades, vu que les filles sont mortes suite à leur consommation de drogue. De plus, nous avons la certitude que Tetsuo n’a jamais eu de relation sexuelle avec Kaori, cette dernière nous le confirmera par la suite. Et enfin, nous avons admis que le délire de numéro 41 fut avant tout déclenché par la présence de la jeune fille. Donc, des trois évènements qui suivirent ce clair-obscur urbain, il n’en reste plus qu’un! Pour moi, ce panorama digne d’un crépuscule des idoles est intimement rattaché à la rencontre platonique entre Tetsuo et Kaori. Observer ce visuel lénitif me fait directement penser à cette symbiose chaste et émotionnelle (et pourquoi pas maternelle) qui sut unir nos deux bambins. Contempler cette estampe dans sa solitude ne m’embourbe que dans ce souvenir singulier. Maintenant, pourquoi voit-on cette image ici? Si elle était apparue sur la double page antérieure, cela aurait été compréhensible, car elle se serait insérée dans sa chronologie. Mais non! Nous la croisons là, proche du final de ce flash-back introspectif. Le fait que ce soit un copier-coller pourrait nous faire croire à de la fainéantise. Mais il n’y a jamais rien eu de fainéant dans Akira, tout s’est toujours trouvé au bon endroit et au bon moment. Donc la présence de ce crépuscule à cet emplacement est sûrement justifiée. Mais, comme je l’ai mentionné plus tôt, noyé dans sa solitude, il ne peut qu’affermir notre embourbement.
Au sujet de la phrase qui l’accompagne, «Je ne veux pas que tu me suives», on va rapidement en déduire que c’est Tetsuo qui parle! Mais à qui parle-t-il? À Kaori, afin de répondre à la métaphore que proposent ces ruines décousue de la capitale? Difficile d’y croire, vu que numéro 41 a déjà fait le deuil de sa bien-aimée. Il ne reste plus que Kaneda, car Tetsuo n’a pas eu grand monde dans sa vie. Il ordonne donc à son pote de ne pas le suivre, de ne pas l’accompagner dans cette frénésie qui le tourmente à cet instant présent. Nous retrouvons d’ailleurs le jeune, entouré par Yamagata et Kai. Ils regardent, avec une certaine prépotence, Tetsuo qui, au vu de la contre-plongée, semble être assis ou accroupi. Étant le seul à avoir la bouche ouverte, Kai, méprisable comme à son habitude, lui demande si c’était la première fois. La question est on ne peu plus explicite. Pour utiliser le jargon arrogant de l’adolescence, il lui demande clairement si c’est la première fois qu’il a forniqué. Aucune réponse tangible de la part de l’intéressé, même si on n’a aucun mal à se l’imaginer. À cette époque, Tetsuo n’avait jamais eu de rapport sexuel avec une fille, le crépuscule sur Néo Tokyo est là pour nous le confirmer, ce qui rend son emplacement, dès lors, pleinement justifié. Donc oui, Tetsuo fut peut-être surprotégé par ses amis pour sa fragilité apparente, il fut aussi, pourquoi pas, traité comme un enfant par ces derniers, comme le petit frère de la bande. Mais les faits sont là, Tetsuo a toujours été un enfant, même à l’âge fiévreux de l’adolescence; il n’a jamais grandi, comme il nous le démontra lors de la guerre des gangs. Abandonné à la naissance, sans amour maternel pour le réconforter, sans présence paternelle pour imiter, sans idoles pour vénérer, il ne fait aucun doute que son épanouissement corporel et émotionnel dut être très limité.
Mais changement de décor, nous nous retrouvons dans un quartier résidentiel avec ses tours HLM. Quatre femmes pointent leur regard dans la même direction: Tetsuo. Parmi celles de l’arrière-plan, on remarque la dame à lunettes qui accompagna l’enfant quelques vignettes plus loin. Seule la trame de sa jupe pourrait contredire cette ressemblance. On pourrait donc s’imaginer être aux portes du pensionnat. Celle du premier plan, les bras croisés, s’exclame alors: «Tu es encore en train de pleurer ? Tu comptes continuer ça jusqu’à quand ? Ça suffit! Tu n’es même pas mon vrai fils en plus.» Qui est cette femme qui se permet d’articuler de telles sentences? Ce n’est bien évidemment pas la mère biologique de Tetsuo, vu que celle-ci l’abandonna à la maternité! C’est peut-être un membre de la famille, comme une tante ou une cousine éloignée; c’est peut-être, pourquoi pas, la mère adoptive. À vrai dire peu importe qui est cette femme, ce qui est clair, c’est que c’est elle qui prit en charge l’enfant juste après sa naissance. Et ici, perdant patience, elle semble le remballer avec des termes plutôt âpres.
Et l’image suivante confirme la sécheresse de ces mots. Nous voyons la silhouette de Tetsuo chougnant dans la même posture, pour la sixième fois, mais totalement seul, perdu, au milieu de ce quartier résidentiel. Les quatre femmes ont brusquement disparu de la scène. Cette vignette est poignante, douloureuse, on a vraiment l’impression que l’enfant a été abandonné, pour la seconde fois. Et si son premier abandon, à la naissance, se noya dans les méandres de son inconscient, ce deuxième abandon, lui, resta profondément ancré dans ses souvenirs. Cet évènement a incontestablement marqué la vie de Tetsuo, à jamais. Car le second abandon ne fait que confirmer le premier, il ne fait que banaliser sa récurrence, et ceci est la pire condamnation que l’on peut prodiguer à un être humain. Voilà donc ce que fut le trauma de numéro 41, voilà ce que fut la base dramaturgique d’Akira, et voilà aussi, enfin, la réponse à la question de Kaneda. D’ailleurs, et ceci ne peut être nié, mais la seule personne qui aura accompagné Tetsuo jusqu’au bout, et qui donc ne l’aura finalement jamais abandonné, c’est Kaneda, toujours présent et témoin de ce flash-back introspectif. Cet unique constat suffit à boursoufler notre âme d’une douce et enivrante émotion. Et pour parfaire le délire jusqu’au bout, j’affirmerai même, sans aucune hésitation, que lorsque nous entendîmes numéro 41 demander à son pote de ne pas le suivre, il ne faisait que lui ordonner de l’abandonner, et ainsi garantir cette récurrence effroyable.
Mais tout se glace dans un silence marmoréen, seul le larmoiement de Tetsuo se fait perceptible. Le jeune enfant est toujours en train de se masquer le visage, dans la même posture qui fit suite à son deuxième abandon. Kaneda, sous son apparence actuelle, le regarde fixement, droit, immobile. Il l’interpelle, lui demandant si c’est un rêve, mais l’enfant ne semble pas l’entendre. Soudain, une voix résonne dans l’atmosphère de ce quartier résidentiel, prétendant que ce ne sont que des souvenirs enfouis et brutalement libérés. Kaneda reconnaît tout de suite le timbre de numéro 19 et il offre à cet instant une grimace identique à celle qu’il fit lorsque, depuis le balcon du monastère, il soupçonna la vieille de manipuler Kei. À croire que lui aussi porte une certaine rancœur à la prêtresse. Cette dernière lui confirme qu’il se trouve maintenant à l’intérieur même de ces souvenirs. L’adolescent réagit, il s’imagine être dans ces rêves que font les gens juste avant de mourir. Mais Miyako affirme que Tetsuo, toujours en train de pleurer, s’est émancipé des entraves de son corps. Et on comprend alors mieux ce qu’elle voulait dire lorsque, au côté de Masaru et Kiyoko, elle parlait d’un numéro 41 en phase finale, évanescent. Mais soudain, sous le regard subjugué de Kaneda, l’environnement urbain dans lequel se trouvent nos deux héros se noie dans un tourbillonnement cinétique reconnaissable. La perspective se contorsionne, elle se dilue dans une fluctuation vertigineuse, entraînant avec elle le jeune Tetsuo. Nous avions déjà pu contempler une telle dynamique durant l’épisode 71, avant que notre adolescent ne s’extirpe de ce courant invariant. C’était à la maternité, sa mère biologique voulait le prendre dans ses bras, mais elle ne le put, emportée par ce même tourbillonnement cinétique. Ce visuel, au travers de cette métaphore, nous avait prouvé que ce premier abandon avait été embringué par la promptitude du courant. Et à cet instant présent, c’est au tour du second de se diluer pour enfin s’extraire du flux: à partir de maintenant, et on peut l’affirmer, Tetsuo ne souffrira plus.
Kaneda observe toujours ce qui se déroule autour de lui, il n’est pas affecté par cette célérité et, pendant que Miyako poursuit son discours, il se noie dans une obscure profondeur. Il semble effectuer un voyage dans la mémoire de la vie comme le mentionne la prêtresse. Il plane à côté d’un cordon ombilical torsadé, fait face à une masse embryonnaire déféquant de chaleur, s’approche d’une porosité épidermique sanguinolente, divague aux abords des tissus cellulaires, pour enfin côtoyer la double hélice d’ADN, berceau de l’hérédité. Et la vieille poursuit son discours adipeux, en nous précisant que toute cette évolution du vivant ne peut expliquer la longévité de la mémoire moléculaire ou de celle de l’univers. Kaneda, interloqué, se retrouve alors devant une galaxie et il est absorbé par son éclat, tout comme put l’être Tetsuo durant sa crise. Mais l’amas stellaire se transforme subitement en un artefact sphéroïdal et fractal. L’adolescent est toujours là, planant la tête en bas, face à cette entité et à son ondulation sinusoïdale. Numéro 19 prétend qu’à l’origine, une puissance fut libérée, et qu’elle serait devenue par la suite ce grand courant de l’univers. Cette puissance aurait été dispersée, mais chacun de nous l’aurait gardée en mémoire, telle une petite graine ayant visiblement la forme de cet artefact sphéroïdal. Même si l’allusion au Big Bang est manifeste, on sent bien Miyako s’embourber, à nouveau, dans un délire métaphysique et irréel, ce qui fait de sa dictée la suite logique de son entretien avec numéro 41. Néanmoins, Kaneda lui coupe la parole et lui demande pourquoi cette puissance, qui semble être propre à Akira et à Tetsuo, ne mène qu’à la destruction. Même si le jeune fut un témoin partiel de la destruction de Néo Tokyo et de l’autodestruction absolue de son meilleur ami, il ne put visiblement cerner le pouvoir qui habitait ce dernier. Et c’est compréhensible, Kaneda ne s’est jamais retrouvé au côté des scientifiques lorsque ces derniers parlaient du Little Big Bang. De plus, on remarque aussi que notre héros resta et reste totalement indifférent au voyage temporel qu’il effectua après le cataclysme. Le fait de s’être embourbé dans une dimension méconnue ne l’a manifestement jamais perturbé. Mais Kaneda est ainsi, il est émotionnel avant toute chose, et sa vision du monde repose sur cette base qui le caractérise.
Ceci dit, la vieille lui répond qu’Akira a peut-être essayé d’apporter un tournant (une touche) à l’évolution humaine. Difficile de savoir si Miyako fait de la métaphore, mais on sent dans ses propos que l’action et la volonté de numéro 28 sont intimement liées. C’est comme si Akira s’était volontairement extrait du courant invariant pour engendrer ce tournant tant espéré. Et il ne fait nul doute que la prêtresse était au courant de ce processus, vu qu’elle s’efforçât, jusqu’à son dernier souffle, d’accompagner son avènement. «Mais pourquoi?» rétorque Kaneda, persuadé que l’évolution est un cheminement programmé. Sa remarque est perspicace et démontre que notre jeune effronté possède une certaine connaissance du Darwinisme, ce qui peut surprendre. Mais la vieille parle d’évolution humaine, et non des espèces en général. Depuis qu’Homo Sapiens confectionne des outils, il s’est depuis longtemps extrait de cette fatalité sélective. Le réveil d’Akira va donc au-delà de tout ça. C’est une dynamique qui surpasse les lois de l’évolution cellulaire, sa finalité tend vers une transcendance incontestablement inexplorée, vers une dimension qui éclipse toute autorité scientifique. D’ailleurs, Miyako s’interroge, supposant qu’il serait possible à l’humanité de choisir son propre chemin. Mais Kaneda ne peut l’accepter, il ne peut admettre qu’un choix d’évolution puisse être envisageable. Et, pendant que cet artefact sphéroïdal et fractal dilate sa candeur dans l’opacité spatiale, la vieille termine sa phrase: «Vos enfants verront le résultat». À la vue de ces mots, il est difficile de ne pas réécouter la requête de Chiyoko lorsque, agrippant Kei de ses bras musclés, elle lui postula que son tour viendra, qu’elle vivra et qu’elle aura des enfants. Ce qui se trame à cet instant précis n’est que le début d’un long processus de transformation que seules les générations futures pourront pleinement savourer. C’était comme s’il avait fallu sacrifier deux générations, celle des années 70 (Akira) et celle des années 2000 (Tetsuo), pour qu’Homo Sapiens, enfin, atteigne son Nirvana. Mais Kaneda persiste. Repensant aux mutations de son ami ou à ces jeunes rabougris du laboratoire, il ne peut tolérer que ceci soit le choix de l’humanité.
Mais tout s’arrête, tout s’analgésie, tout se noie dans un mutisme atrophiant. Kaneda se retrouve debout, dans un vaste couloir aseptisé et se surprend de sa présence en ces lieux. Au bout de l’allée, il remarque un mioche se déplacer nonchalamment, alors que la voix de Miyako continue de résonner dans sa petite tête. L’adolescent décide de suivre l’enfant, pendant que des termes à forte connotation agricole se font ouïr: «Dans une tentative de les faire germer», «on leur a donné trop d’engrais». On a vraiment l’impression que numéro 19 parle de botanique et de récolte. Ce qui, indirectement, nous pousse à apprécier un peu plus cette petite graine que nous gardâmes en mémoire, celle même que nous devions faire croître avec pudeur et modestie, avec sagesse et réflexion, avec patience et compréhension. C’est fou, mais lorsque j’entends les mots «graine», «mémoire», tous ces termes phytologiques, ou même ce voyage infraliminaire dans les souvenirs de Tetsuo, je ne peux m’empêcher de penser à Memories, le deuxième film d’Otomo, sorti en décembre 1995. Ce recueil de trois courts métrages avait pour devise: «In the future, present or imaginary world, MEMORIES reveal themselves, like rose’s petals opening». Ce que nous pourrions traduire en bon français par: Dans le futur, le présent, ou dans un monde imaginaire, Memories (le film) les révèle (révèle les êtres humains) telle l’ouverture des pétales d’une rose. Cette rose, par son doux déploiement, révélait l’humanité dans sa globalité, tout comme cette graine, au travers de sa lente germination, révélera notre humanité dans sa plus profonde singularité. Déconcertant...
Kaneda se trouve alors dans un corridor qui mène à une grande salle, auréolée d’un dôme imposant et lumineux, où déambule tout un tas de bambins. Il est impressionnant comment la vue de ce dôme me fait immédiatement penser à celui, gravé de ce bas relief si particulier, que nous aperçûmes dans le monastère lors de l’épisode 66. Bien évidemment, rien n’est plus ressemblant à un dôme qu’un autre dôme, mais il n’empêche que leur similitude interpelle. Ce qui prouve, vraisemblablement, que Miyako, petite, s’était retrouvée dans cette grande salle. Kaneda pénètre dans les lieux, ses pas piétinent une moquette tout de suite reconnaissable, vu que c’est la même qui recouvrait le sol de la nursery dans le QG du colonel (elle-même auréolée aussi d’un dôme imposant). Comment, trente ans après, l’armée a pu reproduire ce sol a l’identique, alors que tout avait disparu après l’explosion de 1982? Bref, l’adolescent observe pendant que Miyako affirme que c’est dans cette pièce qu’étaient rassemblés les enfants qui montraient des signes. Soudain, le jeune homme aperçoit Akira, sourire aux lèvres, en train de jouer avec un camarade. Puis, il constate la présence des cinq scientifiques qui figuraient sur la photo de famille lors du discours de la prêtresse (la deuxième femme n’est pas très visible, mais est bien présente en arrière-plan). Il s’interloque. Indéniablement, voir des adultes en blouses blanches apparaître aux côtés des récents mots de Miyako doit lui confirmer qu’il se trouve dans le laboratoire, sûrement au début des années 1980, et que tous ces mômes ici présents seront ces rabougris de demain. Ceci dit, on sent la relation entre les scientifiques et les mioches très amicale, très fraternelle. Ces derniers donnent vraiment l’impression d’apprécier ces premiers. Et vu que numéro 28 est visible en ces lieux, on s’imagine qu’il n’aurait pas été difficile de se photographier à ses côtés. Ce qui prouve bien que l’absence d’Akira sur cette photo de famille, lors du discours de la vieille, était purement symbolique. Le jeune môme était bel et bien assis sur sa chaise, au côté de ses camarades, mais on ne le voyait pas sur le tirage papier, car à cette époque, il était déjà, contrairement à ces mêmes camarades, hors du courant invariant.
Noyée au sein de ce silence pragmatique, la voix de la prêtresse retentit alors: «C’est ainsi que les expériences ont commencé.» Et une image monstrueuse, douloureuse, vient nous couper la respiration de par sa densité graphique: une machinerie complexe, ultra détaillée, asphyxiante et insatiable, s’octroie de la corpulence chétive d’un enfant. Cette vignette est tout simplement mortelle, elle nous démontre, sans aucune honte, ce dont serait capable l’humanité pour assouvir ses choix d’évolution. À la vue de cette lithographie, on se sent très loin du récit de Miyako, de ces tubes en verre plus fins qu’un vaisseau sanguin et remplis d’une émulsion salée. Ici, l’intrication du trait ne fait qu’alourdir la sophistication de la machine et de son appétit. Contempler cette image nous met mal à l’aise, il se dégage de sa vision un sentiment de dégoût profond, de mal-être insupportable. De plus, tout ceci est appuyé par les mots de numéro 19 qui poursuit sa narration, prétendant que la plupart de ces enfants chétifs sont devenus fous, ou handicapés, ou morts. Seuls quelques-uns se seraient éveillés à une certaine forme du Pouvoir. Kaneda semble alors faire face à l’un de ces mômes qui ne surent s’éveiller. Le mioche est assis contre un mur, amorphe, un casque sur la tête. Sa posture ressemble à celle d’une marionnette dont on vient de détendre les fils en fin de journée: totalement flasque et inerte. Notre adolescent contemple ce spectacle avec répugnance, il serre les poings en affirmant que ce Pouvoir n’aura finalement apporté que des malheurs. Mais il sursaute promptement, un autre timbre vocal résonne dans sa cage cérébrale. Il se retourne et voit Kiyoko, le visage rajeunissant, prétendant qu’au moins, elle y rencontra des amis. Et nous observons alors la petite fille, debout, encerclée par Masaru, Akira et Takashi, tous souriant dans une planche lumineuse. Numéro 25 se réjouit d’avoir pu être avec eux, d’avoir pu communiquer avec eux sans se fier aux mots, d’avoir pu s’entourer, simplement, de camarades qui se comprenaient.
Nous savons tous que le projet des années 60-70 était un programme eugénique qui cherchait à améliorer l’espèce humaine, lui conférant des facultés cognitives nouvelles et encore non explorées. Miyako n’apporte pas plus de précision à ce sujet, mais les récents mots de Kiyoko nous dévoilent que ces innovantes facultés portaient sur la manière de dialoguer avec autrui afin d’interagir différemment avec lui. Durant son histoire, l’Humanité a traversé trois grands bouleversements qui furent causés par l’apparition de nouvelles techniques communicatives: la première, lors de la conception de l’écriture; la seconde, lors de l’invention de l’imprimerie; et la troisième, avec l’avènement d’internet. Le style épistolaire fut roi et, après 5000 ans d’Histoire, on constate que toutes ces technologies de la communication ont fortement allégé notre mémoire (ce qui était leur but), mais ont aussi fortement alourdi le mot, comme s’il s’était asservi à une force invariable: «il n’y a rien hors du texte.» C’est ce que l’on pourrait ressentir en voyant à quel point Homo Sapiens, en 2019, paraît condamné à radoter et à pestiférer sans cesse, à s’enivrer du cirque et de sa loufoquerie mondaine, à s’abreuver d’un baratin burlesque et condescendant, rendant son environnement, finalement, trop indigeste et scabreux. Indéniablement, l’idée de ce scientifique, fou et excentrique, à l’aube du projet, était de s’abstraire de la technicité, s’abstraire de l’outil, afin de faire de cette capacité communicative une spécificité inhérente à notre biologie. Ainsi, il s’imaginait pouvoir propulser l’humanité vers cette transcendance inexplorée et positionner l’homme face à lui-même, face à ses propres facultés, face à son essence qui le caractérise. Minimiser le verbe, transmettre son potentiel sans intermédiaire, accepter et apprécier sa virtuosité pour interpréter le monde dans une justesse juvénile et ingénue: la science et la vérité sont de dimensions différentes. Était-il nécessaire d’avoir recours à une machinerie complexe, à des traitements chimiques douteux ou à des mutations génétiques incertaines pour en arriver là? La question est légitime, et chacun de nous aura sa propre réponse. Bien sûr, je ne peux affirmer si ceci fut l’idée directrice de ce savant, fou et excentrique, mais dans tous les cas, ce furent les premiers résultats probants des expérimentations qu’il effectua sur ces jeunes mômes. On appréhende d’ailleurs mieux pourquoi Akira était autant calfeutré dans ce mutisme insondable et pourquoi il devint soudainement plus communicatif une fois numéro 41 hors du courant. On devine aussi comment ce même Tetsuo avait pu dialoguer, jadis, avec une Kaori morte et inerte. Et on comprend aussi l’amertume du colonel lorsqu’il se trouvait face à la capsule cryogénique au début du manga. Il semblait contrarié par cette science qui avait enterré le fruit de ses recherches, trop apeurée par cette révolution civilisationnelle qu’elle avait amorcée. Il ne fait nul doute que le militaire avait connaissance de cette ligne directrice qui devait nous mener vers une nouvelle humanité. Comment le savait-il? Ça, par contre, je l’ignore!
Bref! Kaneda demeure interloqué par la dernière phrase de numéro 25: «Des amis qui se comprennent...» On le sent contrarié, comme s’il venait de se rendre compte que, finalement, il n’avait jamais compris Tetsuo et qu’il était passé, par mégarde, à côté de cette simplicité. Et en effet, Kaneda n’a jamais su interpréter les affres de son ami, il n’a jamais su percevoir le drame de ses abandons, il n’a jamais su comprendre les déchirements qui le tourmentaient. Et, s’agrippant à la main de Takashi, Kiyoko amorce l’énoncée de ces mêmes amis: Miyako et les sbires du monastère, Kei et Chiyoko, Tetsuo kun et... La case se noircit de lignes concentriques, les quatre mutants prennent leur envol, ils semblent s’extirper du courant et regardent Kaneda avec compassion. Le jeune leur demande d’attendre, comme s’il aurait aimé leur poser une ultime question. Mais tout se referme, la physionomie juvénile de nos numéros s’estompe, et Kiyoko, qui a parfaitement bien entendu la question, termine sa phrase: «Kaneda kun...» Notre héros se tétanise, il écarquille les yeux, sclérose sa bouche, trame son visage, donne l’impression de recevoir de plein fouet une révélation.
Depuis le début de cette analyse, j’ai su faire, à quelques reprises, des allusions à Domu, et notamment à Chô San, son personnage fétiche. Je l’ai quelques fois mentionné, tant certaines scènes d’Akira me rappelaient sans vergogne sa propre et noble présence. Mais là, il est impossible de ne pas voir en Kaneda la réplique parfaite de ce sublime portrait du vieillard que nous aperçûmes à la fin de Domu. La ressemblance est totale, autant dans les contours du visage (avec les rides en moins), que sur l’émotion ressentie. Tout comme Chô San sembla se confronter à l’évidence, au travers de cette illustration dantesque d’Otomo, Kaneda nous dépeint ici une émotivité homothétique, en voyant ses nouveaux amis, qu’il vient de comprendre, disparaître. Incontestablement, le plus beau portrait de notre héros. Katsuhiro étant avant tout un auteur charnel, il nous est facile de deviner pourquoi Tetsuo fut, durant tout le manga, le seul personnage à recevoir une attention particulière dans son tracé, le seul qui fut montré avec une telle précision et qualité. Kaneda, lui, nous fut plutôt esquissé de manière anonyme. À part quelques clichés tenaces pendant la guerre des gangs ou lors du face à face avec son ami dans les sous-terrains, il nous apparut sans cesse comme le bouffon de service, le clown de Sa Majesté, celui qui sut détendre l’atmosphère. Mais, c’était son rôle. Ici, ce portrait, qui rivalise avec celui de Chô San de par sa qualité et sa subjectivité, marque incontestablement un avant et un après dans l’évolution du personnage: Kaneda vient de percevoir le potentiel des mots. Je pense même que notre héros aurait mérité une double page pour exhiber ce faciès, afin d’intensifier ce clin d’œil, indéniablement sublime, fait à Domu.
Mais tout se fossilise, pour la troisième fois, dans une aphasie spleenétique. Nous sommes projetés dans une aire de jeu sous une autoroute suspendue, la même que nous vîmes lors de la crise de numéro 41. À cette époque, l’enfant venait tout juste de se faire tabasser par cinq larbins, et était par terre à quatre pattes, chougnant, tâchant de récupérer son Gundam brisé. Il avait d’ailleurs incliné la tête et vu Kaneda, immobile, derrière le grillage, pour la première fois. Tout nous pousse à croire que nous vivons, à ce moment présent, la prolongation de cette journée qui marque la rencontre originelle entre nos deux amis. Le jeune Tetsuo, essuyant ses larmes, se dirige vers une fontaine à eau. Une ombre se dessine alors, celle de Kaneda, adulte, qui s’étonne de se retrouver dans cet endroit si familier. Tetsuo se rince le visage, l’ombre s’approche de lui, mais c’est maintenant celle du jeune Kaneda. Ce dernier lui apprend que c’est toujours comme ça quand quelqu’un de nouveau arrive. Indéniablement, nous sommes aux abords du pensionnat, Tetsuo a été abandonné pour la seconde fois, il vient de faire ses premiers pas dans l’établissement et s’est fait, apparemment, bizuter. L’enfant, au regard si singulier, observe son interlocuteur avec crainte, il reste muet. Kaneda poursuit son phrasé: «Moi aussi, au début...» Difficile de savoir ce que veut dire le jeune garçon: si lui aussi tabassait les nouveaux arrivants; ou si lui aussi s’était fait tabasser, lors de son arrivée! Mais Tetsuo, méfiant, s’éclipse d’un pas leste. Si le deuxième abandon a ce pouvoir de confirmer le premier, il génère aussi en l’intéressé une phobie extrême d’être indéfiniment abandonné. Ce qui l’inhibe à entrer en contact avec quiconque, à poursuivre tout dialogue, à initier toute relation. Voilà pourquoi Tetsuo fuit à cet instant, lâchement, peut-être. Mais Kaneda l’interpelle, affirme qu’il est différent et, redevenu subitement adulte, lui révèle, d’une voix troublante d’empathie, qu’il veut juste être son ami. Le jeune Tetsuo stoppe sa fuite, se retourne timidement et s’étonne de cette révélation. Kaneda, dans son allure enfantine, exhibe sa joie dans un sourire diapré d’orgueil et de sincérité. Tetsuo, plus en confiance visiblement, donne suite au dialogue: «Boku ha Tetsuo, Shima Tetsuo...» Mais les ombres se durcissent, des lignes de vélocité infestent les cases, tout semble s’envaser dans la fatalité du courant. L’anatomie de Tetsuo se dilue et, au travers de son évanescence, il prononce ces mots sous la parabole de son sourire: «un nouvel ami...» Kaneda, les yeux en larme, lui demande d’attendre. Mais c’est trop tard, le jeune Tetsuo disparaît, emporté par le flux qui, indirectement, s’accapare aussi de cette amitié. Kaneda hurle le prénom de son compagnon avec la même ferveur que lorsqu’il lui tira dessus près du hangar, avec la même véhémence que lorsque SOL déchiqueta le cratère, avec la même fougue que lorsqu’il observa le trou béant sur la Lune. Il le hurle, maintenant, les orbes oculaires dégoulinants, avec une détresse submergée d’une intense appréhension: il voulait être son ami. Et c’est au tour de son anatomie de se diluer, lentement. Le jeune se surprend, examine ses paumes se confondre avec les jets de vitesse. Son regard est mélancolique, il semble s’appesantir dans une passivité implacable, il semble se laisser emporter par ce courant afin de ne pas mettre un terme à cettedite amitié. Mais soudain, il entend l’acoustique saccadée de son prénom. Il hausse le regard et une Kei en flamme apparaît, la même que nous pûmes observer dans la bouche de métro lors de l’épisode 78. Le spectre de la jeune femme s’affiche au-dessus de l’adolescent subjugué et elle le renomme de vive voix.
Mais une double page vient casser ce rythme enivrant et trépidant, offrant aux lecteurs la même sensation qui put le galvaniser à la cent seizième minute du film. D’énormes tornades s’emparent de la capitale qui s’enlise dans sa énième destruction. Tout n’est que chaos, et on prend conscience, à ce moment, que l’énergie immaculée d’Akira a intégralement emmitouflé celle de Tetsuo. Il est d’ailleurs impressionnant de voir à quel point ces cyclones intempestifs qui bordent ce dôme luminescent ressemblent à ce cordon ombilical torsadé vers lequel planait Kaneda, voilà quelques planches. C’est comme si l’incandescence de numéro 28 était rattachée à une matrice supérieure, était en connexion à une entité intangible et imperceptible. Mais nous retrouvons notre héros, il offre un regard adipeux et une posture molle. La Kei brasillante s’approche de lui, les bras écartés, tout comme elle put le faire dans la bouche de métro. Elle affirme qu’il faut faire vite, qu’Akira est en train de dévorer Tetsuo. Mais Kaneda reste inerte, passif, immobile, les yeux contemplatifs face à cette chimère mouvant sa nudité enflammée. Le jeune revit alors la scène des sous-terrains, lorsque cette même occurrence traversa son corps avec véhémence et s’étiola, promptement, en une brisure reluisante. Un copier-coller des cases à l’identique pour nous rappeler que cette Kei irradiante avait été conceptualisée par Tetsuo afin de prévenir son ami d’un avènement proche, afin de le contraindre à se remuer dans une orientation bien précise. Ce qui nous laisse supposer que cette présente manifestation ne peut être due qu’à une intervention insoupçonnée de numéro 41. Mais l’espace se contorsionne, les images de Kei et de Kaneda se courbent sous les forces gravitationnelles. Et l’adolescent se revoit alors en flamme, dans la chambre du monastère, face à la jeune femme. Il est d’ailleurs fou de constater, dans cette contre-plongée, comment les motifs du plafond s’apparentent à la façade du building qui s’acoquinait au Fiftyfive Bank. Kaneda présente la même position pétrifiée que celle arborée lors de la deuxième manifestation, mais c’est bel et bien devant sa compagne qu’il se trouve, au temple, en train de se demander où il est. Kei, toujours secouée par cette célérité lui ordonne de se ressaisir, de ne pas se laisser charrier par ses émotions. Mais l’adolescent, tout justement émotionnel, s’engouffre, à son tour, dans un vertige introspectif. Il voit la destruction de Néo Tokyo, il se replace dans la planque des anarchistes en train d’observer son double en flamme. Kei, maintenant sa lucidité, le prévient que s’il ne réagit pas, il sera emporté, lui aussi, par Akira. Mais Kaneda s’obnubile à dévisager son sosie irradiant, pétrifié, sclérosé, et il contemple les édifices s’effriter sûrement dans cette même posture. Et même s’il semble se ressaisir un instant, il se revoit sur le Fiftyfive Bank en train de s’immiscer dans cette dimension méconnue, comme s’il revivait, à cet instant présent, cette expérience passée. Il se revoit en train de courir, main dans la main avec Kei, afin d’éviter les salves meurtrières de SOL. Il se revoit, embrassant cette dernière alors manipulée par numéro 25, en train de surgir dans une salle d’armement au QG du colonel. Il se revoit à fond la caisse sur sa moto, il se revoit... Et lui aussi, au travers d’une fracture de Voronoï, semble faire ce rêve que font tous les gens juste avant de mourir.
Mais tout cesse, pour la quatrième fois, tout se tétanise dans une mutité mélancolique. Nous sommes dans cette aire de jeu, Kaneda se trouve sur la balançoire, nonchalant, jouant avec son ombre portée. Il mentionne le nom de son ami sous un regard neurasthénique, et donne l’impression de l’attendre, prouvant, par cet acte simple, que jamais il ne l’abandonnera. Il réapparaît subitement sous son apparence enfantine, se met sur pied, et vocifère une seconde fois le nom de Tetsuo, son meilleur ami. Le jeune semble contrarié, il devait se retrouver, ici, avec son nouveau compagnon. Mais personne! Soudain, le vertige concentrique se fait de nouveau sentir et une voix résonne alors. La bulle l’enveloppant nous est présentée sous la même forme que celles qu’utilisaient Kiyoko ou Miyako durant leurs récentes interventions. À ce moment, il est impossible de savoir qui prend la parole, mais l’une d’elles affirme que Tetsuo n’est plus là. Kaneda, redevenu adulte, réagit, fronce les sourcils, semble affermir ses jambes, mais il n’en demeure pas moins immobile, passivement cloué sur ce sol qui s’effrite, pendant que cette même voix finalise: «Tu dois partir». Mais Kaneda, jamais, n’abandonnera Tetsuo, donc il reste figé, inerte, invariant. Il se fait alors transpercer par ces faisceaux de lumière sombres et véloces, rendant son corps soudainement évanescent. Il panique, s’interpelle, se surprend de réentendre son prénom, se retourne nonchalamment et observe Kei, luttant contre le courant, lui tendre sa main droite. Ce n’est pas la vision enflammée que nous vîmes il y a un instant, mais bel et bien la jeune femme, vêtue de son kimono, qui surgit du néant. Par son geste contracté, elle pousse Kaneda à l’action, l’oblige à se raviver, l’invite à se secouer. L’adolescent crispe son visage, il donne l’impression de guerroyer contre l’écoulement de cette fatalité. Et une voix se fait soudainement entendre: «Retourne auprès de ceux qui ont besoin de toi». La manière dont nous est présentée cette bulle prouve que ce n’est ni Miyako ni Kiyoko qui parle. Mais alors, qui est-ce? Est-ce Kei? Tout récemment, lorsque la jeune femme prenait la parole, c’était au travers de son homologue reluisant. Ici, nous sommes face à une Kei un peu plus concrète, celle même que nous vîmes planer dans les airs au moment où Akira s’exécuta. De plus, s’il y a quelqu’un qui a fortement besoin de Kaneda, c’est bien elle, et je la voie mal se mentionner à la troisième personne. Kei est trop humble pour ça, ce n’est pas dans son style. Donc non! Pour moi ce n’est pas la jeune femme qui parle, mais Tetsuo. Cette dernière phrase, «Retourne auprès de ceux qui ont besoin de toi», est la continuité parfaite de celle qu’il proféra durant son flash-back, lorsqu’il demanda à Kaneda de ne pas le suivre. Après lui avoir ordonné de l’abandonner, il lui ordonne donc de ne surtout pas abandonner Kei, mais de la suivre afin de répondre à ce message subliminal qu’il lui envoya dans la bouche de métro, mais que son ami n’avait pu comprendre, faute de temps. Notre triangle relationnel est donc toujours présent, mais cette fois-ci, il a pour crête commune Tetsuo, qui sert de passerelle entre nos deux amants. Ces derniers, les yeux en larme, contemplent leur gestuelle réciproque, et leur deux mains se frôlent, s’unissent, afin d’affermir cette base triangulaire, afin de forger cette base fondatrice. Tetsuo sauve son ami, celui qui ne l’aura jamais abandonné, pour la troisième fois.
Une double page nous montre alors le dôme final. Son assise sombre et ses contours lisses nous rappellent ceux de la deuxième manifestation. Sa candeur évidente et sa trame chaotique nous évoquent la récente libération de Tetsuo lorsqu’il fut touché par SOL. Le jumelage est donc parfait, la fusion est totale, et les ruines de la capitale s’émulsifient dans une calligraphie désordonnée. Mais soudain, tout se contracte, la demi-sphère disparaît pour laisser place à une boule incandescente et rayonnante qui finit par se diluer au-dessus d’un cratère béant. C’était comme si une géante rouge venait de s’effondrer sur elle-même afin d’exploser en supernova et ainsi déféquer des éléments lourds propices à la construction d’un Nouveau Monde. Si l’on respecte cette analogie, on ne peut qu’en conclure que nous nous trouvons face à un évènement qui changera définitivement la face du globe. Mais surtout si l’on prolonge la métaphore, on s’imagine que la résultante de ce souffle rémanent ne peut être issue que d’une nucléosynthèse profondément anthropologique. Si l’on en croit Kiyoko, il surgira de ce cataclysme une humanité apte à communiquer sans artefact, sans fibre optique, sans technicité. Et si l’on en croit Miyako, c’est la prochaine génération qui sera actrice de cette transcendantale transformation. D’ailleurs, en contemplant plus attentivement les deux vignettes qui nous présentent cet évènement, je ne peux m’empêcher de repenser à la page-titre de l’épisode 70. Non pas qu’il y ait une ressemblance explicite entre ces deux visuels, mais l’allusion m’a l’air on ne peut plus évidente. Ce qui voudrait donc dire que ce bas-relief présent dans le monastère de la prêtresse ne représentait pas un halo lumineux (mais ça, nous le savions déjà), encore moins l’extrémité arrogante de ce courant invariant, mais bel et bien cette déflagration cosmique auquel nous venons d’assister. La vielle était donc au courant, elle était au courant de tout, elle savait tout et avait tout prévu. Pour elle, tout était subliminalement écrit depuis son phrasé adipeux qu’elle prononça face à la félonie d’un Nezu courbé lors de l’épisode 19. Sacrée Miyako...
La déferlante poursuit son errance au cœur de cette architecture périclité, elle dilacère les baies vitrées avec fureur, renverse les édifices comme un jeu de cartes. De sa force s’extrait une masse poussiéreuse et humide, d’où déambulent ces katakanas si singuliers, mélodistes de cette sonorité grave et répétée. Leur agencement, uniforme et cadencé tel un rayonnement gravitationnel, semble inéluctablement articuler les derniers battements myocardiques de Tetsuo. Une double planche aérienne nous montre alors l’épicentre de la manifestation, enveloppé d’un vortex nébuleux. Un visuel similaire à celui qui faisait suite à la destruction de Néo Tokyo. Sauf qu’ici, le courant d’air ruisselle dans l’autre sens, et un champignon de fumée s’élève depuis son cœur. Un plan terrestre et plus large nous affiche cette scène bercée par la même valse virevoltante. Depuis ce point de vue, on distingue très bien cette cheminée vaporeuse qui se dresse jusqu’aux cieux.
Une succession d’images silencieuses nous expose ensuite le lessivage incessant de la cité en ruine, au travers de cadrages précis et variés. La focale se stabilise, lentement, et montre les premiers survivants de ce peuple d’un Néo Tokyo dévasté. Posté sur les décombres, l’un d’eux est en train de pointer du doigt le firmament, invitant ses compagnons à la contemplation. Une vue en contre-plongée, esthétisée par la perspective des buildings encore sur pied, nous divulgue alors ce ciel voilé d’un courant nébuleux uniforme. Celui-ci modèle ses traînées albâtres dans une cinétique tourbillonnante qui se dilue à chaque révolution. Aux abords d’une dépression architecturale, Joker et Chiyoko refont surface, ils hypnotisent immédiatement leur regard sur cette valse insatiable. Depuis les vestiges du stade Olympique, la caméra se rapproche du colonel soutenant sa cuisse apparemment fracturée. Lui aussi lève les yeux au ciel, le visage transpirant et nimbé de fascination. Il contemple ces traînées nuageuses fluctuer avec grâce et délicatesse et quelque chose se passe en son for intérieur. Proche d’autres structures en ruine, nous voyons Simmons au côté de quelques réfugiés. Lui aussi ausculte le firmament et semble comprendre, sans épaisses lentilles, ce que cache cette fluctuation discursive. Au travers de cette cinétique tourbillonnante et de ses trois apparitions répétitives, j’ai l’impression de voir une analogie indéniable à ce courant invariant, uniforme et atemporel. Introduit métaphoriquement dans l’épisode 67, lors d’un instant empli de poésie, cette mouvance fuligineuse paraît ici s’estomper, aux yeux de tous, afin de diluer sa trame dans cet azur empyrée. Le vortex hypnotisant qu’elle calligraphie, à cet instant, symbolise, euphoriquement, ce flux cosmique et intangible. Cependant, sa douce résorption, ici, semble offrir à l’humanité une opportunité de ne plus s’assujettir à sa fatalité: «Le seul rôle véritable de l’homme, né sous l’emprise du courant, est de vivre, d’avoir conscience de sa vie, de sa révolte, de sa liberté.»
Mais les ruines de la capitale s’éclaircissent promptement, les rescapés du désastre s’en extraient. Certains pointent toujours leur doigt vers cet azimut cyclothymique, d’autres se lamentent de la perte d’un proche, il y en a même un, les yeux bandés, qui incline son visage vers ces cieux tourmentés. Cependant, tous se remettent sur pied et vont de l’avant dans une démarche indolente. Un moine du temple est assis, effondré, désabusé: peut-être est-il le seul survivant de la secte. Des soldats américains sortent de leur planque, titubants, sûrement désorientés par ce qui vient de se produire. Des souliers s’enlisent dans une boue encore flasque, c’est Kai, il est anxieux et hurle le prénom de son ami. Il est tout proche d’un pont qui ressemble fortement à celui qui se trouvait au pied de l’édifice Ginza dans les premières pages de l’épisode 91. À cette époque, sa présence avait marqué le début de cette folle journée. Il semble ici, à ce moment, en marquer la fin. Le jeune pousse un second cri afin de perdurer son appel, et l’écho se propage jusqu’au zénith de ce cratère fraîchement formé. La colonne de fumée qui calfeutrait ce dernier a presque disparu, seul un filet vaporeux s’extirpe de sa base inondée. De cette dissipation surgit un amas de ruines telle une île perdue au cœur du lagon. Sa forme conique nous fait penser à l’architecture iconique d’une tour de Babel, et juste au-dessus, les nuages poursuivent leur mouvance lymphatique. La caméra s’avance de cet amas désordonné, la vapeur continue son tangage insouciant, le ciel s’ouvre toujours un peu plus. Maintenant à proximité, on y remarque plus en détail l’agencement chaotique de bâtisses effritées, les éboulements du béton se font même entendre. Par-dessus une structure démembrée, on distingue deux silhouettes fantasmagoriques: celles de Kei et Kaneda. La première est accroupie, exténuée. Le second est debout, droit, les poings serrés tels qu’il les exposait devant le jeune enfant du laboratoire. Face à ce spectacle répugnant, il avait d’ailleurs affirmé que le Pouvoir, finalement, n’apporta que des malheurs. Peut-être se souvient-il de cette phrase en orientant ses pupilles vers ce diffus horizon. Mais son visage est vaporeux et son regard absent. Notre jeune homme est noyé dans un mutisme à la fois raisonné et introspectif. Il doit se remémorer cette expérience tout juste vécue, il doit repenser à Tetsuo, son meilleur ami, et à ses affres qu’il ne put entrevoir. Il doit repenser à cette graine, à ce choix d’évolution, à ce minimum verbal et à tous ses actes manqués que sut lui révéler cette torpeur visuelle. Et malgré toute la finitude ressentie par cette expérience passée, il ne fait nul doute que pour lui, et ses globes oculaires en ont la conviction, tout ne fait que commencer. Je ne peux m’empêcher de frissonner à la vue de se portrait, il se dégage en lui une force émotionnelle encore inexplorée. Son tracé, simple mais impétueux, ne fait qu’exalter la prépotence de notre héros, son audace, sa singularité. Son crayonné ne fait qu’exposer, au travers d’une élégante finesse, son assurance et son atemporelle ténacité. Kaneda détend alors ses phalanges, posément, et affirme, dans un timbre vocal monotone, qu’ils sont tous partis. Kei se ressaisis, guide son regard dans une direction bien précise et, arborant un léger sourire, demande à son compagnon de lui aussi regarder. L’adolescent se retourne, et une planche phénoménale montre nos deux amants, perchés sur cette structure démembrée, observer le lointain qui dilue la capitale décapitée dans l’évanescence d’un jour nouveau. Cette photographie ostentatoire, orientée vers le soleil levant, capte avec pudeur le doux reflet des cieux apaisés, tout en nous inondant d’un stoïcisme évident face à l’urbanité délabrée.
Mais la caméra effectue un travelling au-dessus de ce paysage irradié, les façades des immeubles poursuivent leurs érosions grâce au passage du temps, des crabes refont surface sous un soleil de midi. Sur les eaux salées de la baie, des chars amphibies s’extraient d’une frégate pour onduler leur masse sur cette trame maritime. Dans les airs, ce qui s’apparente à des SA-330-Puma fond vibrer leur rotor à plein régime. Ils slaloment par delà les bâtisses et s’incrustent au cœur d’une artère éventrée dans une mise en scène typiquement hollywoodienne. Ce cliché me refait instantanément penser à cet ironique constat ressenti à la fin de la guerre des gangs: que les forces de l’ordre (ici l’armée) arrivent finalement toujours après la bataille! Les hélicoptères amorcent leur atterrissage, un marshaller est déjà au sol, et une poussière fine et sèche virevolte de toute part, embaumant des soldats présents sur le terrain. Un cadrage aérien nous montre alors l’établissement d’un camp militaire, ce qui prouve que plusieurs jours, voire plusieurs semaines, se sont écoulés depuis la récente catastrophe. Un général, chaudement habillé, orné d’un béret et de lunettes de soleil, reçoit des informations de la part de ses officiers. Ces derniers lui affirment qu’aucune hostilité n’est à signaler, seuls les rescapés du désastre sont là, à attendre une aide alimentaire ou médicale. Ils poursuivent en lui annonçant que des éclaireurs partiront en repérage à 15h00. Mike, Bernardi et Dubrowsky sortent d’un des Pumas, ils sont eux aussi chaudement habillés et affichent un visage inquiet. Au sein du camp, beaucoup de Néo Tokyoïtes font la queue, bien encadrés par des soldats armés et vigilants. Par peur des radiations, ils sont tous contrôlés au compteur Geiger et séparés en deux files, suivant qu’ils soient affamés, malades ou blessés. Un officier fait alors un appel, demandant à quiconque possédant des informations de se rendre au quartier général. Mais personne ne porte attention à cette requête, tous se concentrant essentiellement à boustifailler. Au milieu de ces loques, Simmons sirote une boisson chaude, il a l’air exténué. Soudain, son regard s’écarquille, il remarque Mike noyé dans la foule, se dresse brusquement et hurle son nom avec joyeuseté. Les deux autres scientifiques se retournent, surpris, et une vignette, statique et sublime, théâtralise leurs rencontres dans une fadeur des plus succulente. Ils s’embrassent, se félicitent de leur retrouvailles, mais leur parole se fait très vite masquer par celle d’un soldat qui annonce l’imminent départ de la patrouille de reconnaissance.
Et en effet, une jeep et un tank s’apprêtent à partir sous le regard badaud des réfugiés et la salutation machinale du général. Les deux véhicules prennent la route au travers des débris, pendant que d’autres miraculés fluctuent leur mouvance en direction du camp. Ils sont alors face au pont qui avoisinait l’édifice Ginza, comme si cela annonçait un nouveau commencement. Mais soudain, une roquette zèbre la vignette de ses lignes de vitesse et vient exploser à cinq mètres de la Jeep. Les militaires s’arrêtent, et Chiyoko, positionnée sur ce même pont, effectue un second tir qui se veut plus précis. Le bruit est détonnant, et les soldats sont éjectés à terre. Depuis le camp, le général, les scientifiques et les rescapés se retournent vers ce maelstrom auditif et observent un nuage de poussière qui paralyse leur gestuelle. En amont, une plate-forme volante se détache de cet amas vaporeux: c’est Joker. Il est aux commandes de l’engin et Kaneda est debout sur le patin droit, maîtrisant parfaitement, ici, son équilibre. Il atterrit, sans même toucher le sol, et pointe joliment la mitraillette en direction de son assistance. Notre héros pose un pied à terre, il échange avec le clown un regard rempli de complicité, et ce dernier s’éclipse avec frénésie. Décidément, eux qui n’arrêtaient pas de se chamailler ou de se mettre sur la gueule dans le passé, semblent se faire, maintenant, praticiens de ce minimum verbal! Un soldat braque son M16 sur l’adolescent, mais le général lui ordonne de stopper son geste. Des bruits se font perceptibles par delà les décombres, et des dizaines de partisans s’affichent depuis les hauteurs des ruines. Tous sont armés, visant dans la même direction, et tous semblent être ces patriotes du levant. Kaneda, que l’on a presque du mal à reconnaître, affirme au militaire qu’ils sont totalement encerclés. Ce dernier est d’ailleurs hébété par cet accueil et sa mise en scène parfaitement bien orchestrée. Le jeune déclare que ceci n’est qu’une menace, sous-entendant que ces compagnons n’hésiteront pas à faire feu au cas où. Un interprète fait la traduction au général et répond qu’ils ne sont pas venus ici avec des intentions belliqueuses. Notre héros, toujours aussi confiant dans son élocution, se permet d’en douter. L’interprète poursuit en notifiant qu’ils ont été envoyés en mission par les Nations Unies afin de rétablir l’ordre et d’aider les réfugiés. Mais Kaneda, le visage emborvé d’une hargne profonde hausse le ton: «Tu m’en diras tant... Prenez vos armes et sortez de notre pays!!»
Obasan, soutenant toujours son bazooka à l’épaule, fait signe à ses confrères. Ces derniers détachent une énorme banderole qui se déroule lentement sous l’apesanteur. Et les kanjis du Grand Empire de Tokyo apparaissent, en contre-plongée, avec en premier plan un Kaneda à l’apogée de sa plénitude. La calligraphie est la même que celle qui était taguée dans moult endroits par le passé, avec ce mixte entre sinogrammes et idéogrammes. En dessous, le nom d’Akira s’exhibe en romaji et en majuscule, sûrement pour le rendre lisible au plus grand nombre. Vue sous cet angle, Kaneda nous fait comprendre que Tokyo n’est plus japonaise, mais qu’elle est devenue clairement une localité indépendante, validant ainsi l’instauration politique initiée jadis par Migite. Le général, l’interprète, les soldats, les réfugiés, les scientifiques, tous restent estomaqués. L’adolescent affirme même que cette banderole a beau être en lambeau, son cœur, lui, est de dentelle. Le traducteur s’offusque et prétend qu’ils ont reçu le soutien du gouvernement japonais. Une phrase qui peut faire sourire, car où se trouvait ce même gouvernement durant tous ces mois? Soudain, une main habile munie d’une bombe aérosol tague la lettre «A» sur la paroi d’un tank. C’est Kai, qui semble mimer la gestuelle des troufions de l’Empire lors du rapt de l’hélicoptère médical au début de l’épisode 49. D’autres jeunes surgissent de toute part et mettent en déroute la concentration de tous les soldats ici présents. Toujours dans une mise en scène bien orchestrée, ils extraient du sol leurs bécanes qui étaient enterrées ici par on ne sait quel mystère. Ils font pétarader les moteurs et foutent la zizanie dans le camp, ce qui sclérose le général. Kaneda espère d’ailleurs qu’ils apprécient leur petite «Welcom Party». Kai et ses comparses bousculent les militaires, patinent à leur côté et les éclaboussent de poussière. Ils se mettent ensuite à plein régime et quittent cette arène scénographique, s’engouffrant dans l’horizon périclité de la ville.
Au loin, un autre motard apparaît, à contre-courant: c’est Kei qui chevauche le gros cube de Kaneda. Elle effectue un dérapage contrôlé à quelques centimètres de son amant, qui n’aura même pas bougé d’un poil. Une vignette élégante, qui semble marquer le dernier acte de cette impétuosité théâtrale. Sous le regard sérieux de sa compagne, notre jeune effronté invite ses convives à déguerpir au plus vite. Cependant, prenant assise sur la moto, il les remercie, sarcastiquement, pour toutes ces fournitures apportées, singeant à merveille la réplique des partisans du Grand Empire à l’aube de sa création. Le général est consterné, et notre adolescent en remet une couche: «Toute autre action sera considérée comme une ingérence dans nos affaires internes.» À l’entente de cette phrase, les mercenaires postés sur les hauteurs des immeubles se retirent, pendant que les militaires restent sans voix. Kaneda fait ronfler les cylindres de sa bécane, effectue avec élégance un demi-tour mémorable, son amante l’embrasse fermement à la ceinture. Et, sous le regard impuissant du général et de son interprète, il affirme avec conviction qu’Akira est toujours vivant dans leur for intérieur. Kei ne dit pas un mot, elle offre juste des pupilles inquisitrices qui pourraient presque nous faire penser à celles qu’elle divulgua lors de sa première apparition dans le manga. Le jeune embraye, fait pétarader le moteur et démarre sur les chapeaux de roue, fardant son engin de lignes concentriques. L’américain est exaspéré, son impuissance se confond mélodieusement avec l’arrière-plan décrépi. Il regarde la moto passer sous cette banderole de dentelle avant de disparaître dans ce marasme urbain.
Kei et Kaneda sont à fond la caisse, il donne même l’impression de s’extraire du flux, à leur manière. Soudain, leurs yeux s’écarquillent, il remarque une personne tituber le long du trottoir: c’est le colonel, qui a l’air mal en point, mais qu’Otomo présente en contre-plongée afin de respecter sa fierté. Les jeunes s’arrêtent. Le militaire, soutenu par un bâton, leur fait comprendre, au travers d’un rictus empli de considération, que leur action est vraiment culottée. Notre adolescent lui demande alors de se joindre à eux, mais l’homme répond par la négative bien qu’il trouve l’offre intéressante. Ses jambes n’ont plus l’air de suivre, mais cette excuse n’est qu’un prétexte pour agir avec discrétion. Kei, d’un timbre de voix embelli d’admiration, le remercie de tout son cœur. Le colonel lui renvoie la réplique, avec la même admiration. Et les jeunes repartent à fond la caisse, le militaire les suit du regard, il émane de son visage un sourire rempli de joie et d’assurance. Si l’état de sa jambe n’était qu’une excuse pour rester inactif, il sait parfaitement qu’il doit passer le flambeau, qu’il doit confier son futur à cette jeunesse contre laquelle il aura tant bataillé. Lui, qui voulait contrôler Tetsuo pour contrôler Akira; lui, qui voulait contrôler tout Néo Tokyo pour protéger sa population; lui, qui voulait contrôler SOL pour cicatriser son orgueil, vient peut-être de comprendre, dans un doux minimalisme, que l’avenir du monde sera sûrement plus clément aux mains de cette adolescence décontrôlée. Le colonel est incontestablement le personnage central de l’œuvre, il fut un véritable père pour tous ces jeunes arrogants. Il se sera confronté à eux, sauvagement; il se sera inquiété pour eux, ouvertement; il se sera incliné face à eux, fébrilement; il aura frissonné avec eux, inexorablement; il se sera effondré devant eux, cruellement; il se sera réconcilié avec eux, forcément. Mais toujours il aura été à leurs côtés, présent telle une entité paternelle inviolable. Et le sourire qu’il exhibe à cet instant, empli de joie et d’assurance, prouve bien qu’il est conscient de tout ce qu’il a transmis à cette génération sacrifiée. Son visage, radieux, marque sa dernière apparition dans le manga, et il est beau, prépotent, humble, submergé d’un optimisme insatiable. Merci... merci mon Colonel...
Les chenilles d’un tank se mettent à vibrer, impossible de savoir dans quel sens elles tournent, mais on comprend parfaitement que l’engin regagne la baie de Tokyo. Ce qui laisserait supposer que la communication entre Kaneda et l’américain est très bien passée, ou tout du moins que le message a été cerné à sa juste valeur. Les scientifiques se surprennent de ce soudain vacarme ambiant et la lettre «A» s’expose à leurs regards consternés. Bernardi s’exclame alors: «Il a dit qu’Akira était toujours en vie...» Aurait-il mal écouté la phrase de Kaneda qui était pourtant claire? Le «俺達の中» (Oretachi no naka) lui aurait-il échappé? Je ne pense pas, le savant a parfaitement bien compris et interprété le message, et malgré la simplicité des mots, il a su capter toute la force du sous-entendu. Car oui, Akira est bel et bien vivant. Le charivari des bécanes se fait alors entendre. Mike, Dubrowsky, Simmons et Bernardi se retournent, captivés par cette inédite sonorité qui résonne telle une reviviscence systolique. Et nous retrouvons tous nos motards, à fond la caisse, noyés dans une marrée de lignes concentriques. Ils sont très vite rejoints par Kaneda qui s’approche de la caméra. Son sourire est loufoque, sa posture est combative, ses yeux, masqués par ses lunettes, sont espiègles. Il pousse son cri d’emportement. Derrière lui, Kei offre un regard pétrifiant, mortel, sublime. Sa pupille droite semble être le point de convergence de toute cette vélocité qui les entoure, elle est hypnotique et possède une force d’attraction si puissante que l’on ne voit finalement plus qu’elle dans l’image, et donc Elle. Décidément, les yeux de Kei auront été, tout au long du manga, le puits gravitationnel du récit, le gouffre émotionnel de la saga, la finalité même de ce courant invariant, le trou noir béant de cette folle épopée, en noir et blanc.
Le rugissement des bécanes arpente alors une avenue large et aérée. Il se dilue entre les gratte-ciel effrités dans des vignettes étouffantes de détails et asphyxiantes d’une déconstruction annoncée. Je souhaite d’ailleurs profiter de ces deux sublimes images pour remercier Yasumitsu Suetake, Makoto Shiosaki, et Satoshi Takabatake, les assistants d’Otomo durant l’élaboration du manga. Je souhaite les remercier pour avoir urbanisé Akira dans la plus succulente des osmoses, d’avoir noyé le récit dans un bouillonnement structurel déconcertant, d’avoir architecturé les cadrages dans une composition avant-gardiste et onirique, et d’avoir su escorter l’œuvre à son niveau stratosphérico-transcendantal. Merci à vous, aussi... Notre bande de motards, avec Kaneda à sa tête comme s’il ne fallait surtout pas bousculer les habitudes, pénètre alors dans un tunnel. Notre jeune est concentré dans sa conduite, Kei contemple le béton défilé sous ses yeux. Voir nos deux tourtereaux ainsi, si proche l’un de l’autre, leurs profils embellis par ce sourire épanoui, ne peut que nous envahir d’une joie intrinsèquement profonde. Soudain, un pneumatique s’expose à droite de notre héros, il réagit et ses lunettes se dissipent lentement. Les iris maintenant dégarnis, Kaneda voit Yamagata sur sa grosse cylindrée qui l’observe avec jovialité. C’est ensuite sur sa gauche qu’apparaît une roue avant, il s’étonne. Le visage passif et stoïque de Kei prouve bien que ce qui se produit à cet instant précis ne touche que Kaneda et lui seul, comme s’il s’immisçait, intimement, dans un Nouveau Monde, à moins que ses facultés sensitives aient atteint un certain degré de virtuosité. Il remarque alors Tetsuo, sur sa moto, le devancer. Ce dernier lui lance un regard espiègle et complice. Et les deux spectres prennent la tête du cortège, Kaneda ne bronche pas et maintient sa cadence.
À la sortie du tunnel, les deux jeunes se fondent dans l’asphalte resplendissant avant de disparaître. Face à eux, les ruines de la cité donnent l’impression de se restructurer. La double page suivante poursuit le travelling de la caméra, les buildings encadrant l’avenue sont maintenant intégralement sur pied, seule leur base termine leur élaboration sous un nuage de poussière. La ville reconstruite est imposante, corpulente et suffocante, mais il se dégage en elle un air de nouveauté, de fraicheur et de grandeur qui ne peut nous laisser indifférents. Sur le bitume rayé de la rue, les motards filent à toute vitesse vers un horizon lumineux et empli d’un espoir pénétrant: ils donnent vraiment l’impression de s’extraire du courant invariant, ou plutôt d’accepter son absurde existence. Les jeunes, sur leur moto, paraissent minuscules face à cet urbanisme démentiel, mais leur attroupement n’en reste pas moins le centre d’attraction de l’image. Ce qui fait que l’on ne voit qu’eux et non ces bâtiments surdétaillés, on ne perçoit que leur essence et non celle de ce bitume déconcertant, on ne sent que leur désinvolture et non cette surcharge de ligne architecturale. On ne sent finalement que leur évulsion, fugace et fougueuse, insolente et passionnelle, vers un futur qu’ils ne manqueront pas d’écrire, avec des mots simples. La composition anodine de cette illustration nous donne vraiment l’impression que ce changement tant attendu est en train de se produire, à ce moment présent, sous nos yeux. La position basse de l’horizon nous fait subliminalement comprendre que ce choix d’évolution, qui semblait si effrayant aux premiers abords, n’en est maintenant plus un. La contre-plongée extravagante de ce cadrage cinématographique nous dicte, finalement, peut-être, que tout a déjà commencé. Notre regard, viscéralement attiré par cette jeunesse désinvolte, s’humecte de deviner que jamais cette dernière ne se retournera vers le passé, jamais elle ne cessera de suivre ses rêves, jamais elle ne s’abandonnera et abandonnera. Au contraire, elle semble plutôt pleinement consciente de sa vie, de sa révolte et de sa liberté. Oui! cette jeunesse, munie d’un potentiel et d’une volonté insoupçonnée, jamais ne se laissera embourber par l’inéluctabilité, jamais elle ne mettra en doute la validité de ses choix, jamais elle ne maculera ce tournant initié par Akira. Éternellement et fatalement unie par leur amitié, cette jeunesse, arrogante et décontrôlée, est, indéniablement, invariablement, irrévocablement, le futur de l’Humanité.
L’épisode 120, sorti dans les pages de Young Magazine le 25 juin 1990 marque la fin du manga, et donc celle du sixième tome Deluxe, qui sera publié par la Kodansha le 23 mars 1993. Près de trois années d’attente donc entre la sortie magazine et celle du manga final, un retard essentiellement dû à pas mal de rajouts de la part de l’auteur, et sûrement à de grosses prises de tête! Ce volume s’intitule Kaneda, ce qui semble normal étant donné que la fin de l’histoire est surtout marquée par sa consécration. Et vu que le premier tome s’appelait Tetsuo, il fallait bien que les prénoms de ces deux meilleurs amis du monde englobent l’ouvrage dans sa totalité. Pour la première de couverture, nous y voyons un cadrage serré sur les gradins du stade avec Kei, Kai et Kaneda, proche de la Security Ball, en train de poindre leur regard sur numéro 41. À l’instar du Tome 1 et 3, Otomo va user de tons chauds pour enjoliver cette scène qui ne s’est pas produite au sein de l’histoire, vu que nos trois personnages ne se sont jamais retrouvés ensemble.
Pour la couverture cartonnée, Katsuhiro va réutiliser la dernière image du manga et l’embellir d’une dominante orangée. Tout comme le tome 5, pas d’illustration originale, même s’il est impossible de savoir quel était le rôle initial de cette image: terminer le récit, ou l’ornementer... Sûrement les deux!
Il nous arrive fréquemment, surtout à un âge avancé, de nous poser cette question existentielle. À savoir : si nous devions refaire notre vie, qu’est-ce que nous changerions à son déroulement. Étant un grand adepte de l’absurde, je n’aurais bien évidemment, au sujet de la mienne, rien changé, car je suis parfaitement conscient que, quels que soient les changements apportés, elle serait restée la même, embourbée dans cette absurdité si douce et si subtile à mon cœur. Cependant, s’il y a bien une chose que j’aurais aimée, c’est d’avoir été au Japon, à Tokyo, à la fin de l’année 1982, afin de vivre la sortie d’Akira, en direct, en live. J’aurais véritablement aimé être témoin de son commencement, être dépendant de ses publications bimensuelles, être impatient de découvrir son cheminement successif. J’ai un peu vécu toutes ces sensations lors de sa parution française chez Glénat, mais cela est néanmoins resté très différent, parce que trop décousu dans le temps, et surtout, ce n’était pas du direct. Car je pense sincèrement qu’une lecture douce et lente d’Akira (20 pages toutes les 2 semaines) est nécessaire pour appréhender au mieux l’œuvre. Elle est essentielle pour se laisser imprégner par cette tension et cette incompréhension croissante qui caractérisaient l’histoire à ses débuts. Mais surtout, elle est primordiale pour cerner à sa plus juste valeur les souffrances de Tetsuo, chose qui semble assez épineuse à percevoir au travers d’un bouquinage vif et intensif. Durant toute l’analyse, j’ai tâché de respecter cette indolente narration, en vue d’offrir cette interprétation crue et contradictoire si propre au récit. Mais cela reste toujours difficile à mettre en place, surtout lorsque l’on connaît la fin. C’est pour cette raison que j’aurais aimé avoir été là-bas, à Tokyo, au crépuscule de l’année 1982. Mais malheureusement, ce ne fut pas le cas. De plus, vivre les publications d’Akira en direct depuis le Young Magazine, aurait peut-être permis de mieux cerner l’histoire originelle que souhaitait conter Otomo au tout début, et donc de percevoir au plus juste ce moment clivant qui fit chavirer cette comptine de 200 pages en une épique saga de plus de 2000 planches. Pendant l’analyse, j’ai positionné cet instant au niveau des épisodes 7 et 8, soit environ après trois mois d’existence. Entre ce face-à-face mémorable qui suivit l’altercation contre les clowns, cette défenestration poétique à l’internat, et cette apparition fantasmagorique d’un Kaneda enflammé, on sentit, au travers de cette trentaine de pages, que tout avait basculé pour durer, longuement. Or, ce changement brutal de logique narrative ne pouvait pas être dû à un caprice d’Otomo. Non ! Ce clivage évident ne pouvait être dû qu’à un succès notoire et fulgurant de son récit. Eh oui ! Akira, dès ses débuts, a été victime d’une réussite éditoriale foudroyante. Et être témoin, acteur ou spectateur de cette « foudroyance » aurait été une raison supplémentaire d’avoir viscéralement tant désiré être présent, physiquement, dans ce Japon des années 82. Car inconsciemment, vivre en direct le succès immédiat d’Akira, c’est aussi, peut-être, assister à l’avènement d’Otomo.
D’ailleurs, il est très intéressant de ressentir ce changement brutal de logique narrative au travers de l’occurrence quantitative des personnages dans l’histoire. Sur le tableau que j’expose ci-dessus, vous trouverez le nombre d’apparitions de chaque protagoniste tout au long de la saga. J’ai volontairement décomposé le tome 1 en trois sous-parties afin, tout justement, de mieux comprendre cette logique. On remarque que durant les cinq premiers épisodes, ce qui représente 100 pages, donc en gros la moitié de ce qu’aurait dû constituer cette comptine originelle, il y a 537 vignettes, et que les intervenants les plus affichés sont Kaneda avec 174 exhibitions, Ryu avec 87, Takashi avec 84 et Kei avec 62. La simple lecture de ces chiffres, couplée à la performance de nos quatre protagonistes, nous pousserait à conclure que Kaneda est le personnage central du récit. Son visage est le premier qui nous est dévoilé, sa moto est différente des autres et attire tout de suite le regard (même si la mécanique n’a aucune importance à ce moment de la partie) ; il devance toujours le cortège, que ce soit sur route ou dans les halls de l’école ; il prend des initiatives, c’est lui qui fonce sur Takashi pour lui donner une leçon, c’est lui qui s’approche de Kei pour la draguer, c’est lui qui s’empare du flingue de l’anarchiste pour focaliser son attention. Bref, en plus de son exhibition excessive (presque 1 vignette sur 3), son rôle dans l’histoire est central. Ensuite, nous avons Ryu qui offre dès le début une posture délicate et subtile. On a en effet du mal à s’imaginer qu’il est le deuxième personnage le plus représenté de ces 100 pages initiales. Pourtant, ses apparitions sont efficaces et son évidente maturité vient joliment contrebalancer l’insouciance de Kaneda. Son design nous est familier, car identique aux protagonistes des comptines passées d’Otomo. Sa gestuelle est précise et infaillible (il met quand même en déroute les soldats de l’armée), mais surtout, c’est lui qui prononce pour la première fois le nom d’Akira, ce qui le propulse automatiquement au rang des personnages essentiels : il sait et connaît des choses que le lecteur ne peut, pour l’instant, entrevoir. Takashi, quant à lui, représente cette incompréhension qui se voulait être le fil conducteur du récit. C’est un vieux au corps d’enfant, c’est un enfant à la tête de vieillard, il disparaît comme par magie, il est l’enjeu d’une course poursuite entre des individus lambda et les forces de l’ordre. Il peut nous faire penser parfois (et de façon très furtive) à Cho San, et il semble être lié à Akira qui reste malgré tout le titre de l’œuvre. Dès le début, donc, numéro 26 est le centre d’attention de l’histoire, tous les regards sont tournés vers lui, il est l’objet d’une traque et d’une quête qui accentue habilement l’incompréhension de cette mini saga. Et pour finir, Kei a l’air de se positionner comme la touche féminine qui vient perturber cet attroupement anormal de mâles. Cependant, sa présentation nous est faite sur une demi-planche qui, si on omet les pleines pages, ou autres doubles pages, qui servirent d’introduction au manga, est la première vignette de cette taille à nous être proposée. Un fait tout aussi marquant est son exécution à bout portant (exposée également au travers de 2 cases imposantes) qui reste à jamais gravé dans nos mémoires tant sa mise en scène fut brute et déconcertante. Mais surtout, c’est durant cette intervention musclée que l’on vit pour la première fois ces faisceaux de lumière calligraphier les planches de leur mouvance harmonieuse. De plus, dès les débuts, on sent la jeune femme s’initier dans un triangle amoureux qui fortifie habilement le poids romanesque de leur relation. Donc, au 21 février 1983, date de sortie de l’épisode 5 (qui se termine, je le rappelle, après la traque de Takashi dans le canal), Akira présente une base solide, avec des protagonistes forts et une narration précise. À la moitié de ce récit originel, il nous est tout simplement impossible de savoir comment tout pourrait se conclure, mais on devine clairement comment tout a commencé. Hormis le colonel et Masaru qui viennent colorer la fin de ce premier acte dans le but d’intensifier cette incompréhension, les autres personnages sont tous secondaires. Kai et Yamagata sont placés au troisième plan et Tetsuo disparaît totalement après l’accident, vu que cet événement n’est là que pour introduire Takashi. D’ailleurs, il est difficile de savoir si Tetsuo est encore présent dans la mémoire des lecteurs suite à ces deux mois de diffusion. Bref, après 5 épisodes, Akira suit son cours, et aucun facteur externe ne semble perturber la logique éditoriale dans laquelle il se trouve.
Cependant, lorsque nous nous intéressons à ce que l’on pourrait nommer la deuxième partie de ce tome 1, c’est-à-dire les 7 chapitres postérieurs (qui se terminent quand Kaneda et Kei quittent le complexe olympique après l’altercation dans les égouts), on se retrouve face à une prestance théâtrale très différente. Tout d’abord, Takashi a totalement disparu du récit. Lui, qui était le point d’attraction, est devenu aussi invisible que l’eau du Huascarán. Ryu a énormément perdu en protagonisme, bien que ses interventions restent importantes pour le déroulement de l’histoire. Le colonel est plus actif, et sa présence renforce la dimension politique du scénario (fait accentué avec la subtile apparition de Nezu). Kaneda est toujours très abondant sur les planches, et même si nous reviendrons ultérieurement sur cette particularité, cela confirme sa position centrale dans le récit. Kei maintient son rythme, qui n’en demeure pas moins très sous terrain. En revanche, Tetsuo refait surface et s’accapare soudainement de l’intrigue.
Indubitablement, tout ceci ne pourrait être qu’une suite logique de la narration d’Otomo, cependant, ces brusques modifications démontrent un changement évident dans cette même logique narrative. Et en effet, le fait de retrouver immédiatement Tetsuo, sur la première planche de l’épisode 6, prouve que l’accident du début du récit n’était pas là que pour introduire numéro 26. Noter la joie de Kaneda quand il revoit son ami atteste d’une intimité forte entre ces deux personnages, sensation que l’on n’avait absolument pas ressentie au début du manga, surtout en constatant à quel point notre héros se foutait royalement de son camarade blessé. Pour rester avec Kaneda, son bichonnage avec l’infirmière de l’école confirme son arrogance et son caractère central. Ceci dit, la futilité de cette scène démontre qu’à ce stade d’écriture, Otomo était toujours embringué dans sa comptine de 200 pages. Cependant, tout semble basculer sur les planches suivantes. Déjà, elles s’introduisent sur l’un des dessins les plus emblématiques de l’œuvre : une bouche grande ouverte accueillant une amphétamine. Et les six pages subséquentes exaltent cette course poursuite dans la capitale nocturne, joliment entrecoupée par la conversation entre le colonel et le docteur. Bien évidemment, toutes ces planches font partie de l’épisode 6, et sont donc sorties en même temps dans le Young Magazine du 7 mars 1983. Mais ces sept dernières pages sont cruciales, elles dégagent une tension phénoménale et poussent le lecteur dans une corrosive impatience d’être face au chapitre suivant. Tous les ingrédients sont présents : les jeunes sont dopés, Kaneda lance le coup d’envoi, la focale s’élargit, le mugissement des gros cubes domine l’acoustique. Et lorsque le crépuscule s’éclipse, le docteur nous fait clairement savoir que Tetsuo est singulier, qu’il semble même primordial. Dans les rues de la capitale, c’est l’extase, les deux roues défilent avec frénésie, les vignettes s’enchaînent dans une cinétique cinématographique folle et enivrante. Du grand art ! Otomo avait déjà mis en scène des courses de moto dans l’épisode 1, mais la persistance de cadrages obliques avait rendu sa lecture émétique et frivole. Ici, sur les dernières planches du sixième chapitre, nous sommes en immersion totale, intégralement noyés par ces lignes concentriques, tels des acteurs privilégiés de cette cavalcade. Mais surtout, tout s’arrête avec un plan zébré sur Tetsuo alors recherché par les forces de l’ordre. Il est seul, son sourire s’aromatise d’une certaine fierté, ce qui consolide, de façon bien poétique, son apparente singularité.
Dans l’univers du manga et de l’édition, tout va très vite, ce qui sous-entend parfaitement que lors de l’ébauche du septième épisode, Otomo a dû se retrouver informé de l’impact que procura sa comptine, et de l’impatience frénétique de ses lecteurs. Bien sûr, ce serait très présomptueux de s’imaginer que Katsuhiro changea précipitamment de plan narratif à l’écoute de telles informations. Cependant, le chapitre 7, sorti en plein équinoxe de printemps, prolonge cette folle course-poursuite dans ce Néo Tokyo nocturne. Les cases sont toujours aussi rayées, la tension toujours aussi palpitante. Mais soudain, tout se gèle, Tetsuo est pris en chasse par les clowns et chute, avec maestria, pour la seconde fois. Sur à peine cinq planches, Otomo nous exhibe tout son talent d’écrivain. Entre ce statisme ostentatoire, cette tension silencieuse, ce rebondissement expéditif et cette violence crue, Katsuhiro fait défiler les émotions et engouffre son lecteur dans une torpeur jouissive, comme s’il voulait lui transmettre un message subliminal. Et lorsqu’il conclut cette cavalcade par ce face-à-face atemporel entre Kaneda et Tetsuo, on sent que le message n’est pas si infraliminal qu’il n’y paraît ! Impossible pour moi, en voyant ces deux visages, de ne pas penser à ceux que nous contemplerons à la fin du manga. Je reste persuadé qu’en esquissant ces deux profils, Otomo était conscient qu’il avait intégralement changé la structure narrative de son récit. À cet instant, je suis convaincu qu’il sait que son histoire ne fera plus 200 pages. Il ne sait pas combien elle en fera, il ne sait pas non plus quand tout cela se terminera, mais il sait comment ça se terminera. Et ce sentiment semble nous être confirmé par la suite, toujours durant l’épisode 7…
Depuis le début de l’épopée, Akira se résume à une alternance entre des scènes noctambules dans la capitale, et des moments de vie à l’école. Et tout justement, au lendemain de ce face-à-face nocturne, nous rejoignons l’internat, comme pour parfaire cette alternance. Mais la manière dont Kaneda s’éjecte de l’établissement nous prouve qu’il n’y mettra plus les pieds et, de ce fait, offre une véritable cassure dans la logique narrative. C’est donc à cet instant, situé entre l’épisode 6 et 7, que tout a basculé, qu’Otomo s’est retrouvé embringué dans quelque chose d’incontrôlable, que sa petite histoire anodine est devenue cette saga culte que nous connaissons tous. Et comme pour accentuer cette certitude, le chapitre 8 se clôt sur la vision spectrale d’un Kaneda en flamme dans la planque des anarchistes, vision enclenchée par Tetsuo. À partir de maintenant, tout est clair, le manga Akira va durer, Otomo va assumer cette chose incontrôlable, et la relation intrinsèque qui unit nos deux héros en sera le thème principal. Bien sûr, ceci n’est qu’une spéculation de ma part, qui plus est, est enjolivée par ma douce fantaisie. Mais comme expliqué précédemment, n’ayant pas pu vivre la sortie d’Akira en live et en direct, il faut bien que j’imagine à quoi aurait pu ressembler mon patron émotionnel si j’avais été à Tokyo à l’aube de l’année 1983.
Mais revenons sur cette corrélation entre la logique narrative du récit et l’apparition de nos héros dans les pages du manga. Kaneda est toujours aussi intrusif, même si sa présence baisse à la fin du tome 1 au détriment de celle de Tetsuo. Le colonel et Kei maintiennent leur fréquence du début ; Ryu, lui, chute considérablement. De plus, si nous prolongeons la lecture de ces chiffres, nous constatons que Kaneda, tout au long des 6 volumes de la BD, reste en première position (sauf dans le quatrième manga où il est absent). Dans l’ensemble de l’œuvre, il se manifeste 1.956 fois sur un total de 11.797 cases, ce qui fait quand même une vignette sur six, alors que Tetsuo s’exhibe toutes les neuf cases et Kei toutes les sept (je pense qu’il est important de préciser, et le tableau nous le montre bien, que Kei est le seul personnage à présenter une certaine constance dans ses apparitions durant les six tomes). Maintenant, si nous nous focalisons sur la forme, on remarque que Kaneda se dévoile souvent au cœur de pages très découpées, de façon bien frénétique, comme l’exige son développement. C’est peut-être fou de dire cela, mais jamais notre héros n’a eu l’honneur d’être exposé sur une case d’une demi-planche ou de deux tiers de planche. Sa première manifestation sous ce format se fait dans le volume 4 (où il est pourtant absent) lorsque son spectre enflammé surgit face à Kei dans le monastère de Miyako. Plus qu’une vignette dédiée à sa propre personne, cela reste surtout un visuel pour matérialiser la rencontre avec sa compagne. Sa deuxième apparition sous cette dimension se fera durant le tome 5, quand il roulera une profonde pelle à son amante. Là aussi, une image plus centrée sur sa relation avec la jeune femme plutôt qu’à lui seul. Par la suite, surtout lors du sixième volume, les parutions de Kaneda se feront sous un format plus conséquent. Mais avant ça, jamais il n’aura eu ce privilège, jamais il ne se sera exhibé en grand format, jamais il ne se sera exposé en haute définition. Ce qui peut nous laisser perplexes, car, dès le début de l’histoire, tous nos protagonistes ont eu cet honneur de transparaître dans une hauteur supérieure ou égale à la demi-page : Takashi, Masaru, Kei, Miyako… mais jamais Kaneda ! Pourtant, Tetsuo, tout au long de la saga, a été dessiné 17 fois sur une demi-page, 22 fois au format deux tiers, 3 fois sur une pleine page, il sera d’ailleurs le seul à avoir cette exclusivité d’apparaître sur une double planche. Et ses exhibitions grandioses seront constantes durant tout le récit, en tout cas à partir de la fin du premier tome. Tout ceci fait incontestablement de Tetsuo, et de loin, le personnage le mieux exposé de la BD, celui qui se sera affiché dans la meilleure définition, dans la meilleure résolution. Même dans le volume 3 où il est absent, il sut malgré tout se montrer dans ce format.
Globalement, Akira est un manga moyennement découpé, avec en gros 5,5 cases par planches (seul le tome 6 propose une baisse significative vu l’abondance des doubles pages qu’il présente). Cependant, beaucoup sont celles qui dépassèrent les 10 vignettes, surtout au début de l’histoire. Afin de lui donner une dynamique cinématographique, Otomo s’est facilement laissé aller à cette mise en scène fragmentée, autre facteur non négligeable du succès fulgurant de son œuvre. On se souvient tous de ces pages, copieusement subdivisées, apparues dans la planque des anarchistes, dans la piaule chez Harukiya, ou dans les souterrains proches de la base secrète. Et en y regardant de plus près, on constate que toutes ces situations surdécoupées avaient pour protagoniste principal Kaneda. Ce qui permit à notre héros d’exhiber ses mimiques faciales, huit, neuf, voire dix fois sur une seule planche. Cela explique maintenant pourquoi notre jeune badass fut tant étalé au sein du manga, l’abondance de telles pages a fortement favorisé ses statistiques ! D’ailleurs, la segmentation frénétique de ses vignettes avait peut-être pour unique objectif un tel affichage.
Ceci dit, au cœur de cette profusion de mises en scène synoptique qui surent s’épandre tout au long de l’histoire, nous pûmes apprécier pas mal de planches composées de trois vignettes. On se souvient notamment de celle présentant l’internat, celle où Takashi brise la vitrine, celle qui conclut l’altercation dans le canal, où encore celle de Kei dévalant dans les souterrains. Maintenant, la première page qui offrit une découpe en deux cases, et donc proposa une véritable rupture dans cette confection narrative précise, c’est celle nous montrant Tetsuo sur son chopper, afin d’inaugurer la guerre des gangs. Par la suite, il y aura 46 planches composées de deux vignettes, ce qui n’est pas négligeable au sein d’un récit de 2.162 pages (celles constituées de trois cases doivent être cinq fois plus abondantes). Et la première de cette longue série, je me répète, fut celle de Tetsuo, sur son chopper. Donc, en plus d’être la figure la mieux exposée du manga, notre héros est aussi celui qui introduit cette nouvelle forme discursive, plongeant le lecteur dans une dimension encore inconnue. Et cette manière de montrer, en grand format, se focalisera essentiellement sur sa personne, vu que la majorité des dessins d’une telle dimension sera avant tout dédiée aux décors et à l’architecture.
Durant toute la saga donc (avec les cinq premiers épisodes en moins), Akira nous peint deux individualités de façon totalement différente. Kaneda, le quantitatif, qui apparaît dans de multiples scènes éclectiques, qui exhibe sa frimousse dans des planches assidûment découpées, afin de répondre à son écriture : celle d’un jeune arrogant qui se retrouve, sûrement malgré lui, dans des situations non souhaitées par sa personne. Et Tetsuo, le qualitatif, qui se fera le porte-parole du talent d’Otomo, se révélant, de-ci de-là, en grand format, en haute définition, afin de répondre, lui aussi, à son écriture : celle d’un chétif adolescent, abandonné à deux reprises, et qui se retrouvera, encore une fois malgré lui, embringué dans un processus évolutif qu’il ne désirait pas. Cette manière de nous présenter les deux personnages clés de son récit est suffisamment évidente pour ne pas être niée, c’est un choix clair et délibéré d’Otomo. Et toute son histoire s’appuiera, non pas sur cette dualité (je refuse ce schéma relationnel entre nos deux jeunes), mais sur cet